lundi 16 juillet 2018

Anniversaire


Je me précipite presque, il me faut écrire ce qui vient. Demain est mon anniversaire. Le 64ème. La fin de mon huitième Windu, le huitième cycle de huit ans de ma présence sur Terre dans la tradition Indonésienne ; Aujourd’hui est le 16, un chiffre magnifique : 4 fois 4 pour la fin du 8ème Windu, çycle de huit ans. Huit fois huit et quatre fois quatre. Une fois, une seule fois dans une vie, une date pareille. D’autant que le 16/7/2018 nous donne seize et deux fois neuf. Seize. Neuf. Comme une invitation à se saisir. Se saisir du nouveau, du vivant et de tout ce qu’il offre. Une date vraiment très spéciale. Donc je jeûne aujourd’hui, pour la prendre du bon côté, la vivre de l’intérieur, d’abord. Démarrer le 9ème en le sentant vivre de l’intérieur, comme une gestation, un accouchement. Je suis sûr qu’il y a quelque chose de cet ordre-là. Ce qui vient dans sa vie, c’est chacun qui le fait naître.
Déjà je me suis libéré de chaînes que je m’étais imposées, par nécessité dites impératives. Je crois que n'est véritablement nécessaire ce qu'on referait à l'identique s'il nous était donné le choix de le revivre. 
Je peux vivre, enfin, qui je suis, totalement libre. En particulier de fêter ce jour comme il convient. Le faire en bossant dans cette entreprise où je n'étais qu'une infime partie de moi-même, celle que j'aime le moins, aurait été impossible, passer à côté, ne rien voir. Là, je peux le contempler, regarder et vivre cette date comme on fixe un point sur l’horizon ou dans l’espace, pour en mesurer la distance, en connaître la profondeur. Repérer une trace peut-être ? Je me sens heureux, pleinement heureux. Satisfait peut être serait mieux à dire ? Plus exact ? En moi quelque chose chante que je suis plein, vivant comme une planète parfaitement en équilibre sur sa trajectoire. Qui tourne, faite de lumière et d’obscurité mais qui décrit parfaitement le chemin qui lui est tracé dans le grand ordre des choses. Il ne peut en être autrement. En avoir conscience est important. Comme une jubilation secrète. Ne pas savoir ce qui va suivre n’a aucune importance. Ce qui compte est la trajectoire et ce qu’on sème. Comme une graine lancée à pleine vitesse qui rebondit sur des sols, différents à chaque fois et qui, à chaque fois, laisse une partie d’elle-même pour que quelque chose pousse et advienne. Quelque chose qui ne nous regarde pas, qui ne nous appartient pas. Nous sommes tous ces graines propulsées et invitées à participer au grand jeu de la création. Fragments de conscience qui jouent et s’observent.

1954-1962 – 0 à 8 ans – 1er Windu : Faut s'y mettre, mon garçon!

Premier cycle, premiers huit ans. L’enfance. J’ai du mal à m’en souvenir. Fut-elle heureuse ? Probablement. Faite de découvertes et de déconvenues. Je crois que je suis né avec une idée en tête : ENJOY ! Sois joyeux et mets de la joie au monde si tu peux.

Je m’imagine enfant, fouinant partout, le nez en l’air pour deviner et comprendre. Le mettre où ça ne me regarde pas. M’essayer à mes premières blagues, facéties de gamin, pas toujours bien prises. Premières difficultés aussi. Souvenirs de maladies et de traitements obscènes : piqûres et tubes en carton pour m’empêcher de me gratter. La camisole n’était pas loin. Avant la désensibilisation. Ce nom est étrange, il sonne comme un programme d’aliénation. C’est vrai qu’il était trop sensible cet enfant. Allergique au point d'en être à vif. Les douches filiformes seront pour plus tard, le cycle d’après, doctoresse en tablier de caoutchouc et bottes blanches. Je ne sais pas s’il y en a que ça fait fantasmer, moi pas avec la peau qui craque et qui saigne. Rougeole, oreillons… Accidents aussi avec un bras cassé. Le gauche. Bref, ça démarre cahin-caha, cette existence. Je m'en souviens comme d’une acceptation fataliste, les révoltes viendront plus tard. Après tout, si c’est ça la vie, c’est que ça doit être comme ça. La maison de mon grand-père encore vivant. Mon arrière-grand-mère et ses pots de confiture à la framboise. Les jeux avec les cousins dans une maison immense et décatie, en ruines mais je ne m’en rendais pas compte. D’autres maisons aussi, les nôtres. Nous déménagions souvent, ne faisions que passer au gré des affectations de mon père. Une maladie qui me restera plus tard. Puis un appartement au dessus d'une avenue passante, au tramway grinçant (déjà, il y a soixante ans!) et fortement illuminée à Noël. Puis enfin une maison pour finir où nous grandirons tous. Des vacances dont il ne reste pas grand-chose si ce n’est une chute dans un ruisseau à Amélie Les Bains et l’odeur ineffaçable du figuier qui aura imprimé ma mémoire à jamais. Le Mont D’Ores, La Bourboule et des cures qui ne donneront rien sinon un sentiment d'abandon et d'oubli.
Un cycle pour m’ancrer dans ma famille peut-être, m’en familiariser, c’est le cas de le dire. Me préparer à la suite, bien mystérieuse pour moi à cet âge. Scolarité heureuse et tranquille, pas vraiment une flèche mais tout va bien merci. « Peut mieux faire » sur le bulletin. Partie de billes, de foot et d’osselets à la récré. Je me souviens d’un midi, ma sœur qui devait me ramener à la maison, était en retard, bloquée avec toute sa classe pour je ne sais quelle raison. On était venu me chercher et je m'étais assis sur l’estrade face à toute la classe. Toutes ces filles qui me faisaient des signes que je n’osais regarder. Un monde. J'en garde un souvenir mitigé. Quand je me souviens de moi petit garçon, je me vois plutôt tranquille, dans son univers pas trop vaste, regardant et observant beaucoup, essayant de comprendre comment ça marche. Le monde immense, plus loin, me parvenait par bribes. Par exemple des soirées à écouter l'émission « ça va bouillir » au transistor tout neuf de ma sœur, porte ouverte entre nos chambres. Ou le lapin Gringoire et ses gages et Salut les Copains sur Europe1 quand on goûtait à la cuisine. L'odeur me vient encore aux narines, mélange de lait, de beurre et de sueur, dont je ne sais si je la trouve agréable ou non. Sûrement pas à l'époque. Je partageais une chambre avec mon frère. Nous jouions beaucoup et nous engueulions souvent. Faisions l’avion dans les placards, cabane avec les couvre-lits et disions la messe, souvent, avec un Christ façon Corcovado qui avait perdu ses mains. Nous faisions rouler les billes à n'en plus finir dans les rainures du plancher, à rendre fous nos parents qui dormaient en dessous. Au point que mon père bricolera un interrupteur dans sa chambre pour couper le courant dans la nôtre. Ingénieux, je me demande encore comment il avait fait. Tous les garçons et les filles de mon âge… chantait Françoise Hardy. J’étais trop jeune pour être yé-yé mais ça commençait à m 'intriguer.

Un Windu pour commencer, un cycle pour rire comme on dit de ce qui ne compte pas alors qu’il n’y avait pas de quoi rigoler. Celui par lequel tout arrive, tout s’inscrit, tout s’écrit. Mais il m’en reste si peu. Je crois que mes parents ramaient un peu. Le démarrage dans la vie civile de mon père qui avait quitté l’armée. La mort du sien. Sa famille qui s’éparpille et la nôtre qui se cherche. Cette période garde néanmoins un parfum assez doux et quelque peu mystérieux. Avec des pans entiers de mémoire oblitérés, je me demande un peu pourquoi et ce qui s’y cache ? Un serpent sous un fagot au fond d’un jardin. Mon meilleur pote et sa volière immense, remplie d'oiseaux que je trouvais étrange, à la contempler pendant des heures. Et sa mère dont j'étais amoureux, un peu. Je ne me souviens de rien ou si peu, ni de l’Allemagne où je suis né, ni de notre passage en Bretagne dans une maison gigantesque ou de Paris où naîtra mon frère. Pérégrinations oubliées. Mais bon, cela aurait pu être pire comme démarrage.

1962-1970 – de 9 ans à 16 ans : 2ème Windu : Où est l'entrée?

Ce deuxième cycle est plus compliqué, plus confus et plus tourmenté. Je me cherche et je ne trouve rien qui vaille. Il faudra attendre sa fin pour que ça s’éclaire un peu. Bagarres fréquentes, mauvaises, avec ma mère et sa cravache, au point que je regretterai souvent de ne pas en avoir eu une autre (pauvre mère!). Plus rares avec mon père. On se parlait finalement très peu. Il nous organisait des grandes balades en forêt où nous faisions des cabanes pendant des heures, jusqu'à ce qu'il fasse froid au point de rentrer. Ma mère était la victime favorite de mes poissons d’avril et je ne suis pas certain qu’ils aient été à son goût. Corvées de charbon à la cave en hiver. Jeux sans fin avec mon frère : apprendre le morse avec un télégraphe reliant sa chambre et la mienne, premiers films super-8. Il faut que je parle de ce frère cadet : nous étions vraiment très proches, une vraie paire, faisions tout ensemble. Un Noël, il reçut une petite caméra super-8, un truc très sommaire,  genre boîte à savon, nous en ferons des merveilles. Au même Noël, j'ai reçu pour ma part, une carabine 22 long rifle. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je crois que je n’ai jamais connu un cadeau aussi encombrant, aussi impérieux, aussi décevant. Une fois épuisée la boite de balles traçantes, je me suis dépêché de l'oublier. Un truc de grand mais pas un grand comme j'aurais voulu être.  C’est à cette époque, un peu avant vers mes douze ans probablement, que je me suis essayé à écrire un roman de Bibliothèque Verte « Mystère à l’Ambassade », une sorte de Club des Cinq ou de Six Compagnons, dont j’avais écrit une quarantaine de pages avant qu'elles ne disparaissent un jour sans laisser de trace. Premières suspicions vaines. Je lisais énormément, dévorais tout ce qui me tombait sous la main, bibliothèque d’enfants ou celle des parents, ce qui m’amènera à quelques découvertes.

