C’est
l’hiver. Air glacé et ciel bleu. En avance sur la saison mais pas sur la
nature ni les hommes : depuis que les dernières couleurs d’automne ont fui
avec le vent, ne laissant que leurs branches aux arbres, auxquelles ne restent
que quelques feuilles têtues et désespérées, ils l’attendent. Il est là et
comme d’habitude, ils y sont mal préparés. L’homme urbanisé, même quand il vit
à la campagne, ne sait plus se préparer à l’hiver. Seuls les paysans ont
gardé le sens de ce rythme lent, imperceptible. Cela disparaîtra aussi avec l’air
conditionné dans les tracteurs. Alors ne subsisteront que les rituels,
habitudes sans connaissance, attention sans autre langage que le nôtre. Le
grand monologue urbain sera complet, avec en arrière-plan sonore, le halètement
grinçant des machines et le zézaiement des computers. Si l’été est
assourdissant, l’hiver est une saison bavarde : derrière son immobilité,
on devine la métamorphose au travail, rien ne bouge et tout change. Dans ces
instants rétreints et secrets, s’accumulent les jaillissements futurs, vers la
grande aventure du recommencement. C’est maintenant que l’homme sage, l’observateur
patient taille et coupe. C’est maintenant que l’arbre prend forme. L’hiver est
la saison de toutes les créations, celles que l’on poursuit et qui s’échappent
encore, celles qui nous obsèdent, celle qui nous façonne à l’image d’on ne sait
quel modèle éternel et changeant. Et toutes les autres. Quant à l’été, c’est
davantage l’heure de la récréation.
Si
l’on observe bien, l’hiver a ceci d’intéressant que l’activité s’y réduit au
strict nécessaire, comme un bagage pour un voyage incertain : les actifs
savent où ils vont, les animaux sont affairés, sérieux comme des papes. Même
les bruits se font rares et précis. Et pour peu qu’il neige, tout cela se réduira
encore. Il faut finalement des températures très précises, remarquablement tempérées
et propices pour que la vie et le désordre s’épanouissent. En deçà comme au-delà,
l’homme attend, fatigué avant d’avoir commencé. Qu’y faire ? Déménager.
Les grandes transhumances sont comme les vents, circulaires et cycliques. L’avis
de Coriolis serait intéressant sur les migrations, occasionnelles ou pas, qu’elles
concernent nos vacanciers, nos émigrants ou nos immigrants. Tristes tropismes.
Avez-vous remarqué à propos ? la cinglante différence entre l’émigrant et
l’immigrant ? L’un a pour lui gravité et noblesse, empreintes d’une certaine
nostalgie. L’autre est beaucoup plus tapageur, encombrant, désordonné et pour
tout dire, clandestin. Même si les deux sont misérables, la faveur va davantage
à celui qui s’éloigne qu’à celui qui s’approche. Coriolis aurait-il quelque chose à nous dire
à ce sujet ? Il semblerait, en première hypothèse, que le cycle favorise
le changement, il serait le point de départ (si j’ose dire) de l’évolution.
Il aide à grandir comme une super-vitamine. Le "grand bi" l’avait bien compris
qui, d’emblée, avait donné à l’expérience des dimensions impressionnantes et
pour tout dire, passablement casse-cou. Heureusement qu’il fut vite ramené à
des proportions plus aisément maîtrisables. Mais c’est un fait : le cycle
est moteur. De l’un à l’autre, le pas est facile à faire, une fois fait d’ailleurs,
il devient inutile, le moteur prend le relais.
Les
voici donc nos machines soufflantes, haletantes et volantes : c’est du
cycle. Et d’ailleurs, elles tournent. Pour nous, pour les autres, pour tout le
monde et pour personne. Elles en viennent à tourner pour le plaisir du cycle,
finalement peu exigeantes en réparations et entretien. Et si, parfois, elles
rompent brutalement cette délicieuse harmonie du fonctionnement et de l’évolution
cycliques par des catastrophes ou autres ruptures à caractère médiatique, il faut
seulement y voir une légitime aspiration au changement. Sans les ruptures, pas
de changement, sans changement pas de voyage ni découverte et tout notre bagage
ne sert à rien. Il faut savoir briser, briser avec éclat, les cycles qui nous
entourent et auxquels on appartient. L’éclat et le fragment, tout est là. Du moins,
tout a commencé par-là : quand fatigué d’assommer, l’homme a commencé à
vouloir fendre et couper (déjà, les raccourcis !). Ah, il s’en est donné
du mal sur ses fragments ! Il les a taillés avec application, on peut même
supposer qu’il y passa du temps et en tailla un certain nombre, vue la quantité qu’on en découvre encore de ces éclats, fragments du passé, de multiples cycles plus
tard. Il avait raison, cet homme d’avant l’histoire, ou tout au moins à son commencement, puisque nous y revenons à ses éclats et ses
fragments. Comme pour lui, nos éclats et fragments vont changer nos vies, notre
façon de voir le monde, de nous y promener et nos rapports avec les autres.
