Le soleil, au plus haut dans le ciel, avait évaporé depuis
longtemps ce que la nuit avait laissé de fraîcheur. Il commençait de
carboniser tout ce qui avait cessé de lui résister et qui ne subsistait plus
que chétif et desséché. Et la répétition du jour était comme un supplice quand,
à nouveau, l’ombre avait disparu, fondue dans l’incandescence du sable. Quelque
part au cœur de cette immensité, la voix infatigable du muezzin rappelait
l’heure rituelle. C’était Adh-Dhouhr, le milieu du jour. Dans le demi-jour d’une petite maison aux murs et au sol
terreux, un homme, tourné vers le sud,
priait sur son tapis. Il avait le visage
heureux et en paix de quelqu'un qui retrouve un ami. Dans le lointain ou
quelque cour à proximité, un chien aboyait, ailleurs un enfant pleurait et une
femme, en répons, appelait. Les rues étroites étaient vides et brûlantes et le
souk haletait dans ses parfums d’épices alors que le désert aux portes de la
ville gagnait lentement sur le petit bourg accroché à ses points d’eau. Le
désert où, demain encore à l’aube, il s’en irait marcher, interroger les
étoiles, goûter l’univers et parler au silence. Telle une nappe brûlante, au pied de la maigre ouverture qui lui servait de fenêtre, une clarté éblouissante
éclaboussait le sol crayeux qu’elle marquait d’un rectangle aux contours nets, éclatant
de blancheur. À ses côtés, un plateau en cuivre ciselé réverbérait la
lumière par touches dorées ; il portait une théière d’argent, un verre, qu’on lui avait
apportés et une poignée de dattes. Sur la table dans la pénombre, il n’y
avait que le kalam et quelques feuilles fripées. Derrière le mur en pisé, le frottement de
babouches sur la pierre sonnait à intervalles réguliers, comme une respiration lente
et fatiguée : une femme âgée et légèrement voutée, ce devait être sa mère,
le visage creusé de rides sinueuses qui n’étaient pas que de vieillesse, allait
et venait dans la maison et, les mains noires de cendres, préparait le four
pour le pain de la semaine. Le monde, écrasé de chaleur, survivait alors que lui, attentif
aux signes et à l’immobilité des gens et des choses, y puisait des mots
habités qui finiraient en vers.
Quand il l’a écrit.
Il pleuvait. Le monde était noyé sous des trombes qui bouchaient
l’horizon à dix pas, les sombres
collines, à peine visibles sous l’averse, ruisselaient et la terre fumait,
cherchant son souffle submergée par le déluge. La pluie enfin, après tant de
jours sans, enserrait le monde sous des nuages lourds, bas et gris. Les
gargouilles hurlaient l’eau qu’elles recevaient de toutes parts et la terre
dégorgeait, gonflée comme une pâte molle. L’orage ne passait pas décidément, figé
au-dessus du monastère, à en faire dégueuler les citernes. Elles n’étaient
jamais taries, loin s’en faut mais avec l’été, l’eau avait pris un goût qui
soulevait légèrement le cœur chaque fois qu’on en buvait. On lui préférait le
cidre ou le vin quand l’occasion, rare, était donnée. La cellule avait été fraîche, elle redevenait humide hélas et glacée bientôt. Il en serait ainsi
jusqu’après l’hiver et les bures roides et pesantes n’y pourront mais. A
nouveau, le froid prendrait les os de ces femmes et de ces hommes unis au labeur
comme dans leurs psaumes. Les caniveaux charriaient maintenant des torrents bruns
et nauséabonds qui dévalaient les ruelles et traversaient les cours. Comme si
longuement la terre se lavait des immondices des hommes. Elles étaient là pour
ça justement, les nones en prières. Acceptant le peu pour que d'autres aient beaucoup. Dans le bruissement assourdissant de la
pluie qui tintait sur la tuile, encore une fois, elle eut un frisson et posa la
plume à côté de l’encrier, suspendant son geste, son souffle jusqu’à ses
pensées, pour écouter mieux encore ce qui lui venait de l’âme. La douceur de ce
feu au dedans qui lui montait aux yeux les larmes. Elle entendit un oiseau
chanter, émerveillé par la pluie comme il l’était par tout le reste. Elle
écrivit une ligne comme sous la dictée. Une cloche a sonné, lentement d’abord, comme pour s’ébrouer
dans la boucaille, puis plus vaillamment, pour chasser la stupeur qui
enchâssait le monde. C’était l’heure de laudes. Elle alla rejoindre ses sœurs
dans la petite chapelle. À nouveau, il lui arriverait de frissonner dans ses
prières, sans qu’elle ne sût si c’était de joie, de froid ou autre chose, plus
profond et non-dit.
Quand elle l’a écrit.
Lui, au début, personne ne venait le voir ou presque. Il
était l’oublié, reclus dans quelque cabane au bout d’un chemin pierreux et
tortueux, au fond d’une vallée où personne jamais n’allait. C’est pour cela
qu’il y avait élu son pauvre domicile. Il y avait vécu longtemps, solitaire, vif
et décharné, heureux et jamais seul, habité par ce quelque chose de puissant
qui grandissait en lui. Les animaux s’étaient habitués à lui, s’enhardissaient
et s’approchaient de la masure. L’univers, quant à lui, s’arrêtait aux bords de
la clairière pour lui dire des histoires connues de lui-seul ; il
s’aventurait parfois sous la futaie, suivant une sente, un animal ou une envie.
