samedi 1 juillet 2017

Qu'aurais-je dit à sa place?


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« Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? » tel était le sujet de l’oral de bac de ma fille. Sept petites minutes. « Mais papa, c’est déjà beaucoup pour un si petit poème ! » Elle ne croyait pas si bien dire, ma petite. Tout est résumé dans le pauvre comptage d’un trop bref exposé. Toute la tension, le malheur, la malédiction du poète. Comment dire le tout dans si peu de temps, dans de si pauvres mots. Comment dire la tension immense, insurmontable qui l’habite ? Si on ne l’a pas vécue ? Comment dire les affres du génie quand on doute soi-même et que le temps, par nature, nous est compté et que le corps s’oublie ?

Poète maudit. Là aussi tout est dit. La beauté qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, de ce qui refuse de la regarder même, qui ne la voit pas. La beauté qui cohabite avec l’infâme, comme si c’était sa nature d’y naître ou de l’absoudre peut-être ? La beauté comme une quête, quelque chose qui vous habite sans nom et on cherche inlassablement, vainement, celui qui lui irait le mieux et jamais on ne le trouve. Il vous échappe, il vous fuit comme quelque chose après quoi l’on court. Un voyage au-delà des mers, par‑delà la raison. Sa propre ombre projetée par un soleil qui serait derrière soi. Et si l’on se retourne pour le surprendre, lui aussi aura disparu. Poète maudit. Dans ce mot il faut comprendre que la malédiction vient de lui, c’est lui qui jette l’anathème, c’est lui qui ne se supporte plus. C’est trop insupportable. Au sens propre du mot.

Le génie est cette arme trop lourde qui, irrésistiblement, se retourne contre soi. On a trop peur, à la fin, de presser la gâchette. Par dépit, par fatigue ou par inadvertance. La seule issue du combat qui vous habite. Comment expliquer, faire comprendre, que le poète est le siège de sa propre tension dramatique ? Au début c’est nourrissant, exaltant même puis ça devient écœurant et insupportable enfin. Quelque chose de trop présent, trop puissant qui vous habite comme un squatter maudit. Le génie de Baudelaire, poète habité. Dès que c’est dit, on comprend, le poète maudit. L’habitation par quelque chose de trop grand, quelque chose qui vous dépasse. Comme un carré où un cercle s’est inscrit. D’habitude, dans le monde bourgeois, c’est l’inverse. On cherche à tout prix à s’inscrire dans un cercle, faire partie. Retrouver ses semblables, y être reconnu. Pour vivre un tant soit peu. Le poète, celui qui fuit la bourgeoisie de l’âme, les habitudes et les banalités d’un monde qui se contente de lui, celui qui cherche ce qui s’y cache, est ce carré envahi par le cercle. Il ne lui reste que des petits bouts, les angles, pour être un peu chez soi. Tout le reste ne lui appartient pas. Tout le reste l’occupe tel un envahisseur, le préoccupe comme une obsession dévorante. Et il cherche le pauvre ! Il se croit obligé, missionné peut‑être ? Si c’est tombé chez lui, c’est que c’est à lui de débrouiller l’intrigue. Alors tout devient symbole, tout devient signe. Une piste à suivre et une autre. Et une autre encore. Un papillon qui fuit notre filet et que l’on poursuit sans prendre garde. Beaucoup trop beau le papillon. Une fée dans mon jardin. Lui, le poète s’égare hors des chemins trop passés alors qu’il croyait s’y trouver. Il ne se sait plus nulle part, étranger à lui-même, n’appartenant à personne et le temps qui passe, un instant son ami, devient son ennemi. Il devient son otage. Le temps comme une passion qui l’occupe, qui l’habite et le dévore, le réduit à petit feu, comme un bouillon, un potage.

Les fleurs du mal. Qui devine, qui osera dire l’incroyable beauté, l’incroyable densité de ce titre ? Qui y plongera donc, affamé, assoiffé de connaitre, mieux encore éprouver, ce que le titre annonce, l’histoire terrible de l’homme habité par une idée. L’idée d’un absolu. L’idéal qui naîtrait de l’idée dans le mal ? La douleur incessante qui l’habite, céphalée sans fin, une fureur, une flamme inextinguible,  que l’on croit éteindre dans l’alcool, les vapeurs et les femmes ? Qui d’autre que lui aura vécu cette peine, infligée à vie comme un verdict asséné dès la naissance ? Sois le bienvenu dans le monde, poète. Amuse-toi bien.