Malgré toutes ces expériences, le monde m’échappe, comme s’il partait se dérouler ailleurs, j'avais du mal à suivre, ne croisant sa trace que très furtivement, en douce presque. J’ai l’impression d’avoir loupé mon entrée. Par la mauvaise porte, celle des figurants et tous les événements se déroulent à mon insu, plus loin. En retard sur tout, à côté de tout. La sexualité apparaît à son tour, un truc plutôt intéressant qui m’aura occupé quelques heures, sans trop savoir qu’en faire ni comment s’y prendre. Pas vraiment un sujet pour mes parents sauf pour mon père qui m’emmènera voir un film d’éducation sexuelle, Helga, tout un programme. Je me souviens de la salle, remplie de papas, de mamans et de mômes qui se demandaient ce qu’ils foutaient là. Heureusement je n’ai reconnu personne. Je reste un peu circonspect sur l’expérience. Quant aux copains, je m’en méfiais et je ne me suis jamais vu me laisser aller à des questions ou pire à des confidences. Du coup, le monde des filles sortait du brouillard, fantomatique comme une île captivante et mystérieuse dont on ne sait pas par où l'aborder. Tentant, fascinant, avec des parfums enivrants et des formes que je ne me lassais pas de contempler mais un Annapurna infranchissable (Annapurna veut dire "Belle Déesse des Moissons"...ça ne s'invente pas). Pas de voie, pas de balise, il faut tout inventer et ce n'est pas rien. La grande épreuve initiatique en fait. Je me souviens avoir fait demi-tour sur le chemin d’une de mes premières boums, ne connaissant pas grand-monde, ne sachant comment faire ni ne me voyant danser, n'ayant jamais appris et n'étant pas trop doué pour les gesticulations. Sans commentaire. Je me revois faire le pied de grue durant des heures devant la maison d’une amie que je trouvais très jolie, espérant l'entrevoir, espérant qu'elle sorte... Ne sachant pas trop ce que j'espérais, à vrai dire. Rue du Profond Sens. Ça sonne plutôt chic et très chinois mais la réalité était plus prosaïque : Une cense est une ferme dans le patois du Nord. Et ça ne sent pas toujours très bon. Je m'étais fait traiter de censier plus d’une fois dans mon premier cycle, à cause de ma « peau de lépreux » (Plus tard, ma fille aînée aura droit aux mêmes friandises). Peau qui m’aura valu une année scolaire entière assis à côté d’un autre paria, un censier à l’odeur prenante et tenace. Je me souviens encore de son nom mais préfère le taire. Je me faisais cogner dans la rue sans raison, les "bullies" m’attendaient à la sortie du collège, m’obligeant à de très grands détours pour rentrer chez moi. Autres accidents, fracture du crâne lors d’une course à vélo, jambe cassée à ski lors d’une balade avec une fille dont j’étais amoureux… La totale.

Un jour, ma mère a transformé notre maison en maison de Marie Claire, une bicoque œuvre d’art où elle organisait des expositions de peinture, où nous avons perdu tous nos repères,notre repaire. Une maison à visiter, pas à habiter. A partir de là, tout s'est effiloché assez rapidement. Je jouais au tennis, passablement, j’apprenais l’escrime, médiocrement. Je nageais moyennement. Bref, je pataugeais, superbement. Mon père qui avait tout compris et qui avait dû passer par là m’offrit une mobylette. Un magnifique vélomoteur Peugeot, bleu comme une porte ouverte sur la liberté, des balades sur des routes sans fin à travers champs, commençant au soleil et finissant sous la pluie. Seul, puis avec un pote puis surtout avec cette même amie, toujours aussi jolie, dont j’étais toujours très maladroitement amoureux et qui donc l’ignorait ou faisait semblant, ce qui n’était pas du tout la même chose mais j’étais trop jeune pour le savoir à l’époque. Mon père ira même jusqu’à l’inviter à une soirée avec nous au théâtre à Paris. Un voyage énormissime de sens, au pluriel et dans tous les sens du terme et dont pourtant je ne me souviens qu’à peine. Une soirée horrible à ne rien voir de la pièce mais tout entrevoir d’elle et surtout tout voir de mon impuissance à m’attaquer enfin à l’Annapurna que mon père dans sa tendresse avait mis sur le pas de ma porte. Il ne se passera rien, je suis resté au camp de base et en garderai longtemps une sourde détestation de la montagne. 

Enfin la mer arrive, je veux dire le bateau. D’abord le dériveur puis la croisière. Un monde nouveau, un rêve immense totalement éveillé ; Un truc improbable auquel rien ne me préparait, un autre monde, totalement inattendu où je me révèle enfin. Je me réveille pour ainsi dire. Une porte grande ouverte sur qui je suis, qui je peux être. Quand le monde, le vrai, devenait dur, complexe, fuyant, celui-là s’ouvre, s’offre, magnifique, immense et bienveillant. Où je vais exceller. Je gagne toutes les régates de dériveur que je fais la première année, je m’éclate à découvrir un type qui réussit, qui comprend ce dont il s’agit, que les gens apprécient. Les copains qui veulent embarquer avec moi, pour le plaisir et pour la réussite. La croisière qui vient ensuite, la mer en univers, un monde de contemplation, de calculs, d’action, d’anticipation. De trouille et de courage aussi. Un monde à plusieurs mais en modèle réduit. Un monde de voyage et d’itinérance, un monde plein de projets. Ce cycle finit décidément mieux qu’il n’aura commencé.

1970-1978 – de 16 à 24 ans : 3ème Windu : Sur-vitaminé!

Ce cycle là sera celui de la mer. Du bateau. J’en dessinerai, sans fin, collectionnerai revues, plans, rapports d’essais. Vivrai de croisière en croisière, offrant mes services d’équipier sur les ports, convoyant mes premiers bateaux avec mon frère. La mer dans tous ses états. Les nav’ en toutes saisons, de nuit comme de jour. Le sapin en haut du mât à Noël. L’arrivée à Fowey en Cornouailles avec les anglais qui s’occupent du bateau pour qu’on aille se réchauffer derrière un grog. L’eau partout, même dans le duvet. Les miles et les miles qu’on engrangeait. Pourquoi ne suis-je pas devenu architecte naval ? Tout me criait "tu es fait pour ça". Je ne pensais que bateau. En lieu et place, mes projets professionnels s'égaraient dans le supérieur : ex- futur ingénieur Supelec (particulièrement médiocre en maths, j’abandonnerai vite cette chimère), la Marine Marchande à Ste Adresse ? Une faiblesse dans l’œil gauche m’en écartera. En fait, rien de tout cela ne m'attirait, ce que je voulais était m’échapper, fuir un monde dans lequel je n’étais pas vraiment entré. Un projet d'expédition polaire "sur les traces de Charcot" dans la péninsule Antarctique fera la synthèse de tout ça. Le Grand Projet, le projet qui occupera toute ma vie de l’époque. C’était rejoindre l'épopée des grands voyages en voilier, la découverte de la voile au long cours avec des Moitessier, des Poncet et Janichon, des Miles Smeeton et tant d’autres. La collection Artaud dans la bibliothèque. La rencontre de mon pote, de mon quasi-frère Thierry aux EPF, les Expéditions Polaires Françaises, où lui aussi préparait une expédition. Qu’il réalisera, lui en revanche… Une créativité endiablée mais orientée dans un seul but : partir. Lauréat de la Fondation Leclerc, parrainage de la fille de Charcot, sponsoring de Miro Company (le bateau devait s'appeler Monopoly), mon jeu sur la mer publié, tout cela m’apportera une petite fortune à l’époque : près de 100 000 F que j’investirai entièrement dans le bateau dont la construction avait commencé. Un pas énorme vers une vie rêvée.

Au milieu de tout cela, la découverte des filles puis des femmes. Un chemin tortueux, assez bref alors qu’on le voudrait voir durer, recherche d’absolu impossible à trouver… Un choix d’études par défaut (« le commerce ça mène à tout »), un peu de cinéma, des sélections aux festival du film Super8 avec mon frère et le Ciné Club de l’Ecole. Ce troisième cycle me donne un sentiment de vitalité totalement débridée, profonde, exubérante, pleine de découvertes et d’ expériences. Un souvenir à la fois joyeux, décidé, divers, à surfer sur plein de vagues, certain d’avoir fait le bon choix, avoir trouvé ma voie. Partir en mer sur un voilier. Tourner comme on disait. Même le service militaire avait été utile: la Marine Nationale, au courant du projet nous donnait plein de matériel, de cartes et de rations de survie…Une vitalité magnifique, effervescente, invincible... qui s’achèvera en déroute totale, l’abandon du projet par départ de mon frère et l’impossibilité de le remplacer. Le voulais-je vraiment ? Un sentiment étrange de réussite inaccomplie, d’illusion finalement ?  Tout ça pour ça ? Huit ans de vie passés par pertes et profits, dont il ne reste pas grand-chose, Pour ainsi dire rien, seulement savoir et aimer naviguer. Un crash somptueux, une première mort en apothéose.

