- « Ça se
mérite, hein ? »
Sa
question n’appelle pas vraiment de réponse mais je lui décoche un sourire
entendu. Fatigué mais entendu, le sourire qu’on fait à une remarque bienvenue.
Je fais celui qui acquiesce, bonhomme, j’en profite pour accepter lâchement
l’invitation implicite à la petite halte que je n’espérais plus. Plus que
bienvenue, en fait, elle s’impose, cette halte à laquelle je me refusais de
penser encore quelques secondes plus tôt. Ne jamais s’arrêter. Si on commence
quand on monte, on n’arrête plus, c’est le cas de le dire. C’est tout le rythme
qui fout le camp à vaux l’eau. Je sais d’ailleurs que c’était exactement
l’intention derrière l’interjection : me faire stopper et se fabriquer à coups
hachés de conversation une raison pour souffler un peu.
Nous
sommes plantés là au milieu du raidillon, le petit virage sec en équilibre,
trois ou quatre pierres dodues, lisses et pentues juste ce qu’il faut pour une
glissade, un endroit où précisément il faudrait continuer, s’arrêter plus tard
une fois qu’on l’a passé : pierres branlantes après pierres plates, rochers à
glisser, cailloux à grimper et se faire mal, par-dessus le tout, pierres
toujours plus hautes les unes que les autres. Le cœur qui bat la chamade et les
jambes qui n’en peuvent mais. La tremblote n’est pas loin. La tête ? Il vaut
mieux ne pas y penser. Chasser les idées, n’en laisser qu’une : avancer. Et le
soleil par-dessus, qui tape et se marre de nous voir suer.
Je ne
sais pas pourquoi mais c’est plus difficile que je m’y attendais. Elle est plus
raide que prévue cette balade de fin d’hiver, ou de début d’été comme le dit
mon compère d’infortune. « Ça se mérite, hein ! » Un peu que ça se mérite. Oui,
mais quoi au juste ? Le sommet pas bien loin, la sortie aux premiers beaux jours
? Le plaisir d’en finir ? le repas qui va suivre ? La redescente ensuite ? Va
savoir. Ce qui est sûr, c’est qu’on sera contents une fois en haut, derrière le
petit ressaut, là, à portée de voix. Encore vingt à trente mètres de dénivelé,
quarante peut-être. On va y arriver mais en attendant il y a deux essoufflés en
pleine pente qui se font un brin de causette, histoire de se reposer, se
refaire une santé. On n’est pas pressés d’y revenir à ce raidillon en lacets,
cette chenille où tous ceux qui montent peinent, alors que déjà quelques
cavalcades dévalent le chemin du retour. Alors on triche, on s’invente une
conversation, un sujet d’intérêt pour retarder le moment d’y retourner.
Lui,
c’est Charlie, je découvrirai son prénom tout à l’heure, au moment de se quitter.
Tête ronde, cheveux gris très courts, drus paillasson, petits yeux ronds
bleu-gris, assez rapprochés sous un front rayé profond. Pas très grand, plutôt
râblé. Genre prof de gym en retraite. Ou militaire. Il porte un long sac à dos
noir à larges bandes latérales jaune vif. « Vous au moins, vous avez un sac
léger » (bon, d’accord, si on veut !) « Moi je monte tout mon matos pour deux
jours ! » Il monte pour l’ouverture de la pêche. « Des saumons des fontaines,
comme ça ! » (il pose le bâton pour montrer. J’opine du chef comme il se doit,
ça m’évite de parler tout en ayant l’air intéressé) « et des truites ! Vous
verriez leur robe ! Noire avec des tâches orange comme ça» (autre geste, des
doigts cette fois, pouce contre l’index, autre opinement du chef).
