S’il vous plaît, les auteurs, ça va bien avec vos phrases courtes ! Et surtout, arrêtez de vous raconter ! Le monde n’en a rien à foutre de vos problèmes, de vos jactances et de vos élucubrations autobiographiques. Certains auteurs, que je ne citerai pas mais qu’il est facile de reconnaître, en ont fait une marque de fabrique. Ils se racontent à longueur de pages, l’effet miroir du lecteur paraît-il.
Quand on ne sait pas quoi dire, on se raconte.
Et tout cela vient ajouter au bruit, au grand capharnaüm, à
la fureur et à l’inanité de notre temps.
Et vous, les éditeurs, qu’attendez-vous pour siffler la fin
de la récré, pour mettre fin à cette pseudo modernité ? C’en est devenu totalement
exaspérant. On lit comme on court, haletant d’une phrase à l’autre, comme si l’air
allait nous manquer, une lecture spasmée d’asthmatique, on court d’un point à l’autre,
vers le suivant et encore le suivant. Point devant, de côté, autour, points
partout, points de jean-foutre.
Je n’y arrive plus. J’ouvre un livre, je ne remarque pas nécessairement
tout de suite et tout à coup, l’envie d’en rester là s’impose, le bouquin s’éteint
comme un oubli. Je le referme et comprends : encore cette écriture
syllabique, effrénée, encore ces phrases à trois mots comme produits à trois
balles. Tout ce qui est publié aujourd’hui ou presque est du même tabac : deux
phrases par ligne, parfois trois. Ce n’est plus de la lecture, c’est du télégraphe.
Vous avez remarqué, c’est contagieux.
Ne savent-ils plus le plaisir du rythme dans la phrase, de l’allitération
et de la divagation, du plaisir qui s’étire, se perd, se cherche et qui n’en finit
plus, le plaisir qui vagabonde et se construit avec les secondes qui passent et
pourquoi pas les minutes ? La beauté d’une phrase longiligne, méandreuse, aboulique, à la démarche cadencée,
au lieu de ces petits tas nerveux, fuyant, rabougris, bégayant presque. La
beauté d’une phrase si longue, si pleine, si dense, qu’on peine à la voir dans
son entier, une pensée qu’on ne peut qu’entrevoir, accompagner sans maîtriser, la
découvrir patiemment, lentement, au fur et à mesure des détours et des contours
et s’y perdre, ne jamais en voir la fin, exactement comme l’auteur l’a écrite, comme
se découvre un visage, une hanche, un corps.
Encore une fois, je ne me sens pas de ce monde, il m’échappe. Je suis de moins en moins de ce monde, ce n’est pas moi qui m’éloigne, c’est lui qui s’enfuit. Je ne sais trop où il va, dans son glissando de certitudes, de bien-pensance technologique, de manipulations et de vérités toutes faites. Plus c’est gros, plus ça passe, l’impudence est de mise, nous sommes dans l’ère de la formule, la catch-phrase comme ils disent. Quant à moi, je résiste. J’hésite, je prends mon temps, je prends le parti du temps, je choisis, je cherche. Sur trois livres entrepris j’en finis deux et n’en aime aucun. Il faut attendre, longtemps chercher, se méfier des best-sellers comme de la peste (le sont-ils vraiment d’ailleurs, on n’est plus sûrs de rien), piocher au hasard des rencontres, des pages feuilletées, s’essayer à nouveau jusqu’à, enfin, rencontrer un auteur. Celui-là, une fois trouvé, on ne le lâche plus (Alain Emery ou Ito Ogawa par exemple). La joie étonnée du prospecteur d’or quand il trouve une mine, une écriture qui exhale puissance ou silence immémorable de l'instant, plaisir, rythme, style, quelque chose de l’ordre, oui de l’ordre, d’Hugo, de Balzac, de Zola ou Gary, quelque chose qui vous chope, vous enveloppe, vous attrape, vous transporte, vous brutalise presque autant qu’elle vous réjouit. Un talent en quelque sorte, qui pèse les mots et n’a pas peur de la phrase.