La malédiction dès qu’on naît. Dès qu’on sait que l’on ne peut être. Ah ! Ce mot est terrible. Naître. Il aura tout dit et personne ou si peu pour écouter. Entendre le débat terrible qui nous habite dès qu’on l’aura énoncé. Dès qu’on aura un tout petit peu vécu. À peine commencé à vivre que la fin s’annonce, se profile, une menace en instance, elle nous guette, silhouette de femme qu’on a envie d’aimer à la dévorer tant elle est belle, tant ça ne va pas durer. Entendre l’arc immense dressé en soi dont on serait les deux bouts et la flèche nous serait destinée.
 
Et qu’est-ce que le génie, jeune homme ? Le génie est précisément cette tension qui nous tue, la distance infernale entre la fleur et le mal. Quand l’immense nous habite, il n’y a aucun refuge dans le petit. Il ne peut que s’y transformer et s’y perdre. Il le sait. Tout est trop petit pour lui. Un bocal pour héberger l’océan. Pauvre, pauvre de lui. Il ne s’en sortira pas. Le génie est par nature insupportable. On croit toujours qu’il l’est pour les autres alors que c’est d’abord pour lui. Le trop gros rocher de Sisyphe, qui ne mène nulle part ailleurs qu’au retour sur soi-même. Ce qu’il impose aux autres, le génie, c’est tout ce qui est trop grand pour habiter chez lui. Ça déborde, forcément. Alors s’ils se plaignent, qu’ils imaginent un peu un chez-soi occupé tellement par ce qui les gêne.

Il n’y a de poète que d’habité. Sinon c’est le journaliste dont on parle. Baudelaire le sait. Depuis sa naissance, il le sait. Puisqu’il est né le pauvre. Et sa famille qui le contraint au voyage. Toute son histoire est dite dans cette phrase. Le voyage et la contrainte. L’océan et le bocal. L’homme qui se perd en lui-même. L’homme et ses passions, ses sentiments insupportables. Innommables parce qu’il vaut mieux s’éviter l’effort de leur donner un nom. Là aussi contraindre quelque chose de trop grand. Il n’existe pas de chausse-pied pour l’âme. La douleur est constante de cet être qui se tord pour entrer dans le soi.

Baudelaire mon ami, je voudrais te dire merci. Parce que ce voyage, j’ai pu le faire en ta compagnie. Il m’a mené en moi, au bout de mes angles épargnés par le cercle. J’ai pu m’y réfugier, m’y sentir chez moi, m’y sentir un peu moi. Fuir enfin cette enflure qui m’habite, me reposer au tréfonds de ce que je suis. Oublier le mal et respirer la fleur. Oublier la beauté et accepter le mal. Vivre simplement ce qu’on est. Cette tension qu’on partage, je l’aurai dite mille fois moins bien que toi, un sabir pour toi, un écho peut-être, comme une langue étrangère où nous nous serions compris.

Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? Comment dire tous ceux qu’il se sera découverts ? En lui, rien qu’en lui. Qui se résument à un seul : l’ennui. L’ennui du grand mélange, du grand gris où toutes les couleurs, les saveurs, les pulsions se mêlent. L’ennui d’où monte la mélancolie, ce spleen dont tout le monde parle mais si peu pour le vivre. Encore moins pour le chanter. Un seul l’aura fait aussi bien que lui.

C’est ma fille que je voudrais remercier pour ce voyage. Cette digression dans mon temps intérieur, cette balade au milieu du mélange, entre joie et douleur, entre aspiration et peine. Entre ce qui s’envole et ce qui tombe. Savoir qu’il n’est pas nécessaire de se trouver pour vivre. Il suffit d’explorer. De s’accepter en marche. Comme une horloge. Quand ça s’arrête, c’est que c’est fini.


Peut être.

lundi 5 juin 2017

Minkowski

Il faut savoir plonger en soi. Avec un peu d'esprit d'aventure, de patience et beaucoup de ténacité. Ne redouter ni le silence ni l'obscurité. Plonger profond, quitter la lumière et ne pas s'inquiéter de quand on va remonter.

Voyage au centre de ma Terre.