1978-1986 – de 24 à 32 ans – 4ème Windu : Renaître

Du coup, le 4ème cycle sera compliqué. Il a fallu se reprogrammer, réinventer la vie à partir de très peu. Il commence par une année ou presque d’ascèse, de vide complet en Normandie chez un couple de chercheurs ésotériques. Puisque je n'arrivais pas à ouvrir la porte de ce monde, j'allais en essayer d'autres, ceux qu’on ne voyait pas. J'étais décidé à me sortir de ce monde qui ne voulait ni de moi ni de mes projets. Une petite mort, une vraie, plus rien en soi ni en dehors. Le grand vide sans identité, sans repère et sans force. S’essayer à d’autres énergies, à ce que j'avais présumé, supposé pendant longtemps, être un monde à côté. En pures pertes. Encore. J’y ai perdu quelques dernières bribes d’illusions et, si ce n'avait été une lettre de mon père, bourrée de bienveillance avec une promesse de bières au frigo pour toute conclusion, je ne sais trop comment tout ça se serait terminé. Peut-être dans une bière au frigo. En tout cas, cette lettre m’a tiré de là et fait revenir sur Paris, hirsute, barbu, puant le bouc et la crasse, bref un mendiant repoussant après sa longue traversée du désert. Mes parents m’ont accueilli d'un bon bain et restauré comme on dit d’une ruine. Alors a commencé la grande errance professionnelle et affective. Une multitude de riens dérisoires et douloureux. Comme disait l’autre, trois fois trois fois rien, ça fait rien de neuf. J’errais dans le rien. Avec la présence de mon père par intermittences comme on dirait d'un phare à éclats.  Il m’aura fait le magnifique cadeau de me permettre de tourner mon premier film, un moyen métrage de promotion du fibre-ciment (eh oui). Ecrire le script, recruter l’équipe et le réalisateur, la magie du tournage et autant pour le montage. La bande son qui vient couronner le tout et densifier la trame. Un bonheur, un îlot de bonheur dans un océan d’incertitude. La présence de ma mère aussi, dans un autre domaine, qui me fit découvrir, apprendre, bosser l’astrologie. Pas toxique mais pas franchement utile.

Un curriculum vitae criblé de trous comme un carton de tir à la foire. Tellement foireux. L’indication parfaite que si je voulais me débrouiller dans la vie professionnelle, je ne devais m’en prendre qu’à moi-même. Les échecs affectifs succèdent aux désastres professionnels, toutes relations de pas grand-chose qui ne mènent nulle part. Expériences sans lendemain qui laissent le souvenir doux-amer d’un fruit exotique dont on ne sait pas très bien si on aime ou pas. Un truc étranger qui ne correspond à rien de franchement vital alors qu'on croit y donner tout de soi. Autant le cycle précédent regorgeait de vie et de projets, autant celui-ci sonne vide et creux. La réalisation  patiente et appliquée d’un autre jeu, sur le Yi-King cette fois, le combat de paysans contre le fleuve en Chine dont la superbe maquette fut « perdue » par la société d’édition. Tout ça parce que j’étais amoureux d’une nana qui apprenait le Chinois. Puis le chômage, déjà. Enfin la décision prise par surprise, au détour d'un ultime errement. Recommencer. Recommencer à vivre, à grandir, à bouger. Recommencer un cahier neuf. Tourner la page, faire face au lieu de continuer à tout foirer. Reconstruire ma vie au lieu de la regarder s’effriter. Après plusieurs jobs soi-disant créatifs (agences de promo et de com’) je décide donc de faire un MBA pour repartir de zéro. Financé en partie par le chômage et en partie par un emprunt. Dossier accepté par miracle. Ces études m'ont construit : bosser comme un fou, échanger, avancer, prévoir, ne pas regarder le passé et son brouillard fumeux. J’avais 26-28 ans et j’avais connu l’échec (singulier bien pluriel). Et alors ? Je m’en fis une force comme je me fis une force d’avoir déjà bossé, au milieu de tous ces étudiants qui n’avaient connu que les études. Moi j’avais l’impression d’avoir déjà une vie complète derrière moi. Cela m'a déterminé: Je ne serai plus jamais le fruit de mon passé même si je ne savais pas trop ce que l’avenir me réservait.
Ce fut d'abord Brianne. Rencontrée dans le premier job que je trouvais une fois mon diplôme en poche.  Puis ce sera Subud et le latihan, rencontrés grâce à mon pote Thierry que j’avais retrouvé, hasard (?) de la Vie. Ce cycle aura été absolument incroyable : commencé comme une mort, il s'achevait comme une vie. D’autres suivront qui auront exactement la même forme.

1986-1994 – de 32 à 40 ans – 4ème Windu : Exprimé effervescent!

Ce cycle va être exceptionnel, totalement miraculeux.  Il commence par mon mariage avec Brianne, pile au début, presque . Une fête si joyeuse, si simple. Si profonde sans que nous l'ayons réalisé à l’époque. Une promesse longue qui sera tenue. Ma vie commence aussi au plan professionnel: des bureaux rue de Rochehouard puis rue de Paradis. Des instants où tout est écrit, tout ce qui est à vivre, tout ce qui est à comprendre, à tenir et il faut une vie entière pour le dérouler . Exactement comme pour le latihan : on reçoit tout d’un seul coup au premier exercice et on passe sa vie à le décortiquer. La vie explose de partout : enfants qui viennent, amis avec qui on partage la vie, une maison, un métier qui s’invente et se construit. Libre et décidé. Une vie légère dans les épreuves qui ne manquent pas mais qui ne marquent pas, une vie déperlante en quelque sorte. On a l’impression de passer au travers des gouttes. La vie facile avec trois fois rien. La sensation d’y aller, de ne pas faire semblant. M’engager à fond, toujours à fond, dans une vie différente et prometteuse. L'expérience spirituelle du latihan y est pour beaucoup, fenêtre ouverte sur un paysage inconnu et dont il est difficile de se souvenir des contours. Les enfants nous nourrissent, nous écartent et nous augmentent. Une conscience qui s'étend et grandit, forgée par l'expérience. Des choses se révèlent qui s'enracinent. Je commence à comprendre.

Une vie pleine de bulles, de hauts, de bas, de vitalité retrouvée. La créativité partout. Entreprises, projets, responsabilités acceptées, en famille et dans Subud. Le projet Music Point mené à son terme avec Thierry et Maya, un succès magnifique et joyeux, tellement facile, étonnamment facile. Un cycle de mouvement et d’approfondissement. Comme le début de la vraie vie, comme si, avant, c’était un exercice. Je me souviens d’avoir eu la sensation d’avoir déjà tellement vécu. Une régénérescence en marche. Un cycle puissant qui allait s’achever en catastrophe. Une autre mort. Professionnelle, encore.

1994-2002 – de 40 à 48 ans - 6ème Windu : Échappée

Je ne savais pas comment l’appeler, ce cycle qui commençait si mal. Je crois que c’est pas mal trouvé. ça résonne Tour de France, le repère de mon anniversaire pendant les vacances d’été quand j’étais plus jeune. Mon père nous y emmenait et je comptais les étapes qui m’approchaient de la date attendue. Ce cycle, puisqu’on parle de vélo, commence par une chute, ça tombe bien si l’on peut dire. Il y en a aussi sur le Tour. La fermeture de mon agence de com’ et la somme colossale d’emmerdements financiers qui vont avec. Cette agence était construite sur du sable, des illusions, des contrats qui n’en étaient pas, des clients sans vergogne et au premier coup de vent elle a dégagé. Un château bouffé par la marée. A nouveau plus rien, sans rien (dès le début, Brianne avait lâché sa carrière pour s'occuper des enfants). Le grand vide professionnel et financier avec quatre enfants à élever. Les nuits blanches, la trouille au ventre sans discontinuer, mais il faut avancer. Le coup de pot, le miracle diront certains avec raison, la vente de Music Point arrive à point nommé et tout l'argent passe à payer les dettes de la boite que j'avais coulée. On s'en sort tout juste. Puis la vente de la maison et, à nouveau repartir de zéro. Salarié, pour se refaire une santé, dans une boite où je n'ai rien à faire. Rien qui me ressemble. J'y suis une espèce d’étonnement pour eux, une aliénation pour moi. Un miracle sur ma route pour m’aider à me refaire. Mais l’enfer ce n’est pas les autres quoiqu’en dise le poète. L’enfer, c’est ce qu’on accepte de vivre et qui n’est pas soi, qui est autre que soi. Je l'aurai vécu pendant trois ans, le temps de reconstruire un minimum de sécurité financière. Et la vie est revenue, la créativité aussi. Internet que j’ai vu arriver comme un miracle, quelque chose qui me correspond totalement, une révolution que je comprends, que je peux m’approprier. J’en fais une entreprise, une autre, avec les clients qui vont avec et qui ont confiance. J’en fais une start-up aussi, un truc éclair qui se terminera en une autre catastrophe. Un accident de vie qui en porte une autre en gestation. A cause de cette histoire qui a mal commencé et très mal fini, nous sommes partis en Angleterre, vivre le plus beau moment de notre vie, pour toute la famille. Tous les 7 (autour de nos maintenant cinq enfants) nous y vivrons une vie invraisemblable de découvertes, plus forte, plus vaste, plus impliquante. Comme si l’intensité du vivant augmentait. 

