« Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? » tel était le sujet de l’oral de bac de ma fille. Sept petites minutes. « Mais papa, c’est déjà beaucoup pour un si petit poème ! » Elle ne croyait pas si bien dire, ma petite. Tout est résumé dans le pauvre comptage d’un trop bref exposé. Toute la tension, le malheur, la malédiction du poète. Comment dire le tout dans si peu de temps, dans de si pauvres mots. Comment dire la tension immense, insurmontable qui l’habite ? Si on ne l’a pas vécue ? Comment dire les affres du génie quand on doute soi-même et que le temps, par nature, nous est compté et que le corps s’oublie ?
Poète maudit. Là aussi tout est dit. La beauté qui se mêle
de ce qui ne la regarde pas, de ce qui refuse de la regarder même, qui ne la
voit pas. La beauté qui cohabite avec l’infâme, comme si c’était sa nature d’y
naître ou de l’absoudre peut-être ? La beauté comme une quête, quelque
chose qui vous habite sans nom et on cherche inlassablement, vainement, celui
qui lui irait le mieux et jamais on ne le trouve. Il vous échappe, il vous fuit
comme quelque chose après quoi l’on court. Un voyage au-delà des mers, par‑delà
la raison. Sa propre ombre projetée par un soleil qui serait derrière soi. Et
si l’on se retourne pour le surprendre, lui aussi aura disparu. Poète maudit.
Dans ce mot il faut comprendre que la malédiction vient de lui, c’est lui qui
jette l’anathème, c’est lui qui ne se supporte plus. C’est trop insupportable.
Au sens propre du mot.
Le génie est cette arme trop lourde qui, irrésistiblement,
se retourne contre soi. On a trop peur, à la fin, de presser la gâchette. Par
dépit, par fatigue ou par inadvertance. La seule issue du combat qui vous
habite. Comment expliquer, faire comprendre, que le poète est le siège de sa
propre tension dramatique ? Au début c’est nourrissant, exaltant même puis
ça devient écœurant et insupportable enfin. Quelque chose de trop présent, trop
puissant qui vous habite comme un squatter maudit. Le génie de Baudelaire,
poète habité. Dès que c’est dit, on comprend, le poète maudit. L’habitation par
quelque chose de trop grand, quelque chose qui vous dépasse. Comme un carré où
un cercle s’est inscrit. D’habitude, dans le monde bourgeois, c’est l’inverse.
On cherche à tout prix à s’inscrire dans un cercle, faire partie. Retrouver ses
semblables, y être reconnu. Pour vivre un tant soit peu. Le poète, celui qui
fuit la bourgeoisie de l’âme, les habitudes et les banalités d’un monde qui se
contente de lui, celui qui cherche ce qui s’y cache, est ce carré envahi par le
cercle. Il ne lui reste que des petits bouts, les angles, pour être un peu chez
soi. Tout le reste ne lui appartient pas. Tout le reste l’occupe tel un
envahisseur, le préoccupe comme une obsession dévorante. Et il cherche le
pauvre ! Il se croit obligé, missionné peut‑être ? Si c’est tombé
chez lui, c’est que c’est à lui de débrouiller l’intrigue. Alors tout devient
symbole, tout devient signe. Une piste à suivre et une autre. Et une autre
encore. Un papillon qui fuit notre filet et que l’on poursuit sans prendre
garde. Beaucoup trop beau le papillon. Une fée dans mon jardin. Lui, le poète
s’égare hors des chemins trop passés alors qu’il croyait s’y trouver. Il ne se
sait plus nulle part, étranger à lui-même, n’appartenant à personne et le temps
qui passe, un instant son ami, devient son ennemi. Il devient son otage. Le
temps comme une passion qui l’occupe, qui l’habite et le dévore, le réduit à
petit feu, comme un bouillon, un potage.
Les fleurs du mal. Qui devine, qui osera dire l’incroyable beauté,
l’incroyable densité de ce titre ? Qui y plongera donc, affamé, assoiffé
de connaitre, mieux encore éprouver, ce que le titre annonce, l’histoire
terrible de l’homme habité par une idée. L’idée d’un absolu. L’idéal qui naîtrait
de l’idée dans le mal ? La douleur incessante qui l’habite, céphalée sans
fin, une fureur, une flamme inextinguible,
que l’on croit éteindre dans l’alcool, les vapeurs et les femmes ?