Le petit
raidillon en question, c’est la phase finale de la balade de l’Espingo. Un truc
pour « marcheur » dans le guide, même pas « randonneur ». C’est dire ! Oh,
n’allez pas imaginer un sommet, un quatre mille ou même un trois mille. Tout à
l’heure j’aurai la déception d’apprendre que cette performance culmine
vaillamment à 1970 mètres. Oui, vous aussi, vous trouvez que c’est beaucoup de
bruit pour pas grand-chose. C’est aussi mon avis. Il n’empêche, ce petit
raidillon, faut se le faire. 1970, on dirait une date de naissance. La décade
sans doute de ceux qui cavalent et me dépassent, à la montée comme à la
descente. Moi je suis né presque vingt ans plus tôt et ça se sent ! Ça sent
surtout la rouille et tous ces mois d’hiver où on n’a pas trop pris soin de
soi. « Raclettes et tout le toutim » dira un jeune se tâtant les bourrelets
dans une autre conversation, en bas cette fois. Quel que soit notre âge, on en
est tous au même point, si je comprends bien.
Monter
doucement, régulièrement, un pied devant l’autre, souffler en cadence. Pour ce
qui est du souffle et de la cadence, on n’entend que moi dans cette montée.
Comment ils font les autres ? Je verrai passer des sexa bien avancés, septua
presque, frais comme des gardons, elle en particulier qui respire par le nez.
Je me fais l’effet d’un débutant un peu rustre devant tant d’élégance. Moi, ça
éructe, ça ahane, ça souffle comme une locomotive à vapeur en pleine lancée.
«Bonjour! » ai-je lancéun peu vache pour l’obliger à répondre. Un gamin tout à
l’heure demandait à sa mère à qui je disais bonjour « ça sert à quoi de dire
bonjour ? ». ça sert à ça, petit morveux, tester le souffle de ceux qui
grimpent sous forme d’encouragement. Se dire qu’on n’est pas tout seul à en
baver. Entre autres.
Il faut
avouer que, même si je sais que je vais aller au bout, je n’en mène pas large.
Cette balade c’est la quatrième fois que je la fais, toujours sans m’arrêter,
lentement mais sûrement. Je n’ose dire tranquillement. Cette fois-ci pourtant,
Charlie, ses histoires et ses arrêts sont les bienvenus. Je le sens bien aussi
pour lui qui les fait durer un peu. Il récupère moins vite que moi semble-t-il
? Ou il est moins pressé d’arriver ? Le temps du pêcheur sans doute, qui fait
la différence dès les marches d’approche. Lui va passer l’après-midi et la nuit
à attendre puis deux jours en altitude, à fouiner dans ses torrents, ses coins
racontés à personne. «Ça fait quarante-cinq ans que je monte, si vous voyez ce
que je veux dire ». Oh, pour le coup, je vois très bien : petits secrets et
emplacements bien gardés. Je l’imagine distribuant même des leurres, comme ils
savent le faire entre copains, pour garder ses coins pour lui seul. Je le
comprendrai tout à l’heure en redescendant, faisant le malin auprès de ceux
(celles surtout) qui montent avec leurs gaules. Le gars qui sait, qui connait
l’ouverture et toutes ses histoires. « Il y a du saumon des fontaines qui vous
attend là-haut ! » (« Du saumon ? sûrement pas ! de la truite, peut-être, mais
du saumon, jamais de la vie ! »). Alors le Charlie, il m’aurait enfumé avec son
saumon ? Le pêcheur qui en rajoute ? La belle histoire pour se faire mousser,
comme on se refait une beauté à ses propres yeux, en douce? Réflexion faite,
j’aurais plutôt tendance à le croire. Le seul sexa de la troupe, tous les
autres sont des jeunots. Des moins de trente ans pour la plupart, qui ne
connaissent rien de la montagne ou si peu. Certainement pas l’histoire de
l’hélico qui est allé aleviner le saumon dans les torrents derrière les
sommets. Vingt ans de cela ! Lui il pêchait déjà dans le courant d’une onde
pure, eux ils tétaient encore leur mère ou pas loin. Et le coup de la société
de pêche qui a nettoyé les torrents pendant des années, un par un, ôtant les
gros rochers pour réguler le courant et permettre aux truites de remonter pour
pondre. Pourquoi aurait-il inventé tout ça, Charlie, au milieu du raidillon de
surcroît ?