Le
fragment est un signal, il indique les lieux de grande densité historique,
comme un futur vestige d’échanges et de tensions. Le fragment est important,
même s’il est minuscule, il mérite qu’on s’y arrête. Il est la trace de la
création autant que son point de départ. Aurait-elle encore ses bras, la femme
de Milo ne serait qu’une aimable bergère un peu déshabillée. Sans eux, elle
devient Vénus, c’est le fragment qui fait le symbole. Notre civilisation repose
sur la bribe et les débats qui s’en suivent. Nous
vivons à l’ère de la bribe débattue. Rien ne nous est accessible dans son entier,
par nature l’information est parcellaire comme un colis piégé. Les apparences
sont toujours aussi trompeuses, seuls nous apparaissent des fragments, vestiges
ou annonciateurs. À nous de faire le tri dans un puzzle gigantesque où la
moitié des pièces manquent. C’est à partir de fragments, d’une pensée morcelée,
éclatée et miroitante comme du gypse ou de l’obsidienne que nous devons
reconstituer notre histoire et nos cycles. Avec tous les risques d’erreurs et
le souci de rigueur qui conviennent. C’est comme si le Créateur, en
cruciverbiste averti (même si son truc à lui serait plutôt les cycles et le
circulaire), nous lâchait dans les pattes, comme pour nous épater, quelques
morceaux de notre devenir et de notre passé en nous disant “débrouillez-vous
avec ça” Et tels des bushmen interdits devant une bouteille de boisson gazeuse,
nous échafaudons conjectures et supputations sur la nature des cycles. Un vieux
professeur de mathématiques qui vogue peut-être aujourd’hui sous d’autres
cycles, avait tout compris, qui m’avait dit “avec une longue vue suffisamment
puissante, je verrais ma nuque il y a dix milliards d’années ” Ce qui n’avait
pas manqué de me plonger dans des abîmes de perplexité ouateuse (comme il
disait) d’où il avait le plus grand mal à me tirer. Ce même professeur avait
une autre maxime qui eut davantage d’influence encore sur mon propre cycle: “méfiez-vous
du premier mouvement, c’est généralement le bon”. Cette traduction libre de “l’agir-ne
pas agir” oriental, il me fallut du temps pour la comprendre et me mettre en
route. Non sans de multiples précautions préalables, me méfiant comme de la
peste de tout premier mouvement, pensant davantage au second avant que de
commencer, ce qui ne m’a aidé ni à comprendre où j’allais ni, une fois arrivé,
comment j’y étais parvenu. Je m’en suis sorti en inversant la proposition et en
me méfiant des professeurs de mathématiques, surtout quand ils étaient bons.
Depuis lors, nous n’évoluons plus, lui et moi, sur les mêmes eaux, les sortilèges
des mathématiques faisant, comme sur les épitaphes, partie de mes regrets
éternels. In memoriam.
Il
est amusant de constater que les Anglais, au contact prolongé des sources de l’orientalisme qui est, comme chacun sait, l’un des multiples bénéfices de l’Empire, sont passés maîtres dans l’art de la conjecture
et de l’investigation : d’Agatha à Conan, d’arsenic en vieilles dentelles,
ce peuple d’îliens sur son fragment de continent nous a appris avec éclat à
reconstituer les fragments, à maîtriser le cycle : l’immuable est une valeur fondamentalement britannique et les règles de l’équilibre n’ont plus de secret pour ces experts
en statu quo. Pendant que nous, français, roués qui filons à l’anglaise, cultivons
davantage l’art de la tangente : à peine sommes-nous quelque part que nous
envisageons les moyens d’en sortir. Ce qui, par ses aspects positifs, peut être
un vigoureux facteur de développement n’en est pas moins un élément d’instabilité
tout aussi prégnant. C’est du moins ce qu’ils nous reprochent et la source de nos
malentendus cycliques.
Le
cycle et le fragment. Nous tenons là un mélange hautement détonnant, comme un
combustible et son comburant, qui ne manque que d’étincelle. Les occasions ne
manquent pas d'ailleurs et les boutefeux en herbe sont légions qui attendent qu’une partie du
monde soit sur la paille pour se livrer à des expériences pyrotechniques hautement dévastatrices. Guerres froides ou chaudes, locales ou généralisées, civiles ou non
(guerre civile ! ce concept ravageur et saisissant est un raccourci
sévère et préoccupant, digne de la famille Tape-Dur qui travaillait ses silex à
l’aube de notre histoire), tous les conflits qui se sont agités et s’agitent,
sont les signaux d’une fracture, comme un rift historique dans la tectonique
des plaques de notre développement. Quand ça bouge, c’est que ça vit et si ça
vit, c’est que ça grandit, même si cela fait toujours un peu mal, les opportunistes
de tous poils se disant qu’il suffit d’être ailleurs quand ça éclate ou au
contraire d’y aller pour participer. Les autres, tous les autres se disent “hic
et nunc” et derrière ce borborygme digestif se dissimule une extraordinaire
acceptation de la fatalité des cycles.
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