Il y a tant et tant d’insignifiance dans le monde de l’édition
qu’on en vient à réaliser que ça n’est pas, ne peut être, le fruit du hasard,
ce n’est pas possible. Tout cela est toléré, digéré, voulu, orchestré, un bien
grand mot pour une aussi petite chose, dans les méandres intestinaux du marketing
éditorial. Où sont les grandes maisons,
où sont passés le rythme, le parfum, le plaisir, l’exigence, le raffinement des
choses qu’il faut aller chercher plus qu’elles ne s’offrent, la découverte d’une
littérature lente et précieuse, qui surprend, qui pèse autant qu’elle nourrit. Combien
de livres vont demeurer au-delà de l’année littéraire, combien ? Combien
auront fait autre chose que ricocher sur les goûts des éditeurs et les couleurs
du temps, sur les désirs de lecteurs en mal de sensations, d’images choc, de
répétition et de pensée courte ? Tout, absolument tout, jusqu’aux livres,
est prémâché, prédigéré. Une succession de phrases courtes fait la lecture sans
fatigue et sans effort, le cinéma perso à coup de répétitions d’images placardées
et de formules travaillées (ah ! les formules ! le nectar de la
littérature post-moderne !)… Bientôt vingt-cinq à la seconde, on y sera.
Je suis navré mais c’est affligeant. On n’a jamais autant
écrit, autant publié, autant traduit et si peu transmis, si peu imprimé le temps
des choses et des êtres. Avant, la littérature imprimait le temps, elle faisait
l’époque. Aujourd’hui elle la date et on passe à autre chose. On parcourt des
pages comme on s’enduit d’un parfum ou d’un autobronzant pour une rencontre à
la va vite : on se fait un livre comme un site touristique, une bouffe, une
gonzesse ou un mec. « T’as lu le dernier machin chose ? » De toutes
les façons, rencontre sans préambule et sans lendemain, coït sans patience, attente
ou perspectives (combien de vraies rencontres sur les sites du même nom, qu'attendre des rentrées littéraires ?),
des livres comme des aventures sans lendemain, coups vite et mal faits suivis d’une ronflette digestive
ou d’un coup de gnôle avant de passer au suivant. Et tout ça savamment
entretenu par une kyrielle de pseudo-événements, pour relever (cacher plutôt) l’ordinaire :
Le dernier ceci, le prix cela et des bandeaux rouges à tout-va. Prix des
lectrices, des lecteurs, des jeunes, des seniors, des lycéens et j’en passe. Abasourdir
nos esprits sous des couches multiples d’insignifiance, comme on les vaporise d’alcools
forts, digressions éphémères d’un temps qui ne laisse rien d’autre que l’envie
douce-amère d’y retourner vite, qui ne dit rien des hommes que leurs passades,
leurs faux problèmes, leurs fantasmes et les nourrit de leur propre vacuité.
Franchement, il y a de quoi être consterné. Combien les éditeurs
malmènent leurs lecteurs bien plus que leurs auteurs, dans le marketing du
grand foutoir. Quand on donne à lire aux gens ce qu’ils attendent, ne pas s’étonner
que l’édition s’y perde, littérature sans âme, sans rythme et sans saveur. Le
point de ponctuation érigé en art, en camisole d’une pensée étouffée,
raréfiée, point qui a digéré la virgule, signant le hoquet en borborygme et l’arrêt
de mort de la construction réflexive au profit du propos vagabond. Comme noyé, on y cherche
la profondeur comme d’autres l’air, dans l’asphyxie des neurones et la syncope des
synapses . Quand tout se succède à lui-même dans une bousculade scandée de
salsa, il ne faut pas s’étonner que la réflexion parte à vau-l’eau.
Alors bien sûr, on en vient à parler d’intelligence
artificielle. Bien sûr, c’est le temps qui veut ça.
Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, ici comme
ailleurs règne l’obsolescence programmée. Ici plus qu’ailleurs, rien ne dure,
rien ne reste, ici on préfère l’odeur qui s’impose au parfum qui se cherche et
qui dure. Combien de livres dureront plus que la vie de leurs auteurs ?
Que dis-je, la vie, celle des livres est dorénavant aussi courte qu’une saute d’humeur.
Consommez messieurs-dames, consommez, finissez vite vos ouvrages, saoulez-vous
de mots dans le gymkhana transpirant de phrases aussi nerveuses et agitées que
bras et jambes en disco, de toutes les façons, demain, vous aurez encore faim.
Vous aurez remarqué, j’ai dit ouvrage et non œuvre. Parce qu’il
ne s’agit pas de cela, il ne s’agit pas d’une œuvre, rien de cela dans ce
brouet de phrases étiques, bricolées et réduites à leur plus simple expression.
Tout au plus un air du temps et ce n’est pas un compliment.