Descendre en soi, loin, descendre sans être vraiment sûr de ramener quelque chose. Quelque chose qui vaille la peine, s'entend. Qui résiste au temps et qui dure, qui n'ajoute pas au désordre et ne cède pas à l'envie, toujours présente, de parler de soi.
C'est à cela que me sert d'écrire, ce rendez-vous avec mon crayon sans être sûr que la mine soit bonne, mais en ai-je vraiment une autre?
Ce que je vais chercher à chaque fois, c'est un souvenir, une trace, quelque chose dont on ne devine pas tout de suite à quoi ça sert. Une saveur nouvelle ramenée des Moluques ou du Pernambouc. Impossible à décrire mais c'est là et c'est pour cela que j'y retourne sans cesse.
Aujourd'hui, au fond de ma mine, justement j'ai trouvé quelque chose. Ça me parle au point de m'asseoir dans l'obscurité pour y réfléchir posément: un truc en forme de diabolo qui, derrière un nom savant (un de ces noms qui n'expliquent rien sauf à ceux qui connaissent), raconte des histoires assez peu ordinaires: un Espace de Minkowski,



Ce truc est une explication du monde tel qu'il se donne à connaître, un monde délimité par la vitesse de la lumière. Expliquons un peu: selon les lois de la relativité, rien ne peut dépasser cette vitesse  donc elle définit un espace/temps dans lequel se trouve nécessairement toute information qui pourrait nous atteindre maintenant ou dans le futur. Si quelque chose se passe maintenant quelque part très loin, nous ne le saurons que plus tard, dans un délai qui dépend de la vitesse de la lumière.
Ainsi la vitesse de la lumière décrit un espace d'information, un espace qui se déploie extrêmement vite. Exactement comme l'onde d'un caillou jeté dans l'eau s'élargit et grandit avec le temps. D'où l'image du cône avec le cercle qui s'élargit le long de l'axe du temps. Ainsi se développe un cône de lumière, orienté vers le futur qui définit tout ce qui pourra être concerné par un événement qui se déroulerait maintenant. De même, un cône de lumière s'étend vers le passé qui précise tout les événements qui auraient pu avoir un impact sur le moment présent. Donc, à chaque instant, ces deux cônes décrivent la totalité de notre univers connu, notre espace-temps.
Pour bien comprendre, il y a une image très simple. Puisqu'on parle de vitesse lumière, imaginons que le soleil s'éteigne, là maintenant précisément au moment où vous lisez ces lignes. Vous ne le saurez pas avant huit minutes, le temps de finir cet article (êtes-vous sûr que c'est la meilleure chose que vous ayez à faire pendant ces huit minutes?), le temps que la dernière lumière émise par le soleil parvienne jusqu'à nous. Pendant huit minutes, nous allons vivre dans la totale ignorance de quelque chose d'aussi important que la mort du soleil. 

Tout d'un coup, cela donne quelque densité au temps qui passe, n'est-ce-pas?

La distance de la Terre au soleil décrit le rayon du cône et les huit minutes sa hauteur, ce qui donne une idée de la forme du cône: tellement, tellement évasé qu'il en est quasiment plat. Pour le dire autrement, puisque la lumière circule à trois cent mille kilomètres par seconde, le cône de lumière a trois cent mille kilomètres de large et une seconde de haut. Rien ou pratiquement échappe à la vitesse de la lumière et donc à notre connaissance des choses! Il y a aussi, plus loin, plus haut sur l'axe du temps, des étoiles qui meurent et qui naissent mais tellement éloignées que la nouvelle mettra des années ou des siècles à nous parvenir. Mais aussi loin soient-elles, elles demeurent à l'intérieur de notre cône de lumière puisque l'information nous parvient. Ça, c'est pour la lumière qui va vers le futur (le "cône de lumière future"). Il en est de même vers le passé: plus on va loin dans le passé, plus le nombre d'informations qui peuvent arriver jusqu'à nous est important ("le cône de lumière passée") ce qui donne la forme de diabolo aux deux cônes réunis  par le sommet dans notre présent.

En dehors du cône, c'est l'ailleurs, ce qui n'est touché par rien de ce qui nous arrive, qu'on ne saura jamais et qui n'a aucune importance pour nous. C'est un ailleurs absolument infime: l'espace entre deux cônes de trois cent mille kilomètres de diamètre et une seconde de hauteur est d'une finesse indescriptible, un cheveu dans le déroulé des choses et du temps, un hoquet unique et dérisoire dans l'histoire de l'univers.

