Si d’aventure, ce qui est une façon
de parler vous allez voir, vous prenez le train, en particulier l’un de ces trains réguliers
du matin qui poussent vers la capitale son lot de salariés endormis, vous ne
manquerez pas d’être frappé par la prédominance des rythmes. Celui du train bien
entendu, mais surtout ceux dans le train, l'omniprésence du rythme du wagon : l’homme qui tousse, les joueurs
de tarots qui ponctuent le silence de leurs exclamations, l’enfant qui pleure,
votre voisin qui respire… et le baladeur sur l’autre banquette. Surtout le baladeur,
comme un grésillement continu, un faux contact dérangeant sur lequel s’imprime
un battement pseudo cardiaque plus ou moins rapide mais toujours prononcé. C’est
à peu près la seule chose qui soit prononcée d'ailleurs, ne cherchez pas de mélodie ! Fi des
paroles vite oubliées, dans la plupart des cas elles n’ont de raison que d’être le prétexte aux instruments, surtout ceux qui bastonnent en arrière-plan. Le rythme de la phrase a, quant à lui,
disparu, envolé, emporté par le flot tumultueux de l’inondation cacophonique et
anglophone, plus de rimes ni d’allitérations. Le pied se confond quand on
le prend à tour de bras. Ça grésille vous dis-je, à un point hallucinant,
lancinant d’exaspération quand les battements ne se supportent qu’associés aux
aiguillages et autres avatars ferroviaires.
D’une façon ou d’une autre, il
est conseillé de ne pas s’éterniser dans cette sorte de voyage. Pourtant il y a comme un
attachement pathologique de l’homme au rythme : attentifs à celui des saisons,
formés à celui d’une cloche d’église ou d’une sirène d’usine, bercés par celui du sommeil, je vais y revenir un peu plus loin, prisonniers de
nos habitudes enfin, nous croyons construire quand nous ne faisons que répéter.
Il faut dire que la répétition jouit chez nous d’un statut particulier : c’est
par elle que nous avons appris, c’est elle qui nous rassure au point de nous
enfermer. Même chez Bach, l’art de la fugue se décline sur le mode de la répétition,
c’est dire ! La fuite impossible, l’escapade interdite, l’ordre se rétablit
sans cesse, retombe sur ses pieds qui n'ont rien de poétiques, l’habitude dressée comme on dresse un enfant, aveugle muraille qui imprime à tout ce
qui en dépasse des couleurs dangereuses et barbares. Honnies pour ainsi dire.
C’est bien connu, barbares sont
les rythmes qui nous sont étrangers, ceux auxquels on a du mal à se plier comme à une danse exogène : horaires ou rock’n roll, quand le rythme est
là, la contorsion n’est pas loin et c’est l’habitude, encore elle, qui transformera
en formation cette déformation volontaire.
Tout le problème vient sans doute
de la confusion entre répétition et méthode, de la suprématie (temporaire, j'espère)
de la planification sur l’invention. Il doit bien exister quelque part, dans
les coulisses du développement, en marge du grand spectacle de l’uniformité
confondante, une méthode plus attentive que répétitive ? Quelque chose de
plus nourrissant, comme un regard ou une écoute qui privilégie le détail et le
fragile à ce qui est solide ou commun ? Le summum de cette confusion aura
sans douté été atteint le jour où fut proféré l’axiome, je n'ose dire la promesse, au firmament du
rassurant “le changement dans la continuité”. Ne changez rien, ne jetez rien, gardez
tout, ça pourra toujours re-servir, vos habitudes se chargent du reste. Ce fut
le début du grand endormissement, au rythme paisible des formules ronflantes sous
la couette de la protection sociale. Nous avions tant envie de dormir que nous
prîmes le tableau d’une escapade de soudards en goguette pour une ronde de
nuit. Pauvre Rembrandt qui croyait nous réveiller par ses tonitruances, ses
vacarmes soldatesques, lui aussi a été piégé dans la ronde hypnotique
et somnifère. Regardez bien ce tableau et dites moi s'il vous donne envie de dormir, alors où est l'arnaque?
L’efficacité de l’ordre vient de
l’habitude. Tous les militaires vous le diront, qui vous font faire et refaire encore
le même geste pour être sûrs que, le moment venu, c’est celui-là et pas un
autre qui vous viendra à l’esprit, ou ce qui vous en restera dans l'implacabilité du combat et il est quand même
extraordinaire que ce qui rompt avec la ronde des rythmes, comme une révolution
par exemple, porte en son nom l’acceptation fatale de la ronde : agitez-vous comme vous voulez, vous reviendrez toujours sur vos pas. Circulez ! (toujours cette notion de cercle...) Dans ce cas,
autant ne rien faire et rester tranquillement chez soi, puisque une révolution n’est
finalement qu’un tour de plus. Ce mot, je ne sais qui l'a inventé, mais il sonne pour moi comme la revanche de l'immobilisme bourgeois. Pauvre cochon d’Inde qui s’essouffle immobile
dans son vertige circulaire. Pour en sortir, notre malheureux animal doit s’arrêter s'il le peut encore,
prendre la tangente, à moins qu’emporté par le mouvement, il n’en soit éjecté
prématurément.
Ceux qui prétendent que l’histoire
ne se répète pas sont aveugles ou ignorants, à moins qu’ils ne soient bègues,
les mêmes plats nous sont resservis en permanence, comme si, en cuisine, le
chef manquait d’ingrédients ou d’imagination. Finalement c’est l’affaire des
rogatons, les petits plats que l'on se passe et repasse, faits de restes: la grande histoire n’est que
l’accumulation des petites que l’on érige en édifiants principes et en prenant
grand soin de les choisir correctement (toujours une question d’ingrédients). L’histoire
se répète pour mieux nous enivrer comme pour ces mauvais vins où on force sur l’alcool
pour masquer la pauvreté des arômes et des saveurs. La sensation vous dis-je.
Et de l’appétit pour la sensation, je n'ose parler de goût, il est facile de passer au sensationnel,
pour nous qui nous laissons happer, rattraper par la tonitruance de nos loisirs. Entre cinéma "sensurround" (oui, vous avez bien lu, ça sonne comme un cataclysme),
télévisions multi-chaînes et parcs d’attraction, tout s’enchaîne, oui, c'est le mot et toutes nos inventions ne
sont plus qu’illusions : elles ne servent pas de réveil mais agrémentent
notre grand sommeil. Ah, c'est qu'il faut la faire belle, la roue du petit cochon! Nous parsemons nos vies de rêves et de chimères au lieu de nous laisser nous perdre dans des chemins de connaissance ou de découvertes, à tout le moins
d’exploration. J’en veux pour preuve, tous ces jouets dits d’éveil, tous de la
même forme, de la même matière et des mêmes couleurs, objets standards à la production
calibrée. Nos rêves, eux-mêmes, ne sont plus messages ou invitations, simplement devenus inaccessibles pour la raison toute simple que l’aboutissement ultime de nos errances somnambules nous ont amenés
droit à l’objet. Répété, multiplié, magnifié, il hante nos envies comme des barbares qui auraient pris possession de la ville.
Tremblez, poètes, les objets ont pris la rue! Tu parles d’une aventure, à ce rythme-là, autant rester couché.
Tremblez, poètes, les objets ont pris la rue! Tu parles d’une aventure, à ce rythme-là, autant rester couché.
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