Nous avions fait plusieurs tours dans l'ascension hélicoïdale. Nous avions largué les amarres, tout quitté. Espérant ne plus rentrer. La vie en décidera autrement mais ce n’est pas grave. On apprend. Ce cycle là aura été d’une richesse et d’une intensité inouïe, comme une apothéose de tout ce qui peut arriver pour peu qu'on dise oui, pour peu qu'on accepte de se laisser faire par la vie. D’autres responsabilités en Subud, d’autres maisons, d’autres chemins. Brianne à mes côtés, nous avec les enfants qui veillent au grain. J’ai toujours eu cette sensation de cette protection par les enfants. Il ne pouvait rien nous arriver dans tous ces mouvements de vie, ces vicissitudes comme on dit, La vie, c’est comme la mer, c’est vivant (oui la  vie c'est vivant!), c'est puissant, c’est brutal parfois mais si on se laisse porter par les événements, on bouchonne et on arrive toujours quelque part.
De la vie, des petites morts, des combats, des joies, des tentatives, des échecs et quelques réussites… Une intensité incroyable. Bien sûr, à nouveau la catastrophe pour conclure, bien sûr mais c'est sans importance. Je m'étais habitué à mourir en quelque sorte. La mort, finalement ce n'est pas grand-chose, il suffit de traverser. Le retour en France avec rien ou presque. Parce qu’on ne vit pas que de miracles, ce serait trop facile, il faut y mettre du sien. Chaque fois que je ne mets pas assez de moi-même, chaque fois que je me limite par des calculs et des supputations, ça s’effondre. Pour vivre, il faut se sortir les tripes. La vie est un maître très très exigeant. Dur dans l'apprentissage. Cela me rappelle un dicton que j’ai inventé comme une sagesse ancienne : quand la vie veut donner une leçon à quelqu’un, elle lui accorde ce qu’il souhaite.

2002-2010 – de 48 à 56 ans – 7ème Windu : Amplification

Ce septième cycle commence donc à Toulouse. Autant dire aussi ailleurs que possible quand on vient du Nord et de l’Angleterre. Pays du vent d’autan, celui qui rend fou, des gens en tongs brusques, de la terre brute et à l’histoire chargée de violence et de douleur. Une ville dite rose, mais si dure, brutale, révoltée sans cesse, au calme impossible et pourtant entourée d'écrins de tranquillité comme le Lauragais, le Tarn, ifs et cyprès qui se jettent vers le ciel et se donnent des airs de Toscane. Un pays où la crasse peut vous sauter à la figure, violente et au verbe trop fort, un pays d'invectives où tout le monde a toujours raison, un pays étranger où, une nouvelle fois, nous allons refaire une vie. Le grand retour, le saut dans l’inconnu, la vie qui ne tient qu’à un fil et qui recommence. Toujours par miracle. La vie qui renaît là où il n’y a rien. Je façonne un autre dicton, façon ancienne: "la vie, c'est ce qui est possible quand tout te dit que ce ne l'est pas". Une vie tenace qui s’impose, qui refleurit dès qu’il y a trois gouttes. Cette vie comme une graine qui se pose et pousse, a forgé mon émerveillement, il s’impose, il grandit, il est inévitable. Nous ne sommes que des instruments. On s’agite, on croit agir, mais c’est le grand vivant qui est à l’œuvre, qui est à la manœuvre. Il prend toute la place. Le vivant inévitable.

Arrivés à Toulouse avec toute la famille et rien, rien que des dettes (j'avais emprunté pour payer le déménagement et financer trois mois de vie), le miracle prend cette fois la forme d'un entrefilet dans un canard gratuit comme on en trouve dans tous les aéroports: on y annonçait la création d'un incubateur de start-ups. Les start-ups, je ne connais que ça. A peine arrivé, j'en rencontre le patron et obtiens une promesse de contrat. Je l'attendrai deux mois pile (pendant lesquels les nuits étaient courtes). Le paiement de ma première facture arrivera exactement au moment où nous n'avions plus un sou. Talk about a close shave! comme disent les anglais. A partir de là, la renaissance sera rapide comme en terrain fertile. Quelque chose de plus stable, solide, la fin d’une errance. Planter un arbre robuste plutôt que des arbustes. J'en garde la sensation d’une progression inébranlable. D’avoir appris quelque chose. Le vivant sédimente, ça peut grandir. Oh, les difficultés ne sont pas absentes, mais elles glissent, à nouveau, sur le déperlant du vivant. Quelque chose s’installe qui ne pourra plus nous être retiré. Ma vie avec Brianne s’approfondit jusque dans des étages inédits. Quelque chose de très mystérieux et très discret. Quelque chose qu’il ne faut pas comprendre. Simplement vivre, témoigner et respecter. De plus en plus souvent me vient qu’il n’y a rien à comprendre. Il n'y a que des expériences à vivre. Pour compléter, apporter sa pierre au grand jeu du vivant. S’il faut comprendre quelque chose, cela sera donné. Plus tard. Un jour.

Nous sommes à nouveau propriétaires de notre maison. Pour la troisième fois. On a du mal à y arriver mais c'est un chemin. Un autre. Je découvre par diverses occasions que si je ne peux pas être moi-même, dans la totalité de mon intégrité, de mon alignement propre et avec les autres, je m’en vais. Je vais faire autre chose. Une fidélité énorme à moi-même sans qu’elle soit obsessive me guide de l’intérieur. Un alignement comme un phare qui serait vertical plutôt qu’horizontal et qui me mène à bon port.

Le business prospère avec des contrats solides. Bref, tout grandit. Les enfants aussi. Les premiers quittent la maison. Une nouvelle ère commence doucement pour nous, le basculement dans autre chose. Un événement majeur pour nous qui avons tout construit autour de la famille, de la tribu. Pourtant la suite va arriver tellement vite.

2010-2018 – de 56 à 64 ans – 8ème Windu : Bifurcation

Ce dernier cycle à date aura été celui du changement. Une accumulation de changements. Nous avions cessé de déménager mais les changements se succèdent, parfois brutaux. Des épreuves viennent, sur le plan matériel, même sur le plan familial où des ajustements se font, des questionnements vont naître, par exemple avec une de mes filles qui me fera comprendre en profondeur qui je suis, les schémas dont j'ai hérité, qui me tordent et font du tort autour de moi. Un passage à gué qui ne l’est pas. Un cheminement à comprendre, une image de soi qu'il faut abandonner. Une entreprise qui ferme, une autre qui ouvre pour s’arrêter à son tour. Comme le vent, le vivant a tourné mais je tarde à m'en rendre compte. Du coup la navigation devient hasardeuse. Une fois encore, portés par la vie, nous passerons le cap indemnes. Avec l’aide des enfants qui ont commencé à gagner leur vie. Une succession de tests, une page professionnelle qu'il va falloir tourner pour de bon et qui, de toutes les façons, semble vouloir se fermer toute seule. La vie qui me dit "tu auras beau cogner à la porte du business, elle restera fermée. Passe à autre chose." Un être qui s’affermit en moi, quelqu’un d’autre qui grandit et qui est moi malgré tout. Une confiance en profondeur. Il y a un endroit en soi où on ne risque rien. Un endroit sous la surface, sous l’effervescence des choses où on est en sécurité. Nous sommes notre propre sécurité. Il ne faut pas aller la chercher ailleurs. Se rassurer par ce qu'on possède, ce qu'on croit, ce qu'on dit n'a aucune importance, bien peu de valeur après tout. On ne l'emmène pas avec soi Des choses très importantes m'auront été révélées, auront été mises à l'épreuve, comme mon lien à Brianne. Comme celui à mes enfants, comme la présence de ceux qui s’éloignent. Faire peau neuve, littéralement, le corps apaisé enfin, libre de ses malédictions. Jamais je ne me suis senti aussi bien. Une succession de noirs et de blancs qui ne font pas du gris mais toute une palette de couleurs. La vie qui donne, la vie qui prend. Des choses simples que les anciens avaient compris avant que la technologie vienne tout masquer de ses mirages. Des hauts et des bas et la vie qui avance. La découverte de l’écriture, les quatre livres qui sont déjà venus et d’autres qui attendent et grandissent. La découverte du Chemin de Compostelle que nous avons mené à son terme, jusqu’à Finisterre. 

Ce cycle m’aura énormément appris, fait comprendre beaucoup de choses alors que tant reste à découvrir, à connaître. Ce que je porte, ce que j’ai vécu. Ce qui importe aussi. Je commence à percevoir comme une forme diffuse en préambule, cet être qui me précède et que je suis. Une capacité tranquille, nouvelle et apaisée d’être qui je suis. Libre de ce que j’ai voulu croire, de ce qu’on a voulu me faire croire par le poids de la bienséance, des usages, des principes et des liens qui aliènent avant d’unir. Toutes ces protubérances ajoutées qui empêchent de voir la beauté que nous sommes. Enfin libre des carcasses. Par exemple, je ferai une découverte, énorme. Un des fardeaux que je portais me venait de mon arrière-grand-père, mort à Verdun. Cette trace comme une empreinte, une fondrière plutôt qui, quoi que je fasse, orientait mon chemin. Cette prise de conscience va changer beaucoup de chose. Libérer des énergies, des routes. D'autres prises de conscience sont à venir, sur l'éducation reçue et d'autres traces encore, d'autres ornières qui m'écartent de ce que je suis. J’achève ce cycle, libre, fort et paisible, c’est tout à fait étonnant, comme si j’en avais fini avec la grande lessiveuse. D’autres épreuves et d’autres joies viendront, c’est une certitude, mais elles ne me forgeront plus. L’outil a pris sa forme, c’en est fini du temps de la forge, l'outil peut servir à ce pour quoi il est fait. Libre, fort et souple. Créer ce qui doit l’être, aller le chercher en soi, lui donner forme et ignorer le reste. Apprendre encore, bien sûr mais en finir avec les certitudes, avec les convictions. Vivre en paix avec les autres et avec soi. Redécouvrir ce qui a été su et qui importe. Se méfier des chimères qui se veulent belles mais qui sont si laides quand on les regarde de près. Tailler sa route en pèlerin ou en marin : le meilleur est bienvenu, le pire peut survenir, je prends ce qui vient.