Ah mais justement!

Alors que la plupart des gens se laissent captiver par l'intérieur du diabolo, tout ce qu'il implique et tout ce qu'il contient, cette expérience du réel qui nous inspire et nous agite, moi, c'est cet ailleurs infime et dérisoire qui m'a saisi. 

Ce qui n'est touché par rien. 

Cette parenthèse ridicule et obscure, écrasée par la masse des évidences qui s'imposent à nous.  La possibilité de prendre la tangente, d'échapper au monde et à l'inévitable . D'entrer en virtualité en quelque sorte. Ce monde qui vit au delà de nos limites, de ce que l'on peut connaître. Un monde si ténu, si rapide ou si bref que nous n'aurions pas assez de temps pour le voir vivre, il faudrait pour cela aller plus vite que la lumière. Cette distance presque inaccessible (mais tout est dans ce presque) est en cohabitation perpétuelle avec nous, sans influence, comme un observateur coi, attentif et bienveillant. Une sorte de présence neutre et ectoplasmique. Il y a quelque chose de très mystérieux dans cet ailleurs: une proximité improbable qu'il décrit en même temps que son impassibilité. Ce qui s'y passe ne nous concerne pas, ce qui nous arrive ne le touche pas. Et pourtant, il est là, il existe à deux pas gigantesques de nous, séparé seulement de nous par la vitesse de la lumière. Un détail en quelque sorte! 

Je le devine immense, bien plus grand que l'écrasement du diabolo pourrait le laisser croire.

Il faut fouiller et fouiller encore pour comprendre pourquoi cet ailleurs est important. La lumière crée pour nous des évidences qui nous aveuglent et nous enferment, mais au-delà d'elle que reste-t-il du temps? Cet au-delà existe puisque les cônes qu'elle dessine ne sont pas rigoureusement plats. Ah, s'ils l'étaient, l'histoire serait différente, la chose serait entendue: tout pourrait être pesé, connu, vérifié. Il suffirait d'y mettre le temps même si ce sont des siècles. Non, d'un coup, là, le monde entrouvre une parenthèse minuscule, un espace picoscopique entre ce qui nous vient du passé et ce qui va vers le futur. Un espace d'une finesse extrême, qui se joue au présent. Une respiration énigmatique et salutaire dans la pression des évidences et des choses.

Cet espace comme une fente dans le réel m'attire inexorablement. Il a des choses à nous dire même s'il ignore qu'on existe. L'ignore-t-il seulement? Cette proximité autre, ce monde est une ouverture, la possibilité de s'évader,  quelque chose comme une fuite de réalité qui nous échappe. Une dimension supplémentaire à acquérir, à faire naître comme un talent nouveau.
D'un coup, le refrain "c'est l'ailleurs qu'il me faut, l'ailleurs exactement" chante en moi comme une ritournelle, comme quelque chose de connu sans que je puisse mettre un nom dessus. Un souvenir imprécis, un autre voyage ou une autre vie. J'ai l'impression fugace et persistante que dans cet ailleurs un peu métaphysique se dessine et se joue une autre physique justement, celle qui contient et non celle qui raconte. Comme une histoire derrière l'histoire. Comme une ombre à l'envers, quelque chose qu'on traverse sans y prendre garde. Un parfum peut-être. Il y aurait dans cet ailleurs hors du cône de lumière, dans ce rien, toute une ribambelle d'opportunités et de possibles.

Voilà ce que j'ai découvert au fond de mon imaginaire avec ma lampe falote et faiblarde. Voilà avec quoi je joue, ce qui me fascine et me captive, me fait oublier la surface et le temps qui passe. Un monde réel, inaccessible et différent, quelque chose qui nous enveloppe et qui nous échappe pourtant: ce qui est au-delà de la lumière et de sa vitesse et qui vit en même temps que j'écris. Un monde habité de potentiels sans effets. Comme une gourmandise dont on pourrait abuser.

Une frontière à traverser comme un voile que l'on perce pour faire apparaître ce qui est voisin. 

