J’attends
que les mots m’appellent, pêcheur rêveur emporté dans l'eau par le poids de sa ligne. Pour l’instant, ils
passent en désordre sous mes fenêtres, bandes joyeuses, bruyantes et
désorganisées, absorbés par leurs jeux et ignorants de mes vœux et quand ils
sont passés, je me retrouve, pensif et désœuvré, dans le sillage de souvenirs, de senteurs
et de sons qu’ils laissent derrière eux. Il m'en reste une sorte de langueur un
peu morne, un étonnement incertain et le regret de n’avoir pu en saisir aucun,
que rien ou presque ne durera de ces passages. Cette fois encore, ç’aura
été un défilé ruisselant, cacophonique, insaisissable, indifférent presque hostile, peut-être suis-je trop
loin ou sont-ils trop furtifs, indociles comme ces
bandes de copains qui sortent de leur boîte et tardent à rentrer, inondent la nuit de clameurs éméchées.
Je
ne me décide pas à les rejoindre, pas encore descendre dans l’arène, attendre à
nouveau leur passage, pourtant il faudra bien que je me résolve à partir avec
eux, sans plus m’arrêter à ce qui me retient. La même chose sans doute qui me
retenait dans un âge plus jeune mais tout aussi hésitant, quand j’étais
amoureux. Devant l’immensité, faire le premier pas coûte, une barrière gigantesque,
infranchissable tant qu’on n’a pas osé une fois au moins et l’on se perd sans
fin à imaginer ce que sera la suite, un autre égarement je suppose, mais aux
émois tellement plus doux.
Pourtant
ces bandes gaillardes et bien vivantes qui s’étalent et se bousculent, me
parlent. Elles évoquent dans leur tapage, des mondes que je sens proches, tel
un enfant sur un quai, immobile, silencieux dans le vacarme portuaire et envieux des grands voyageurs qui s'affairent sous ses yeux.
Il observe les malles et les ballots, les allers et venues des hommes et des
tonneaux, n'en perd pas une miette, devine ceux qui partent et ceux qui rendent le départ possible. Se
dit que, peut-être, s’il commence par aider ceux-ci, pourra-t-il faire partie
de ceux-là ? Dans le grand balancier des mâtures et des voiles qui
sèchent. Et les canots qui circulent, halés dans le lent mouvement de leurs
rames et le geste sûr du matelot. Sans oublier le goût de la chique ni le poids de la pipe.
Maîtres
mots.
C’est
votre tour peut-être, mots revêches et mutins qui fuyez sans cesse, de
laisser venir à vous ce petit élève d’un cours très moyen, témoin de vos jeux au collège, laissez-lui libre cours dans celle de vos récréations, laissez-le se
perdre à vos cavalcades libres et sauvages en bandes qui s’observent, s’évitent puis
s’affrontent, se cherchent et se bousculent et ne lui tenez pas rigueur si, de peur, il tire un peu trop vite son épingle du jeu. Question d’habitude sans doute ? Oui à n’en
pas douter, la crainte est là de se perdre, d’être malmené, d’y laisser des
plumes faute d’en avoir trouvé une, la peur des mauvaises fréquentations, d’être
à son insu acculé dans un recoin sinistre où l'on se retrouve vidé, essoré, sans
rien avoir écrit qui vaille, sans rien avoir gardé après avoir bataillé dans les vociférations de mots vengeurs et traîtres. L’immense crainte des balivernes et
du grand n’importe quoi.
Je
suis, au bout du compte, descendu dans la rue, décidé à m’y mêler, attendre
leur passage. Il s’annonce enfin dans un long brouhaha d’émeute qui les précède
de loin, rumeur impressionnante de l’océan qui s’approche. La crainte encore, de
la vague trop puissante parce que mal mesurée, l’appréhension du moment où il
faudra s’y colleter. Les voilà, ils sont sur moi. Vus de près, c’est vrai
qu’ils font peur, l’air mauvais, vindicatif et sauvage, si peu apprivoisés. Longs,
brefs, vifs et courts, certains compliqués se traînaillent. Ceux-là clament
haut et fort leurs sonorités, d’autres s’excusent presque d’exister. D'autres encore vous laissent coi, un grand vide dans la tête, un trou qu'on observe en se disant qu'il y a quelque chose là, pour dire ça, mais je ne sais plus quoi, on en reconnaît les contours et l'odeur de l'absence, comme la margelle entoure la profonde obscurité du puits. Je me sens
glisser, engouffré sans appui au cœur d’une manade furieuse ou d’une harde qui a démarré folle.
Que fais-je là, que suis-je, emporté par le flot sans rien où m’accrocher ?
Immense tonitruance erratique, libre et gesticulatoire, massée autour de solides
gaillards, sûrs de leur histoire et qui imposent le respect. J’hésite, je me
tais, me fraie un chemin ou plutôt me laisse porter, me cache presque dans
ce torrent qui passe. Je cherche du regard un complice, un repos, quelqu’une de
connaissance, je n’ose dire une amie, celui ou celle que je crois reconnaître,
semblable au souvenir d’un moment à venir et me donner enfin le courage de faire un bout de route avec elles.