Tous ces windus sont comme les chapitres d’un livre à épisode. Un livre bien fait où le suspens est total, où on ignore ce qui advient du personnage à la fin du chapitre. Une succession incroyable de morts, de vies, de pleins et de vides. Comme un ressac tenace au bord de la mer : la force des vagues et la mousse de l’écume chassée par le vent mais l'eau revient sans cesse se colleter au rocher. Toute la puissance et l’énergie du vivant. Face aux éléments, on est si peu de chose. Je ne cherche ni à recevoir, ni à donner. Juste témoigner, vivre ce qui viendra. Dans la plénitude de ce que cela peut être.

Merci à la vie de m’avoir mené jusque-là.

mardi 8 mai 2018

Small Bang



Tu vois ? Regarde cette page du livre. Elle est plate, définie, bornée, rassurante. Pleine de caractères alignés et soigneusement construits selon une logique précise. Des paragraphes comme des villes ou plutôt des quartiers. Une histoire qu’on s’est appropriée. On s’y sent bien, rassurés presque et on la parcourt tout à loisir. Certains sautent des lignes, d’autres les relisent deux fois.

Vient cependant le moment de tourner la page. Avec la perspective, elle se déforme, se réduit, elle et tout ce qu’elle contient, jusqu’à ne plus représenter qu’un point, quand on la regarde pile sur la tranche. Avant de basculer vers la suivante. Toute une vie presque, réduite à rien. Il n’y a plus rien, rien d’intelligible, seulement ce dont on se souvient et qui va disparaître. Rien que ce moment ponctuel et instable, effrayant, entre ce qu’on laisse et ce qui y fait suite. Peut-être. Et dont on ne sait rien. Ce moment de suspension, quand on n’en a pas l’habitude, nous effraie. Tous et toutes, on le redouterait presque, comme lorsque, enfant, notre père ou notre mère faisait durer le suspens quand ils nous racontaient une histoire : que se passe-t-il ensuite ? Il peut même être terrifiant si on a beaucoup aimé ce qu’on a éprouvé dans la page qu’on quitte. Il faut une certaine habitude, une réelle confiance ou une sorte d’abandon fataliste pour y aller, y retourner.

Cette image du livre et de la page qu’on tourne, bien que séduisante, a pourtant ses limites : évidemment, on a la tranquille certitude que, sur la page qui vient au-delà du point de la tranche, la suite nous attend : d’autres lettres, d’autres mots, phrases, d’autres quartiers. Une histoire qui se poursuit sans rupture. Ça aide à s’engager dans ce passage étroit.

Evidemment.

Et si cette limite n’en était pas une ? Pour deux raisons au moins. D’abord une raison simple : si on prend suffisamment de distance avec l’événement, chaque fois que, dans nos vies, nous nous approchons du rien, quand tout ce qu’on a vécu, construit, éprouvé, aimé, accumulé peut-être, vient à se dissoudre, se déconstruire jusqu’à ce que plus rien ne subsiste, jusqu’à ce rien qui, apparemment nous aspire inexorablement, chaque fois que nous vivons ce petit trou noir, gigantesque à l’échelle de notre vie, si on prend de la hauteur, il nous est donné d’y voir la continuité d’une histoire, plus vaste que la vie que nous menons au gré de nos envies, de nos choix et de nos événements, grands ou petits. Il nous est donné d’y voir une lente, longue évolution, faite de respirations et donc de passages, brefs finalement, vers le rien. Par le rien.

Cette évolution peut nous paraître décousue, brutale ou chaotique parfois, lente et imperceptible peut-être, douloureuse le plus souvent. Mais à la dimension du Temps, elle est d’une brièveté sans pareil. Si l’on s’y arrête, alors il nous est donné de contempler le cheminement de la conscience dans son possible retour à elle-même après le grand éparpillement. Si on prend de l’altitude, ce qui a pu nous apparaître comme des valons infranchissables, des gués tumultueux, des montagnes abruptes et hostiles, ne sont que des traits diffus, des marques de passage ou des frontières à traverser sur les circonvolutions de la Terre. Nous vivons, donc nous passons. Nous passons par ces seuils marqués par le rien et qui s’annoncent par la disparition des choses et de ce à quoi on s’attache. La continuité est là malgré les apparences, la répétition même, de la transformation de la matière en conscience.

La deuxième raison pour laquelle l’image du passage de la page par la tranche, par le point, n’est pas une limite en soi, c’est qu’il se passe toujours quelque chose à la limite. Toujours. Dans ma fascination pour la cosmologie, je découvre avec une certaine exultation, ce qui se passe à la limite. Ce que les physiciens appellent une brisure de symétrie. C’est quelque chose de remarquable. Aurélien Barrau, cosmologue absolument passionnant (j’y reviendrai), donne l’exemple d’une somme de nombres rationnels (1/x2), qui, bien que, par définition, toujours un nombre rationnel, aboutit, lorsqu’on la porte à l’infini, au résultat π2/6, qui est un nombre irrationnel. Donc, à la limite, on peut changer de référentiel, on peut changer de géométrie. Cela aussi fait partie de la logique du vivant. La limite est une occasion de rupture. Pour ce qui nous concerne, au niveau de nos petites histoires, nous qui sommes porteurs et capables de si grandes, il nous faut accepter dans notre voyage inexorable, de passer par la limite, par ce changement possible de référentiel. (Il estimportant de préciser « possible » : d’une part, parce qu’à la limite l’incertitude est de règle et que nous entrons dans l’univers des probabilités).

Ce changement de référentiel, rares sont ceux et celles qui s’y précipitent allègrement. Cette perspective nous effraie, comme une petite mort. Mais si on l’accepte, si ce passage par la tranche entre deux pages se fait en conscience, alors il nous est donné de contempler le (presque) rien. Oh ! seulement le temps d’une fraction de dixième de seconde. Ces choses là sont très difficiles à rendre intelligibles, parce qu’elles semblent répondre à d’autres constructions, d’autres ordres, d’autres dimensions.

Le rien, plutôt, se ressent, comme une sorte de brisure intérieure, le silence si bref d’un absolu qui se cache. Je crois, je pressens peut-être, qu’il existe une autre grammaire, d’autres mathématiques, d’autres langages pour s’y engager. Comme on s’engage dans un itinéraire nouveau qui n’était pas apparu quand on regardait la carte mais qu’on découvre une fois sur place. Alors, au moment de tourner cette page, il nous est possible de prolonger cet instant, d’une autre fraction de dixième de seconde, le temps de laisser une autre probabilité se mettre en place. Alors l’improbable même peut arriver : autre chose survient une fois la page tournée, un texte qui n’est pas la suite de ce qu’on a laissé, une image. La page est différente. Le support même peut disparaître. Une autre histoire qui se construit avec d’autres signes, d’autres lois, d’autres logiques. Une rupture impensable, tant qu’on est en deçà de la limite.

Le rien comme la vitesse de la lumière : très difficile à approcher, impossible à dépasser si l’on conserve une enveloppe massique. J’ai le pressentiment, à tort ou à raison, très probablement à tort puisque c’est invérifiable, que le rien est une histoire de conscience. Il nous faut quitter la tension entre l’objet observé et le corps qui observe, passer à un état de conscience qui englobe la totalité du système observant/observé. Alors on peut approcher le rien.

Je m’arrêterai là. Sur ce seuil. Aller plus loin serait de l’ordre de l’élucubration et rapidement de la foutaise. Déjà, j’ai comme un doute sur ce qui précède.

Un dernier mot cependant. Cette petite dissertation vagabonde m’a amené, est-ce un hasard justement, à la question qui m’habite depuis si longtemps. Une question permanente, comme une sorte d’acouphène persistant en écho continu de la pensée. Mon propre fond de rayonnement cosmique en quelque sorte, la célèbre question de Leibnitz : « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». La conclusion à laquelle je suis parvenu et qui transparaît dans ces lignes, est qu’à la fois, il y a quelque chose ET qu’il y a rien. Volontairement, je ne mets pas de forme négative. Parce que le rien ne s’oppose pas à quelque chose. Au contraire, le rien le porte, comme l’univers est contenu par rien, quelque chose « à l’intérieur » (si j’ose dire) de rien.

Dès lors, il ne faut pas s’étonner que rien fasse son apparition dans les brisures du vivant.

Alors tout, absolument tout, est possible. Tous les possibles sont. Instantanément. Notre perception d’une évolution, du temps, d’une histoire qui se déploie, notre perception d’un grand commencement et d’une fin probablement inexorable, ne tiennent qu’à notre référentiel : nous faisons partie de l’univers, nous sommes régis par ses lois, par la flèche du temps, nous en sommes à la fois l’observateur et l’observé, à la fois sujet et objet, créateurs et créés, donc nous ne pouvons le contempler que de l’intérieur. Nous vivons sur la page, sur les milliers de page de notre énorme bouquin. Pour nous en extraire, en conscience, il nous faut passer par le rien. Alors il nous est, peut-être, donné de contempler ces dimensions vertigineuses où il y a à la fois quelque chose et rien.

Je ne sais pas s’il existe un langage, une forme pour en décrire l’état. Probablement non. Cette vertigineuse instantanéité où il y a totalement tout et rien. Personnellement je cherche une explication à ce super non-moment qui ne soit ni le hasard, ni Dieu. Je pense qu’à un moment, l’humain sera capable de s’approcher de cette limite ultime, de cette brisure de notre super-symétrie et de changer de référentiel.