A propos de frontière justement, il en est une qui doit être étonnante à vivre: que se passe-t-il exactement sur le bord du cône? sur cette paroi infime entre ce qui nous arrive et ce qui ne peut venir à nous? entre notre monde emberlificoté dans ses liens de cause et d'effet et ce monde d'à côté, justement sans lien, sans effet, aucun sur le nôtre. Comment vivre à cet endroit exactement où, à cause de la lumière et de sa vitesse, nous pouvons être rattrapés par notre passé, mais en même temps être en dehors de l'histoire? Il suffit d'un pas de côté et on devient inaccessible? Quelle couleur a-t-elle cette frontière? Quel goût? Et comment sait-on qu'on s'y trouve? Un lieu sans ombre peut-être?

Rester, rester encore dans ce silence et cette obscurité, demeurer pour être sûr d'avoir bien saisi. Ne rien laisser derrière qui, peut-être, serait la clé, la dernière pièce du puzzle, quand je serai remonté ce sera trop tard. Jouer avec ce diabolo incongru en quatre dimensions et écouter encore ce qu'il a à me dire.

Ne pas céder au temps qui passe et à la lumière qu'on voudrait retrouver, justement.
C'est curieux, d'ailleurs, ce lien entre lumière et temps. Au point que le temps change quand on joue avec elle?

N'importe! Il est temps de remonter.

dimanche 28 mai 2017

ça se mérite!

- « Ça se mérite, hein ? »
Sa question n’appelle pas vraiment de réponse mais je lui décoche un sourire entendu. Fatigué mais entendu, le sourire qu’on fait à une remarque bienvenue. Je fais celui qui acquiesce, bonhomme, j’en profite pour accepter lâchement l’invitation implicite à la petite halte que je n’espérais plus. Plus que bienvenue, en fait, elle s’impose, cette halte à laquelle je me refusais de penser encore quelques secondes plus tôt. Ne jamais s’arrêter. Si on commence quand on monte, on n’arrête plus, c’est le cas de le dire. C’est tout le rythme qui fout le camp à vaux l’eau. Je sais d’ailleurs que c’était exactement l’intention derrière l’interjection : me faire stopper et se fabriquer à coups hachés de conversation une raison pour souffler un peu.

Nous sommes plantés là au milieu du raidillon, le petit virage sec en équilibre, trois ou quatre pierres dodues, lisses et pentues juste ce qu’il faut pour une glissade, un endroit où précisément il faudrait continuer, s’arrêter plus tard une fois qu’on l’a passé : pierres branlantes après pierres plates, rochers à glisser, cailloux à grimper et se faire mal, par-dessus le tout, pierres toujours plus hautes les unes que les autres. Le cœur qui bat la chamade et les jambes qui n’en peuvent mais. La tremblote n’est pas loin. La tête ? Il vaut mieux ne pas y penser. Chasser les idées, n’en laisser qu’une : avancer. Et le soleil par-dessus, qui tape et se marre de nous voir suer.

Je ne sais pas pourquoi mais c’est plus difficile que je m’y attendais. Elle est plus raide que prévue cette balade de fin d’hiver, ou de début d’été comme le dit mon compère d’infortune. « Ça se mérite, hein ! » Un peu que ça se mérite. Oui, mais quoi au juste ? Le sommet pas bien loin, la sortie aux premiers beaux jours ? Le plaisir d’en finir ? le repas qui va suivre ? La redescente ensuite ? Va savoir. Ce qui est sûr, c’est qu’on sera contents une fois en haut, derrière le petit ressaut, là, à portée de voix. Encore vingt à trente mètres de dénivelé, quarante peut-être. On va y arriver mais en attendant il y a deux essoufflés en pleine pente qui se font un brin de causette, histoire de se reposer, se refaire une santé. On n’est pas pressés d’y revenir à ce raidillon en lacets, cette chenille où tous ceux qui montent peinent, alors que déjà quelques cavalcades dévalent le chemin du retour. Alors on triche, on s’invente une conversation, un sujet d’intérêt pour retarder le moment d’y retourner.