Après
les hordes brutales et débraillées, ces mots qui s’imposent et ne vous laissent
penser qu’à peine, qui s’entrechoquent et portent en eux un grand vide dont on
ne sait que faire (capharnaüm par exemple, jéroboam ou oripeaux), en voici d’autres qui murmurent et chantent, colorés, vivants,
légers, aux airs de parfums presque, qui s’avancent posément, prennent tout
leur temps. Que pensez-vous d'un nom d'arbre, olivier par exemple, frêne, églantier ou sylvestre ? Ou encore rhododendrons ? Ah, celui-là, il nous promène, regard perdu sur la colline et ses ondulations. Chacun est une esquisse, une histoire, la promesse d’un détour qu’on
ne regrettera pas. Ceux-là, nul besoin de les chercher, encore moins de les choisir,
on échoue chez eux comme sur une grève, rincé, épuisé mais heureux comme après
un naufrage. Je ne dis pas qu’ils m’accueillent, au moins ils me tolèrent. Je
peux m’y reposer.
Cette
fois encore,
S’annonce
une balade en bonne compagnie, parfumée, bien élevée, distinguée presque, dames d'antan sous leurs ombrelles, qui flânent en devisant. Je m'enivre à leur
présence comme à une essence forte, m'accroche à leurs pas mesurés telle une ronce à l'étoffe et me berce de leur démarche balancée et gracieuse, dans le
bruissement soyeux des robes et la douceur des châles qui bordent des épaules rondes,
lisses et fraîches, au chant discret et mélodieux de conversations susurrées.
Ah, que ne suis-je leur amant, leur complice ! M’en approcher encore, écouter, sentir,
ressentir, en être intime, confident si possible, familier de ce qu’elles
disent et assoiffé de ce qu’elles taisent. Me nourrir de leurs silences et des
bribes qu’elles m’abandonnent, que je ramasse avide, alors qu’elles feignent d’ignorer
ma présence mais se nourrissent d’elle. Oh, comment savent-elles si précisément qu’on
les regarde et qu’on les aime ? Je n’ai rien pu faire ni dire pour les retenir,
rester à leurs côtés et déjà elles s’échappent, me distancient, m’oublient, disparaissent
au détour d’un buisson et je me retrouve penaud, surpris et un peu bête, juste au
bout de ma rue, la tête pleine de ce qu’elles y ont laissé, languide de leur ivresse
après un voyage si lointain et si bref.
À
les suivre au moins, je me suis mis en chemin, ne plus m’arrêter alors, jusqu’à
reconnaître enfin le grand vent du large dans l’air qui m’entoure et frémit. Me
laisser guider, résister au sens qui s’affole, humer encore comme un chien
courant divague, flairant dans l’air une senteur, un bruit, une image qui
lui sont familiers, annonciateurs de joies tranquilles et de moments délicieux.
Revivre l’émoi de leur passage et me laisser conduire en leur compagnie au
seuil de l’océan de mon prochain roman.
Une
fois en route, s’arrêter est difficile et les mots deviennent comme ces enfants
de villages étrangers qu’on traverse quand on marche au long cours, ribambelles
galopantes et joyeuses qui collent à vos basques comme un sillage de clameurs et de bruits, une effervescence agitée dont il est impossible de se débarrasser. Jusqu’au
fond du sommeil et au cœur de la nuit. Certains déambulent seuls, esseulés, semblent
sans famille ni attache et à qui, encore, pour l’instant, j’ai si peu à donner.
Ils sont là, vous regardent, une invite silencieuse dans les yeux dont on ne
sait que faire. D’autres sont sales, dépenaillés, moches même, qui viennent
à vous vifs, bagarreurs et hirsutes comme s’ils venaient de se chamailler, et
tant d’autres qui vaquent à leurs affaires, l’air de ne pas s’en laisser conter.
Tout ce petit monde a ce quelque chose, presque rien, qui invite à s’arrêter.
Oui,
se poser, les laisser m’entourer, les laisser venir à moi en masse vivante, vibrante
et forte, accueillir les phrases qui arrivent en petites cohortes malhabiles,
ne pas s’y opposer, peu importe où elles mènent. Inventer un langage pour se
comprendre enfin, moi et tous ces petits étrangers.
Ils
veulent, je le sais, que je leur parle du plus profond de moi et de ce qui m’habite, que je m’engage
et partage d’où je viens, sans montrer trop d’intérêt pour où je crois aller. Savoir
surtout ce que j’ai dans le ventre. Oui, pour écrire, il faut se livrer, donner
beaucoup de soi, fouiller dans sa besace, donner quelque chose, n’importe quoi
qui engage et lie et fait que le moment devient inoubliable. Cracher les mots
autant qu’on les respire. S’y jeter comme dans une bagarre et ne rien retenir
des coups qu’ils nous portent. Lentement, nous nous faisons les uns aux autres
et, ensemble, nous inventons des jeux, des rituels, esquissons en petites conversations,
des chants de gestes et de sourires où je devine qu’ils m’invitent à rester
parmi eux, m’indiquent où demeurer. Ils ont raison, je vais rester un peu.