Il était dans la forêt comme chez lui. Puis un jour, il s’était mis en marche, oublieux
de ses pauvres biens. C’était bien simple, il n’avait rien. Il n’a jamais cessé
de marcher depuis. Bâton et sandales sans rien d’autre. D'autres sont venus à lui, ont marché avec lui. Des fous le plus souvent
et une femme aux yeux clairs. Il allait aux gens de son pays, leur racontait
les merveilles de la vie, ce qu’il apprenait des oiseaux, des fleurs, du soleil
ou de la pluie. Il parlait peu, chantait toujours, il chantait alors qu’il marchait
et traversait les peines et les misères d’un monde qui se construit autant
qu’on le détruit. Ceux et celles qu’il croisait et voulaient bien l’écouter,
soudain, étaient heureux et repartaient chez eux. Ou se mettaient à le suivre à
leur tour, c’était selon. Pour un temps ou pour longtemps. Il rayonnait alors
que l’obscurité grandissait qui n’était pas que nuit. Et son chant dure, dure qui
nous illumine encore.
Lui, ce qu’il a dit, ce sont d’autres qui l’ont écrit pour
lui.
Et d’autres encore, d’autres si nombreux, d’autres temps et
d’autres lieux, sans oublier celles et ceux aussi dont les écrits se sont
perdus, tous qui chantent la même chose.
Ils ont raconté, chacun à sa manière, ce qui leur venait quand
le vide était en eux et les touchait de quelque chose d’à la fois très puissant
et très doux.
Tout ce qu’ils ont écrit et nous reste, vivant, quel que
soit le siècle. Une trace filée au rouet du temps, des calendriers et des jours
qui passent. Qu’on devine et attend dès qu’autour de soi et en soi, un tant
soit peu de place est faite. Ces gens par qui un peu de grâce et immensément d’amour nous est dit. Ce que même le sable, les pierres, les animaux, les arbres
écoutent, comprennent et savent.
L’air qu’on respire et cette eau que l’on boit.
L’odeur du plomb tiède se mêle à celle du bois des casses, à
celle du feu dans l’âtre et du papier en rouleaux innombrables. L’unique fenêtre
à croisillons filtre une pâle lumière grise au travers de carreaux à la surface
inégale et aux couleurs délavées. Quelques-uns sont désajustés, en hiver les
courants d’air sont glacés. À une table massive, encombrée de mille choses, un
homme coiffé d’un feutre et aux mains racornies par la goutte, déroule les parchemins
un à un, mêlant le savoir de ses doigts qui caressent le papier à l’acuité de
ses yeux attentifs au-dessus du lorgnon et auxquels rien n’échappe. Il murmure,
grommelle parfois en écartant une feuille. L’apprenti s’affaire de son côté. Il
a fini les empreintes et achève de préparer l’encre dont l’odeur lourde monte
dans l’atelier. Il a faim mais n’ose le dire et la fatigue l’a pris qui ne le
lâchera plus. Dehors, les gens passent et s’activent dans le petit jour
qui annonce le marché, le fer des charrettes tirées par des mulets crisse sur
le pavé, sous les appels de ceux qui les mènent, débordantes de tonneaux, de
fagots ou de sacs. La cité bruisse d’une prospérité retrouvée après des années
de disette et la crainte, toujours, des guerres ou de la peste. Tout à l’heure
il tournera la presse, moment qu’il redoute et espère tout à la fois : non
qu’il craigne l’effort même s’il dure toujours plus que de souhait, mais si une
faute s’était glissée, si la pression mal ajustée faisait manquer une feuille
de ce papier si rare et si coûteux, c’est toute une nuit qui s’en trouverait
gâchée. Il n’est pas étonnant que ces premières pages s’appellent des épreuves.
Ces livres qu’ils auront faits.
Celui-là en particulier.
Et ceux qui les emportent, ce travail maintes fois répété de
cartons à peser, à porter, ahaner sous la charge. Livres entreposés au milieu
de tant de choses, victuailles, denrées et objets de toutes sortes. Préparer
l’attelage et soigner le cheval, il fut un temps. Maintenant c’est plus
simple : ce n’est pas que le métier se perde, il reste le même, c’est
l’outil qui a changé. Vérifier la
commande, recevoir le paiement, passer l’octroi, acquitter la taxe et s’engager
sur les routes, non dénuées de brigands.
Beaucoup plus tard, un autre monde ailleurs, inimaginable à
ceux-là dont on parle, un homme a été touché. Il a traduit Hafiz, il a compris
d’Avila et a suivi d’Assise. Il en a fait un livre, un de ces livres rares et
beaux, dont le contenu est tellement, tellement plus vaste que le contenant,
tellement plus chantant et coloré que ses lignes, tellement plus vivant. Un de
ces livres dont, quand vous les rencontrez, vous ne pouvez plus vous séparer.
Jamais.
Un livre à se taire et à écouter.
Ce livre qui m’a été porté, qui vient du fond des âges et
les aura parcourus.
Ce que d’autres ont écrit avant, il y a longtemps ou hier
seulement, il m’est donné maintenant de le lire et de penser à eux, à elles. De
remercier comme eux, comme je la remercie, elle, de ce que ce livre soit arrivé
jusqu’à moi.
Ce livre que je vais lire, Love poems from God, un livre aussi léger qu'une plume.
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