Lui, c’est Charlie, je découvrirai son prénom tout à l’heure, au moment de se quitter. Tête ronde, cheveux gris très courts, drus paillasson, petits yeux ronds bleu-gris, assez rapprochés sous un front rayé profond. Pas très grand, plutôt râblé. Genre prof de gym en retraite. Ou militaire. Il porte un long sac à dos noir à larges bandes latérales jaune vif. « Vous au moins, vous avez un sac léger » (bon, d’accord, si on veut !) « Moi je monte tout mon matos pour deux jours ! » Il monte pour l’ouverture de la pêche. « Des saumons des fontaines, comme ça ! » (il pose le bâton pour montrer. J’opine du chef comme il se doit, ça m’évite de parler tout en ayant l’air intéressé) « et des truites ! Vous verriez leur robe ! Noire avec des tâches orange comme ça» (autre geste, des doigts cette fois, pouce contre l’index, autre opinement du chef).
Le petit raidillon en question, c’est la phase finale de la balade de l’Espingo. Un truc pour « marcheur » dans le guide, même pas « randonneur ». C’est dire ! Oh, n’allez pas imaginer un sommet, un quatre mille ou même un trois mille. Tout à l’heure j’aurai la déception d’apprendre que cette performance culmine vaillamment à 1970 mètres. Oui, vous aussi, vous trouvez que c’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose. C’est aussi mon avis. Il n’empêche, ce petit raidillon, faut se le faire. 1970, on dirait une date de naissance. La décade sans doute de ceux qui cavalent et me dépassent, à la montée comme à la descente. Moi je suis né presque vingt ans plus tôt et ça se sent ! Ça sent surtout la rouille et tous ces mois d’hiver où on n’a pas trop pris soin de soi. « Raclettes et tout le toutim » dira un jeune se tâtant les bourrelets dans une autre conversation, en bas cette fois. Quel que soit notre âge, on en est tous au même point, si je comprends bien.

Monter doucement, régulièrement, un pied devant l’autre, souffler en cadence. Pour ce qui est du souffle et de la cadence, on n’entend que moi dans cette montée. Comment ils font les autres ? Je verrai passer des sexa bien avancés, septua presque, frais comme des gardons, elle en particulier qui respire par le nez. Je me fais l’effet d’un débutant un peu rustre devant tant d’élégance. Moi, ça éructe, ça ahane, ça souffle comme une locomotive à vapeur en pleine lancée. «Bonjour! » ai-je lancéun peu vache pour l’obliger à répondre. Un gamin tout à l’heure demandait à sa mère à qui je disais bonjour « ça sert à quoi de dire bonjour ? ». ça sert à ça, petit morveux, tester le souffle de ceux qui grimpent sous forme d’encouragement. Se dire qu’on n’est pas tout seul à en baver. Entre autres.
Il faut avouer que, même si je sais que je vais aller au bout, je n’en mène pas large. Cette balade c’est la quatrième fois que je la fais, toujours sans m’arrêter, lentement mais sûrement. Je n’ose dire tranquillement. Cette fois-ci pourtant, Charlie, ses histoires et ses arrêts sont les bienvenus. Je le sens bien aussi pour lui qui les fait durer un peu. Il récupère moins vite que moi semble-t-il ? Ou il est moins pressé d’arriver ? Le temps du pêcheur sans doute, qui fait la différence dès les marches d’approche. Lui va passer l’après-midi et la nuit à attendre puis deux jours en altitude, à fouiner dans ses torrents, ses coins racontés à personne. «Ça fait quarante-cinq ans que je monte, si vous voyez ce que je veux dire ». Oh, pour le coup, je vois très bien : petits secrets et emplacements bien gardés. Je l’imagine distribuant même des leurres, comme ils savent le faire entre copains, pour garder ses coins pour lui seul. Je le comprendrai tout à l’heure en redescendant, faisant le malin auprès de ceux (celles surtout) qui montent avec leurs gaules. Le gars qui sait, qui connait l’ouverture et toutes ses histoires. « Il y a du saumon des fontaines qui vous attend là-haut ! » (« Du saumon ? sûrement pas ! de la truite, peut-être, mais du saumon, jamais de la vie ! »). Alors le Charlie, il m’aurait enfumé avec son saumon ? Le pêcheur qui en rajoute ? La belle histoire pour se faire mousser, comme on se refait une beauté à ses propres yeux, en douce? Réflexion faite, j’aurais plutôt tendance à le croire. Le seul sexa de la troupe, tous les autres sont des jeunots. Des moins de trente ans pour la plupart, qui ne connaissent rien de la montagne ou si peu. Certainement pas l’histoire de l’hélico qui est allé aleviner le saumon dans les torrents derrière les sommets. Vingt ans de cela ! Lui il pêchait déjà dans le courant d’une onde pure, eux ils tétaient encore leur mère ou pas loin. Et le coup de la société de pêche qui a nettoyé les torrents pendant des années, un par un, ôtant les gros rochers pour réguler le courant et permettre aux truites de remonter pour pondre. Pourquoi aurait-il inventé tout ça, Charlie, au milieu du raidillon de surcroît ?