Bon, ce
n’est pas le tout, il est temps d’en finir avec cette montée, traverser les
névés inévitables et contourner ceux qu’on peut. Repartir. On dirait que ça va
mieux. L’approche se fait plus rapide. La petite halte bienfaitrice ? la
présence de mon pote pêcheur qui monte gaillard devant ? La perspective du col
et de l’arrivée proche ? Le vent peut-être, ce vent de convection par bourrasques
qui fouettent de côté et qui charrient le frais de la neige vers le chaud de la
vallée. Vers l’autre lac en contrebas du col, presque vide au pied de la
cascade aux bouillons blanchis. Une que je n’ai jamais vue si fournie, noyée
sous la fonte des neiges. Abondantes cette année, ça se voit aux sommets et aux
valons d’altitude, encore chargés en cette fin de mois de mai.
On
arrive. Le spectacle en vaut vraiment la peine. Somptueux : de la neige
partout, des chutes qui ruissellent en veux-tu en voilà en grondement continu,
des choucas qui nous survolent en rasant, histoire probablement de vérifier
dans quel état on est. Je ne dois pas avoir l’air trop vaillant, assez inerte.
Pour un peu, ils viendraient tâter de l’immobile? Je vais m’arrêter là, m’effondrer
devrai-je dire, pendant que Charlie pousse jusqu’au refuge pour un déjeuner
bien gagné. J’ai entendu parler d’omelettes en montant, des gens qui avaient
mangé là-haut et qui papotaient, comme de juste quand on descend. Elles m’ont
l’air fameuses les omelettes de Jean-François. Ce soir, il parait que ce sera
poisson comme il se doit ! (avant l’ouverture de la pêche ? D’où vient-il
celui-là ?)
Finalement,
je me plante là après les salutations d’usage. Joseph. Charlie. On se quitte
bons copains. Pour lui, la fête commence, toute en anticipation du lendemain. À
l’aube sûrement. Pas sûr qu’il dorme beaucoup. L’altitude, les pensées qui
cavalent, le mauvais vin, celui qui râpe et le raffut dans le dortoir. L’orage
qui menace et ceux qui partent tôt. Moi il faudra bientôt penser à redescendre.
Tout à l’heure, pas maintenant. Le ciel est encore clair et j’ai des jambes à
défatiguer, un estomac à rassasier, un souffle à reprendre. Le petit roupillon
des familles au milieu des fleurs des près et des bouses sèches.
Je passe
un moment à regarder les gens en grappes, répartis autour de la combe. Certains
plus courageux que d’autres ont poussé jusqu’au lac. Peut-être se sont-ils
laissés glisser ? Il faudra bien tout à l’heure qu’ils remontent. Moi, j’ai
opté pour la mi-pente, pas trop loin du col et peu ou prou abrité du vent.
Flemmard et avisé.
Ça alors
! Surprise ! Voilà Brianne qui arrive ! Je croyais qu’elle avait fait demi-tour
! Alors là, chapeau ! Elle aussi n’en mène pas large dans ce lieu gigantesque!
Le souffle à récupérer, les chaussures à délacer. Mettre les pieds à l’air, se
faire à l’idée qu’on est arrivée. D’abord le silence. Se retrouver. Puis casser
une petite graine. Chercher un coin mieux abrité que mon campement sommaire.
Elle aussi, un peu plus tard, quand elle sera reposée, quand elle regardera les
sommets autour, se fera des projets, des films dans sa tête. On pourrait
continuer, aller là, là ou là ? Le Portillon pourquoi pas ? Ouiche, un autre
jour peut-être. Demain ? De toutes façons, le refuge est sûrement plein avec
tous ces fêtards en forme qui sont montés pour la pêche.
Finalement,
on aura mis 2h pile ou presque pour une balade donnée pour 2h30. On a sa fierté
tout de même ! Je ferai moins le malin la prochaine fois, quand cette montée au
col, en plus d’un mauvais souvenir, sera l’avant-goût, un apéritif un peu
raide, de ce qui nous attend dans l’approche du Portillon. La prochaine fois.
Chatouiller les 2600. Lentement mais sûrement, à pas comptés ou presque, se
rapprocher des trois mille. En faire au moins un.
Avant
quoi au juste ?
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