Qui d’autre que lui aura vécu cette peine, infligée à vie comme un verdict
asséné dès la naissance ? Sois le bienvenu dans le monde, poète. Amuse-toi
bien.
La malédiction dès qu’on naît. Dès qu’on sait que l’on ne
peut être. Ah ! Ce mot est terrible. Naître. Il aura tout dit et personne
ou si peu pour écouter. Entendre le débat terrible qui nous habite dès qu’on
l’aura énoncé. Dès qu’on aura un tout petit peu vécu. À peine commencé à vivre
que la fin s’annonce, se profile, une menace en instance, elle nous guette, silhouette
de femme qu’on a envie d’aimer à la dévorer tant elle est belle, tant ça ne va
pas durer. Entendre l’arc immense dressé en soi dont on serait les deux bouts
et la flèche nous serait destinée.
Et qu’est-ce que le génie, jeune homme ? Le génie est précisément
cette tension qui nous tue, la distance infernale entre la fleur et le mal.
Quand l’immense nous habite, il n’y a aucun refuge dans le petit. Il ne peut
que s’y transformer et s’y perdre. Il le sait. Tout est trop petit pour lui. Un
bocal pour héberger l’océan. Pauvre, pauvre de lui. Il ne s’en sortira pas. Le
génie est par nature insupportable. On croit toujours qu’il l’est pour les
autres alors que c’est d’abord pour lui. Le trop gros rocher de Sisyphe, qui ne
mène nulle part ailleurs qu’au retour sur soi-même. Ce qu’il impose aux autres,
le génie, c’est tout ce qui est trop grand pour habiter chez lui. Ça déborde,
forcément. Alors s’ils se plaignent, qu’ils imaginent un peu un chez-soi occupé
tellement par ce qui les gêne.
Il n’y a de poète que d’habité. Sinon c’est le journaliste
dont on parle. Baudelaire le sait. Depuis sa naissance, il le sait. Puisqu’il
est né le pauvre. Et sa famille qui le contraint au voyage. Toute son histoire
est dite dans cette phrase. Le voyage et la contrainte. L’océan et le bocal.
L’homme qui se perd en lui-même. L’homme et ses passions, ses sentiments
insupportables. Innommables parce qu’il vaut mieux s’éviter l’effort de leur
donner un nom. Là aussi contraindre quelque chose de trop grand. Il n’existe
pas de chausse-pied pour l’âme. La douleur est constante de cet être qui se
tord pour entrer dans le soi.
Baudelaire mon ami, je voudrais te dire merci. Parce que ce
voyage, j’ai pu le faire en ta compagnie. Il m’a mené en moi, au bout de mes
angles épargnés par le cercle. J’ai pu m’y réfugier, m’y sentir chez moi, m’y
sentir un peu moi. Fuir enfin cette enflure qui m’habite, me reposer au tréfonds de ce que je suis. Oublier le mal et respirer la fleur. Oublier la beauté et
accepter le mal. Vivre simplement ce qu’on est. Cette tension qu’on partage, je
l’aurai dite mille fois moins bien que toi, un sabir pour toi, un écho
peut-être, comme une langue étrangère où nous nous serions compris.
Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? Comment
dire tous ceux qu’il se sera découverts ? En lui, rien qu’en lui. Qui se
résument à un seul : l’ennui. L’ennui du grand mélange, du grand gris où
toutes les couleurs, les saveurs, les pulsions se mêlent. L’ennui d’où monte la
mélancolie, ce spleen dont tout le monde parle mais si peu pour le vivre.
Encore moins pour le chanter. Un seul l’aura fait aussi bien que lui.
C’est ma fille que je voudrais remercier pour ce voyage.
Cette digression dans mon temps intérieur, cette balade au milieu du mélange,
entre joie et douleur, entre aspiration et peine. Entre ce qui s’envole et ce
qui tombe. Savoir qu’il n’est pas nécessaire de se trouver pour vivre. Il
suffit d’explorer. De s’accepter en marche. Comme une horloge. Quand ça
s’arrête, c’est que c’est fini.
Peut être.
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