Bon, ce n’est pas le tout, il est temps d’en finir avec cette montée, traverser les névés inévitables et contourner ceux qu’on peut. Repartir. On dirait que ça va mieux. L’approche se fait plus rapide. La petite halte bienfaitrice ? la présence de mon pote pêcheur qui monte gaillard devant ? La perspective du col et de l’arrivée proche ? Le vent peut-être, ce vent de convection par bourrasques qui fouettent de côté et qui charrient le frais de la neige vers le chaud de la vallée. Vers l’autre lac en contrebas du col, presque vide au pied de la cascade aux bouillons blanchis. Une que je n’ai jamais vue si fournie, noyée sous la fonte des neiges. Abondantes cette année, ça se voit aux sommets et aux valons d’altitude, encore chargés en cette fin de mois de mai.

On arrive. Le spectacle en vaut vraiment la peine. Somptueux : de la neige partout, des chutes qui ruissellent en veux-tu en voilà en grondement continu, des choucas qui nous survolent en rasant, histoire probablement de vérifier dans quel état on est. Je ne dois pas avoir l’air trop vaillant, assez inerte. Pour un peu, ils viendraient tâter de l’immobile? Je vais m’arrêter là, m’effondrer devrai-je dire, pendant que Charlie pousse jusqu’au refuge pour un déjeuner bien gagné. J’ai entendu parler d’omelettes en montant, des gens qui avaient mangé là-haut et qui papotaient, comme de juste quand on descend. Elles m’ont l’air fameuses les omelettes de Jean-François. Ce soir, il parait que ce sera poisson comme il se doit ! (avant l’ouverture de la pêche ? D’où vient-il celui-là ?)

Finalement, je me plante là après les salutations d’usage. Joseph. Charlie. On se quitte bons copains. Pour lui, la fête commence, toute en anticipation du lendemain. À l’aube sûrement. Pas sûr qu’il dorme beaucoup. L’altitude, les pensées qui cavalent, le mauvais vin, celui qui râpe et le raffut dans le dortoir. L’orage qui menace et ceux qui partent tôt. Moi il faudra bientôt penser à redescendre. Tout à l’heure, pas maintenant. Le ciel est encore clair et j’ai des jambes à défatiguer, un estomac à rassasier, un souffle à reprendre. Le petit roupillon des familles au milieu des fleurs des près et des bouses sèches.
Je passe un moment à regarder les gens en grappes, répartis autour de la combe. Certains plus courageux que d’autres ont poussé jusqu’au lac. Peut-être se sont-ils laissés glisser ? Il faudra bien tout à l’heure qu’ils remontent. Moi, j’ai opté pour la mi-pente, pas trop loin du col et peu ou prou abrité du vent. Flemmard et avisé.

Ça alors ! Surprise ! Voilà Brianne qui arrive ! Je croyais qu’elle avait fait demi-tour ! Alors là, chapeau ! Elle aussi n’en mène pas large dans ce lieu gigantesque! Le souffle à récupérer, les chaussures à délacer. Mettre les pieds à l’air, se faire à l’idée qu’on est arrivée. D’abord le silence. Se retrouver. Puis casser une petite graine. Chercher un coin mieux abrité que mon campement sommaire. Elle aussi, un peu plus tard, quand elle sera reposée, quand elle regardera les sommets autour, se fera des projets, des films dans sa tête. On pourrait continuer, aller là, là ou là ? Le Portillon pourquoi pas ? Ouiche, un autre jour peut-être. Demain ? De toutes façons, le refuge est sûrement plein avec tous ces fêtards en forme qui sont montés pour la pêche.