Pour ma part et j’en resterai vraiment là cette fois, cette question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est devenue confortable. Je la laisse à l’état de question. Je ne lui vois aucun autre état possible. Mais je la contemple avec une sorte de sérénité mêlée de joie. Comme le moteur de toutes choses. De nos créations, de nos égarements et de nos morts. A ce stade, il se pourrait que tout soit parfait.

PS : si ces questions vous agitent, je ne peux que recommander de suivre les cours d’Aurélien Barrau sur YouTube (il y en a 11, je crois). Barrau est un cosmologue absolument passionnant qui a une approche assez personnelle de la physique entremêlée de métaphysique. Il me semble qu’il nous propose un voyage, justement, à la limite des choses où c’est de conscience qu’il s’agit. Avec les trois états indispensables pour le faire de manière appropriée : Avec exigence, avec humilité et de manière construite sur ce que l’on sait déjà.

PPS : si cette question (pourquoi quelque chose plutôt que rien) vous agite (bis), je vous renvoie à un petit site assez bien fait qui apporte plusieurs réponses ouvrant vers autant d’horizons : la menace théoriste. Personnellement, je jubile devant quelques-unes des réponses qu’il évoque : « parce qu’il suffit d’attendre : rien arrive », « parce que Rien est instable », « parce que cela ne fait aucune différence ». Bon voyage à vous!


dimanche 16 juillet 2017

Univers

Un lieu, une fois clos, devient vite un univers. Ainsi, par exemple, notre terrasse. Nous l’avions fermée d’une barrière improvisée quand nous avions su qu’il venait : trois planches et quelques vis, pour lui éviter la tentation ou les dangers de l’escalier. Elle s’est transformée d’un coup en un espace de jeu gigantesque. Un endroit vaste et vide (oh, pas longtemps !) où le laisser découvrir tout un monde au soleil de l’été. Un lieu abrité où explorer un autre pan de la vie au milieu de quelques objets qui l’y rejoindront pour l’aider à prendre possession du royaume.
Ce qui me touche dans ces objets comme arrêtés dans leur course, c’est sa trace, le souvenir qu’il laisse de son passage de l’un à l’autre, puis un autre, puis un autre, puis retour à l’un, jusqu’à ce qu’autre chose encore l’appelle. Et le souvenir alors, de ce petit bonhomme assis, jambes écartées et tête penchée sur l’ouvrage, le machin à comprendre, le truc à démonter.
Pour l’instant, il dort. Les objets sont inertes. Ils attendent son réveil pour faire à nouveau partie de la fête. Dans un coin, sur une petite table de bois, un biberon d’eau est comme la limite du territoire, tout au bout de l’espace. Posé là, près du nichoir en bois, on sait qu’à un moment ou un autre, il viendra y boire. Au gré de ses divagations et de ses explorations. Debout, la verticale nouvelle et un peu vacillante, il le prendra à deux mains, tête savamment renversée,  pour quelques gorgées menues, vite avalées, biberon rejeté, vite abandonné pour la suite du programme. Un programme inventé à chaque instant, au gré des découvertes, des goûts et des odeurs.
À l’opposé, la tente. Une tente minuscule, qui se construit d’un geste. Une tente de plage pour s’abriter du soleil plus que pour y dormir. Retenue par de gros galets dans les poches, qu’il aura tôt fait de découvrir, les en retirer et les y remettre. Inlassablement, des minutes et des minutes durant. Petit effort énorme, gros galets à deux mains, souvent à deux doigts de retomber sur les siens. De pied. Une petite maison à lui, remplie journée après journée de quelques bricoles. Vite oubliées mais qu’il retrouve comme une découverte nouvelle. (Tiens ! Il était là, celui-là ?) Il n’y reste jamais bien longtemps. Univers de toile, un peu suspect, trop volatile et trop clos quand le monde l’appelle. Univers-château branlant. On sent qu’il a besoin de solide, de costaud, de durable. L’éphémère, ça n’est pas trop son truc.
Entre le biberon à un bout et la tente à l’autre, la table. La cabane, devrais-je dire : une nappe qui pend de chaque côté en a fait un abri improvisé. Où il aime à cavaler, au moment des repas, entre les pieds de chaise, de table et les jambes des convives. Une exploration compliquée, on l’entend ahaner dans ses efforts quand il traverse, taupe qui farfouille, les doigts cramponnés à nos genoux, nos mollets.
Épars sur cette plage minérale et gigantesque, d’autres objets invitent à d’autres jeux. Leur immobilité est comme un rappel familier, une attente tranquille. Disponibles. Si j’avais été objet, j’aurais aimé être jouet. Pour l’attente, pour la joie, le plaisir de retrouver l’enfant. Pour lui, tout est jouet : la cuillère en bois, la boîte et son couvercle, le tenon et sa mortaise. Même le hideux cône routier. Il y en a six dressés comme des alertes dérisoires, plantés çà et là. Un itinéraire qu’il n’aura jamais suivi, bien sûr. Juste là pour être déplacés, immenses travaux routiers.
Celui qu’il préfère, c’est le camion de pompier. Il l’aura trimballé sans relâche d’un bout à l’autre, comme des urgences importantes et inévitables, le poursuivant à quatre pattes, une main au sol, un main sur le camion de peur qu’il lui échappe. Et les pieds qui suivent comme ils peuvent. Frotti-frotta de genoux qui tournent au gris.
Un vieux sac avachi. Vide d’un contenu renouvelé sans cesse, arrosoir et tamis de sable. Qui n’auraient rien à faire sur le carrelage. Rien à verser, rien à tamiser. Mais, si passionnants pourtant qu’on y revient, on les jette, on les manipule, on les range, on les cherche. À côté, un ballon jaune et une balle rose, plus petite et plus lourde, à la peau plus molle et plus épaisse. Plus intéressante à goûter. Quelques chaises de bois en désordre, un ou deux trucs électroniques, silencieux pour une fois. De ces machins programmés pour dire toujours la même chose ou presque, diodes luminescentes et voix enregistrées. Heureusement, lui, préfère le presse-agrumes en plastique. Un truc chargé d’histoire, qu’on a trimballé partout avec nous. Le même probablement avec lequel son père jouait.
En fait, il y a deux sortes de jouets : ceux inventés par l’homme, pleins d’intentions, d’observations méticuleuses pour attirer, éveiller, retenir. Des trucs bourrés d’envies, ingénieux mais compliqués. Lassants le plus souvent. Et les autres, tous les autres, les vraiment passionnants. Ceux dont on ne se lasse pas, ceux qu’on emporte avec soi dans le lit quand il faut aller se coucher. Ceux qui ne sont pas faits pour s’amuser justement. Des machins qui servent, qu’on voit les grands utiliser. Le rouleau à pâtisserie par exemple, le bol en plastique, les boîtes et tous ces bouquins ! Ah, les livres ! Il n’y a rien de tel que le plaisir de les débarrasser de leur jaquette comme d’un truc inutile, de les ouvrir, les replier, les faire tomber et les remettre en place. Et recommencer.
Ah, je me souviendrai longtemps de son air intrigué, vaguement inquiet, regard interrogateur et légèrement froncé y revenant sans cesse, quand le ballon de baudruche s’est lentement dégonflé, sans bruit, juste un petit filet d’air, là où il l’avait mordu. Comment une chose si grosse et si belle peut-elle devenir si petite, si fripée, insignifiante et si laide? Y suis-je pour quelque chose ? Est-ce que tout autour de moi peut suivre le même chemin ? Ces maisons, ces voitures ? Ces gens même, qui me portent, me parlent, me sourient, me nourrissent ? Le monde prend tout à coup une forme singulière, une sorte d’impermanence temporaire, transitoire et suspecte.
Une autre image qui restera inscrite en moi, une fois qu’il sera parti, sera ce petit corps nu et potelé, agrippé à la balustrade de fer forgé, le regard perdu dans le monde au-delà, un monde de fleurs, de feuillages et d’insectes dont quelques-uns, les plus curieux sans doute, font un détour par lui. En découverte aussi sans doute. On ne sait jamais, ce petit bonhomme à la peau encore trop claire pourrait être une bonne surprise, un truc à butiner ? Le papillon jaune, presque blanc qui passe et se pose sur la lavande, juste à ses pieds. Une fleur blanche elle aussi, tout près, presque accessible, juste un peu trop loin malgré les tentatives. Les abeilles qui passent, bien trop occupées avec bien trop  à faire pour s’intéresser à lui. Tout un jardin écrasé de soleil et bruissant d’activité qui s’étale au-delà d’une frontière infranchissable, bien utile pour observer en toute tranquillité. Rambarde qui s’échauffe lentement alors que la journée suit son cours.
Heureusement, au-delà, il y a le ciel, les avions, les oiseaux, les nuages et tout ce qui bouge, très loin, si lentement qu’il faut beaucoup de silence et d’attention pour les suivre. Alors le regard s’évade, on devine comme un chemin, une jonction qui se fait entre le dedans très profond et le dehors si vaste et mystérieux. Un chemin de silence et d’impressions fugaces, difficiles à retenir, difficiles à nommer.
Lui, on le suit à l’oreille quand il va d’un bout à l’autre, quatre pattes volontaires et décidées, tête baissée, pressé par quelque urgence. Puis le silence. L’enfant en arrêt. Devant quelque chose qui lui avait échappé, un truc qui vaut la peine. Une feuille, une brindille, une fourmi. Un truc à démonter ou à goûter. Il a découvert, par exemple, le dossier de ce gros camion en plastique bleu et vert, voyant comme pas possible, que les voisins nous ont prêté : un machin un peu grand pour son âge mais très intéressant tout de même. Il y a par exemple le coffre et son couvercle pas facile à ouvrir, où oublier des choses. Et les grosses vis blanches ! Ah, les vis ! Il en aura fallu du temps pour comprendre comment les retirer puis, des heures durant, essayer de les remettre, à l’envers, gros bout qui ne veut pas rentrer.
Et le silence dans tout ça avec au beau milieu, les oiseaux. Dans l’énorme tuya juste à côté ou en va-et-vient pressés entre le cerisier et le gros cèdre du voisin d’en face. Les colombes qui appellent à toute heure et les pépiements plus discrets des mésanges qui s’interpellent. Plus loin, vers la cuisine, Brianne chante au milieu du vacarme des casseroles ou de leurs couvercles. Parfois elle se parle, pour se dire des choses qu’elle devrait faire. Un monde à elle-seule que, pour ma part, je n’aurai jamais fini d’explorer.
Midi. Il s’est réveillé. Réglé comme une horloge, à l’heure exactement prévue. Et le monde change : comme un tourbillon de Coriolis ou trou noir galactique, ce petit bout d’être humain attire tout l’univers autour de lui: spirale du temps, des objets, des conversations, des chansons (Ah ! Gugusse et la polka du roi !) et des gens qui ne peut que mener jusqu’à lui.

samedi 1 juillet 2017

Qu'aurais-je dit à sa place?


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« Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? » tel était le sujet de l’oral de bac de ma fille. Sept petites minutes. « Mais papa, c’est déjà beaucoup pour un si petit poème ! » Elle ne croyait pas si bien dire, ma petite. Tout est résumé dans le pauvre comptage d’un trop bref exposé. Toute la tension, le malheur, la malédiction du poète. Comment dire le tout dans si peu de temps, dans de si pauvres mots. Comment dire la tension immense, insurmontable qui l’habite ? Si on ne l’a pas vécue ? Comment dire les affres du génie quand on doute soi-même et que le temps, par nature, nous est compté et que le corps s’oublie ?

Poète maudit. Là aussi tout est dit. La beauté qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, de ce qui refuse de la regarder même, qui ne la voit pas. La beauté qui cohabite avec l’infâme, comme si c’était sa nature d’y naître ou de l’absoudre peut-être ? La beauté comme une quête, quelque chose qui vous habite sans nom et on cherche inlassablement, vainement, celui qui lui irait le mieux et jamais on ne le trouve. Il vous échappe, il vous fuit comme quelque chose après quoi l’on court. Un voyage au-delà des mers, par‑delà la raison. Sa propre ombre projetée par un soleil qui serait derrière soi. Et si l’on se retourne pour le surprendre, lui aussi aura disparu. Poète maudit. Dans ce mot il faut comprendre que la malédiction vient de lui, c’est lui qui jette l’anathème, c’est lui qui ne se supporte plus. C’est trop insupportable. Au sens propre du mot.

Le génie est cette arme trop lourde qui, irrésistiblement, se retourne contre soi. On a trop peur, à la fin, de presser la gâchette. Par dépit, par fatigue ou par inadvertance. La seule issue du combat qui vous habite. Comment expliquer, faire comprendre, que le poète est le siège de sa propre tension dramatique ? Au début c’est nourrissant, exaltant même puis ça devient écœurant et insupportable enfin. Quelque chose de trop présent, trop puissant qui vous habite comme un squatter maudit. Le génie de Baudelaire, poète habité. Dès que c’est dit, on comprend, le poète maudit. L’habitation par quelque chose de trop grand, quelque chose qui vous dépasse. Comme un carré où un cercle s’est inscrit. D’habitude, dans le monde bourgeois, c’est l’inverse. On cherche à tout prix à s’inscrire dans un cercle, faire partie. Retrouver ses semblables, y être reconnu. Pour vivre un tant soit peu. Le poète, celui qui fuit la bourgeoisie de l’âme, les habitudes et les banalités d’un monde qui se contente de lui, celui qui cherche ce qui s’y cache, est ce carré envahi par le cercle. Il ne lui reste que des petits bouts, les angles, pour être un peu chez soi. Tout le reste ne lui appartient pas. Tout le reste l’occupe tel un envahisseur, le préoccupe comme une obsession dévorante. Et il cherche le pauvre ! Il se croit obligé, missionné peut‑être ? Si c’est tombé chez lui, c’est que c’est à lui de débrouiller l’intrigue. Alors tout devient symbole, tout devient signe. Une piste à suivre et une autre. Et une autre encore. Un papillon qui fuit notre filet et que l’on poursuit sans prendre garde. Beaucoup trop beau le papillon. Une fée dans mon jardin. Lui, le poète s’égare hors des chemins trop passés alors qu’il croyait s’y trouver. Il ne se sait plus nulle part, étranger à lui-même, n’appartenant à personne et le temps qui passe, un instant son ami, devient son ennemi. Il devient son otage. Le temps comme une passion qui l’occupe, qui l’habite et le dévore, le réduit à petit feu, comme un bouillon, un potage.

Les fleurs du mal. Qui devine, qui osera dire l’incroyable beauté, l’incroyable densité de ce titre ? Qui y plongera donc, affamé, assoiffé de connaitre, mieux encore éprouver, ce que le titre annonce, l’histoire terrible de l’homme habité par une idée. L’idée d’un absolu. L’idéal qui naîtrait de l’idée dans le mal ? La douleur incessante qui l’habite, céphalée sans fin, une fureur, une flamme inextinguible,  que l’on croit éteindre dans l’alcool, les vapeurs et les femmes ? Qui d’autre que lui aura vécu cette peine, infligée à vie comme un verdict asséné dès la naissance ? Sois le bienvenu dans le monde, poète. Amuse-toi bien.

La malédiction dès qu’on naît. Dès qu’on sait que l’on ne peut être. Ah ! Ce mot est terrible. Naître. Il aura tout dit et personne ou si peu pour écouter. Entendre le débat terrible qui nous habite dès qu’on l’aura énoncé. Dès qu’on aura un tout petit peu vécu. À peine commencé à vivre que la fin s’annonce, se profile, une menace en instance, elle nous guette, silhouette de femme qu’on a envie d’aimer à la dévorer tant elle est belle, tant ça ne va pas durer. Entendre l’arc immense dressé en soi dont on serait les deux bouts et la flèche nous serait destinée.
 
Et qu’est-ce que le génie, jeune homme ? Le génie est précisément cette tension qui nous tue, la distance infernale entre la fleur et le mal. Quand l’immense nous habite, il n’y a aucun refuge dans le petit. Il ne peut que s’y transformer et s’y perdre. Il le sait. Tout est trop petit pour lui. Un bocal pour héberger l’océan. Pauvre, pauvre de lui. Il ne s’en sortira pas. Le génie est par nature insupportable. On croit toujours qu’il l’est pour les autres alors que c’est d’abord pour lui. Le trop gros rocher de Sisyphe, qui ne mène nulle part ailleurs qu’au retour sur soi-même. Ce qu’il impose aux autres, le génie, c’est tout ce qui est trop grand pour habiter chez lui. Ça déborde, forcément. Alors s’ils se plaignent, qu’ils imaginent un peu un chez-soi occupé tellement par ce qui les gêne.

Il n’y a de poète que d’habité. Sinon c’est le journaliste dont on parle. Baudelaire le sait. Depuis sa naissance, il le sait. Puisqu’il est né le pauvre. Et sa famille qui le contraint au voyage. Toute son histoire est dite dans cette phrase. Le voyage et la contrainte. L’océan et le bocal. L’homme qui se perd en lui-même. L’homme et ses passions, ses sentiments insupportables. Innommables parce qu’il vaut mieux s’éviter l’effort de leur donner un nom. Là aussi contraindre quelque chose de trop grand. Il n’existe pas de chausse-pied pour l’âme. La douleur est constante de cet être qui se tord pour entrer dans le soi.

Baudelaire mon ami, je voudrais te dire merci. Parce que ce voyage, j’ai pu le faire en ta compagnie. Il m’a mené en moi, au bout de mes angles épargnés par le cercle. J’ai pu m’y réfugier, m’y sentir chez moi, m’y sentir un peu moi. Fuir enfin cette enflure qui m’habite, me reposer au tréfonds de ce que je suis. Oublier le mal et respirer la fleur. Oublier la beauté et accepter le mal. Vivre simplement ce qu’on est. Cette tension qu’on partage, je l’aurai dite mille fois moins bien que toi, un sabir pour toi, un écho peut-être, comme une langue étrangère où nous nous serions compris.

Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? Comment dire tous ceux qu’il se sera découverts ? En lui, rien qu’en lui. Qui se résument à un seul : l’ennui. L’ennui du grand mélange, du grand gris où toutes les couleurs, les saveurs, les pulsions se mêlent. L’ennui d’où monte la mélancolie, ce spleen dont tout le monde parle mais si peu pour le vivre. Encore moins pour le chanter. Un seul l’aura fait aussi bien que lui.

C’est ma fille que je voudrais remercier pour ce voyage. Cette digression dans mon temps intérieur, cette balade au milieu du mélange, entre joie et douleur, entre aspiration et peine. Entre ce qui s’envole et ce qui tombe. Savoir qu’il n’est pas nécessaire de se trouver pour vivre. Il suffit d’explorer. De s’accepter en marche. Comme une horloge. Quand ça s’arrête, c’est que c’est fini.


Peut être.

lundi 5 juin 2017

Minkowski

Il faut savoir plonger en soi. Avec un peu d'esprit d'aventure, de patience et beaucoup de ténacité. Ne redouter ni le silence ni l'obscurité. Plonger profond, quitter la lumière et ne pas s'inquiéter de quand on va remonter.

Voyage au centre de ma Terre.

Descendre en soi, loin, descendre sans être vraiment sûr de ramener quelque chose. Quelque chose qui vaille la peine, s'entend. Qui résiste au temps et qui dure, qui n'ajoute pas au désordre et ne cède pas à l'envie, toujours présente, de parler de soi.
C'est à cela que me sert d'écrire, ce rendez-vous avec mon crayon sans être sûr que la mine soit bonne, mais en ai-je vraiment une autre?
Ce que je vais chercher à chaque fois, c'est un souvenir, une trace, quelque chose dont on ne devine pas tout de suite à quoi ça sert. Une saveur nouvelle ramenée des Moluques ou du Pernambouc. Impossible à décrire mais c'est là et c'est pour cela que j'y retourne sans cesse.
Aujourd'hui, au fond de ma mine, justement j'ai trouvé quelque chose. Ça me parle au point de m'asseoir dans l'obscurité pour y réfléchir posément: un truc en forme de diabolo qui, derrière un nom savant (un de ces noms qui n'expliquent rien sauf à ceux qui connaissent), raconte des histoires assez peu ordinaires: un Espace de Minkowski,



Ce truc est une explication du monde tel qu'il se donne à connaître, un monde délimité par la vitesse de la lumière. Expliquons un peu: selon les lois de la relativité, rien ne peut dépasser cette vitesse  donc elle définit un espace/temps dans lequel se trouve nécessairement toute information qui pourrait nous atteindre maintenant ou dans le futur. Si quelque chose se passe maintenant quelque part très loin, nous ne le saurons que plus tard, dans un délai qui dépend de la vitesse de la lumière.
Ainsi la vitesse de la lumière décrit un espace d'information, un espace qui se déploie extrêmement vite. Exactement comme l'onde d'un caillou jeté dans l'eau s'élargit et grandit avec le temps. D'où l'image du cône avec le cercle qui s'élargit le long de l'axe du temps. Ainsi se développe un cône de lumière, orienté vers le futur qui définit tout ce qui pourra être concerné par un événement qui se déroulerait maintenant. De même, un cône de lumière s'étend vers le passé qui précise tout les événements qui auraient pu avoir un impact sur le moment présent. Donc, à chaque instant, ces deux cônes décrivent la totalité de notre univers connu, notre espace-temps.
Pour bien comprendre, il y a une image très simple. Puisqu'on parle de vitesse lumière, imaginons que le soleil s'éteigne, là maintenant précisément au moment où vous lisez ces lignes. Vous ne le saurez pas avant huit minutes, le temps de finir cet article (êtes-vous sûr que c'est la meilleure chose que vous ayez à faire pendant ces huit minutes?), le temps que la dernière lumière émise par le soleil parvienne jusqu'à nous. Pendant huit minutes, nous allons vivre dans la totale ignorance de quelque chose d'aussi important que la mort du soleil. 

Tout d'un coup, cela donne quelque densité au temps qui passe, n'est-ce-pas?

La distance de la Terre au soleil décrit le rayon du cône et les huit minutes sa hauteur, ce qui donne une idée de la forme du cône: tellement, tellement évasé qu'il en est quasiment plat. Pour le dire autrement, puisque la lumière circule à trois cent mille kilomètres par seconde, le cône de lumière a trois cent mille kilomètres de large et une seconde de haut. Rien ou pratiquement échappe à la vitesse de la lumière et donc à notre connaissance des choses! Il y a aussi, plus loin, plus haut sur l'axe du temps, des étoiles qui meurent et qui naissent mais tellement éloignées que la nouvelle mettra des années ou des siècles à nous parvenir. Mais aussi loin soient-elles, elles demeurent à l'intérieur de notre cône de lumière puisque l'information nous parvient. Ça, c'est pour la lumière qui va vers le futur (le "cône de lumière future"). Il en est de même vers le passé: plus on va loin dans le passé, plus le nombre d'informations qui peuvent arriver jusqu'à nous est important ("le cône de lumière passée") ce qui donne la forme de diabolo aux deux cônes réunis  par le sommet dans notre présent.

En dehors du cône, c'est l'ailleurs, ce qui n'est touché par rien de ce qui nous arrive, qu'on ne saura jamais et qui n'a aucune importance pour nous. C'est un ailleurs absolument infime: l'espace entre deux cônes de trois cent mille kilomètres de diamètre et une seconde de hauteur est d'une finesse indescriptible, un cheveu dans le déroulé des choses et du temps, un hoquet unique et dérisoire dans l'histoire de l'univers.

Ah mais justement!

Alors que la plupart des gens se laissent captiver par l'intérieur du diabolo, tout ce qu'il implique et tout ce qu'il contient, cette expérience du réel qui nous inspire et nous agite, moi, c'est cet ailleurs infime et dérisoire qui m'a saisi. 

Ce qui n'est touché par rien. 

Cette parenthèse ridicule et obscure, écrasée par la masse des évidences qui s'imposent à nous.  La possibilité de prendre la tangente, d'échapper au monde et à l'inévitable . D'entrer en virtualité en quelque sorte. Ce monde qui vit au delà de nos limites, de ce que l'on peut connaître. Un monde si ténu, si rapide ou si bref que nous n'aurions pas assez de temps pour le voir vivre, il faudrait pour cela aller plus vite que la lumière. Cette distance presque inaccessible (mais tout est dans ce presque) est en cohabitation perpétuelle avec nous, sans influence, comme un observateur coi, attentif et bienveillant. Une sorte de présence neutre et ectoplasmique. Il y a quelque chose de très mystérieux dans cet ailleurs: une proximité improbable qu'il décrit en même temps que son impassibilité. Ce qui s'y passe ne nous concerne pas, ce qui nous arrive ne le touche pas. Et pourtant, il est là, il existe à deux pas gigantesques de nous, séparé seulement de nous par la vitesse de la lumière. Un détail en quelque sorte! 

Je le devine immense, bien plus grand que l'écrasement du diabolo pourrait le laisser croire.

Il faut fouiller et fouiller encore pour comprendre pourquoi cet ailleurs est important. La lumière crée pour nous des évidences qui nous aveuglent et nous enferment, mais au-delà d'elle que reste-t-il du temps? Cet au-delà existe puisque les cônes qu'elle dessine ne sont pas rigoureusement plats. Ah, s'ils l'étaient, l'histoire serait différente, la chose serait entendue: tout pourrait être pesé, connu, vérifié. Il suffirait d'y mettre le temps même si ce sont des siècles. Non, d'un coup, là, le monde entrouvre une parenthèse minuscule, un espace picoscopique entre ce qui nous vient du passé et ce qui va vers le futur. Un espace d'une finesse extrême, qui se joue au présent. Une respiration énigmatique et salutaire dans la pression des évidences et des choses.

Cet espace comme une fente dans le réel m'attire inexorablement. Il a des choses à nous dire même s'il ignore qu'on existe. L'ignore-t-il seulement? Cette proximité autre, ce monde est une ouverture, la possibilité de s'évader,  quelque chose comme une fuite de réalité qui nous échappe. Une dimension supplémentaire à acquérir, à faire naître comme un talent nouveau.
D'un coup, le refrain "c'est l'ailleurs qu'il me faut, l'ailleurs exactement" chante en moi comme une ritournelle, comme quelque chose de connu sans que je puisse mettre un nom dessus. Un souvenir imprécis, un autre voyage ou une autre vie. J'ai l'impression fugace et persistante que dans cet ailleurs un peu métaphysique se dessine et se joue une autre physique justement, celle qui contient et non celle qui raconte. Comme une histoire derrière l'histoire. Comme une ombre à l'envers, quelque chose qu'on traverse sans y prendre garde. Un parfum peut-être. Il y aurait dans cet ailleurs hors du cône de lumière, dans ce rien, toute une ribambelle d'opportunités et de possibles.

Voilà ce que j'ai découvert au fond de mon imaginaire avec ma lampe falote et faiblarde. Voilà avec quoi je joue, ce qui me fascine et me captive, me fait oublier la surface et le temps qui passe. Un monde réel, inaccessible et différent, quelque chose qui nous enveloppe et qui nous échappe pourtant: ce qui est au-delà de la lumière et de sa vitesse et qui vit en même temps que j'écris. Un monde habité de potentiels sans effets. Comme une gourmandise dont on pourrait abuser.

Une frontière à traverser comme un voile que l'on perce pour faire apparaître ce qui est voisin. 

A propos de frontière justement, il en est une qui doit être étonnante à vivre: que se passe-t-il exactement sur le bord du cône? sur cette paroi infime entre ce qui nous arrive et ce qui ne peut venir à nous? entre notre monde emberlificoté dans ses liens de cause et d'effet et ce monde d'à côté, justement sans lien, sans effet, aucun sur le nôtre. Comment vivre à cet endroit exactement où, à cause de la lumière et de sa vitesse, nous pouvons être rattrapés par notre passé, mais en même temps être en dehors de l'histoire? Il suffit d'un pas de côté et on devient inaccessible? Quelle couleur a-t-elle cette frontière? Quel goût? Et comment sait-on qu'on s'y trouve? Un lieu sans ombre peut-être?

Rester, rester encore dans ce silence et cette obscurité, demeurer pour être sûr d'avoir bien saisi. Ne rien laisser derrière qui, peut-être, serait la clé, la dernière pièce du puzzle, quand je serai remonté ce sera trop tard. Jouer avec ce diabolo incongru en quatre dimensions et écouter encore ce qu'il a à me dire.

Ne pas céder au temps qui passe et à la lumière qu'on voudrait retrouver, justement.
C'est curieux, d'ailleurs, ce lien entre lumière et temps. Au point que le temps change quand on joue avec elle?

N'importe! Il est temps de remonter.