Finalement, on aura mis 2h pile ou presque pour une balade donnée pour 2h30. On a sa fierté tout de même ! Je ferai moins le malin la prochaine fois, quand cette montée au col, en plus d’un mauvais souvenir, sera l’avant-goût, un apéritif un peu raide, de ce qui nous attend dans l’approche du Portillon. La prochaine fois. Chatouiller les 2600. Lentement mais sûrement, à pas comptés ou presque, se rapprocher des trois mille. En faire au moins un.
Avant quoi au juste ?


mercredi 31 août 2016

Matin de magicien

Quand les arbres sont immobiles, le ciel vide et la rue silencieuse, que reste-t-il du temps?
Quand le petit matin se dessine dans les demi-teintes d'une brume dorée, quand, surtout, les oiseaux se taisent, nous privent de leurs pépiements métronomiques, où trouver le début d'une journée?

Le monde est arrêté, encore, en panne ou plutôt il s'en est allé tourner sur quelqu'autre rivage, un autre versant d'une colline incontournable et que je ne vois pas. Coyote fou, je pédale dans le vide sans pour autant tomber et l'esprit, peu habitué à cette apesanteur, cherche un peu à quoi se raccrocher.

Lâche prise et réjouis-toi de la fuite du monde.

Une fuite, échappée par quelque porosité dans la matrice des choses, une chambre à airs immense dans laquelle nous nous mouvons: tout s'en est allé et il ne me reste que l'immobilité.
Immobilité du temps et des choses
Ces fleurs qui d'habitude oscillent et cherchent, me signalant une brise si légère qu'on ne la sent pas, me renvoient à l'immobilité de l'instant et à la vanité du mouvement.

Aujourd'hui le monde est une leçon d'immobilité. Patient et serein, il me montre une image déformée et grotesque de mes agitations d'hier, de mes efforts et de mes appréhensions. Quand à demain, il sera toujours temps d'y passer quand le moment sera venu.

Pour l'instant, ne bouge pas. N'attend pas, il n'y a rien à attendre. Sois.

Quand on est immobile, on fait partie des choses, au même titre que la branche, l'air ou l'oiseau. Tout se mélange et se confond et on devine, on sent presque, la vie qui nous traverse. L'immobilité nous fait être au monde et y être bien.

Ne bouge pas. Comme une alerte tranquille, une injonction susurrée. Ne pas guetter la surprise, le miracle dirait l'enfant qui croit encore à ces choses comme si elles étaient hors de lui.

Ne bouge pas et sens la vie en toi comme un espace qui grandit, un fluide qui passe et te relie à ces choses que tu regardes et te parlent.Sens la joie qui monte, sans objet, juste le fait de regarder et être.

N'attend rien. Attendre c'est déjà se tendre et oublier qu'on est. Contemple et laisse la joie monter quand le silence se fait.

Le silence. Quelque chose qui n'a besoin de rien pour être.

Un frétillement d'oiseau dans le paysage fait comme un bruit devant tes yeux: un moineau, les ailes de la même couleur exactement que l'écorce où jouent des taches de soleil. La solitude s'évapore puisque le ciel s'anime: les oiseaux viennent et vont comme un signal joyeux de quelque chose quelque part.

Un monde qui se prépare à sa journée et les hommes qui s'activent par milliers.

L'instant est passé semble-t-il? Je vois s'ouvrir la fleur rose du laurier, tendue et froissée vers la lumière et la colombe pousse son cri, comme un raclement de gorge enrouée dans le ciel.

Le vent revient et les pensées aussi. Un avion traverse l'espace, poursuivi par un oiseau plus près.
Le temps sort de son immobilité, tirant dans son sillage un cortège de bruits et de sonorités.

L'instant immobile, quand sera-t-il donné à nouveau? Et serai-je capable d'y plonger, comme on hésite au bord de la falaise avec la mer à ses pieds?
Il me dit quelque chose que je peine à comprendre, une langue silencieuse et étrangère. Une sensation en soi, un sentiment encore imprécis mais suffisamment présent pour évoquer la vie.

On pourrait la passer, je crois, à détailler un jardin. A le dévisager avec attention, précaution et patience, chaque jour un petit peu, sous ses moments contraires: ceux avec du vent et les journées torrides, ceux couverts de pluie et ceux où les feuilles tombent au bout de leur bruissement.
Une abeille, seule, trace un sillage vrombissant dans un air océan, en route vers autre part, un buisson de lavande ou une fleur, attirée par un souvenir qu'une autre lui aura transmis.

Quand la nature est immobile, c'est qu'elle se donne à regarder: elle accepte qu'on s'approche, elle invite. Il y a quelque chose d'elle qui vient en nous et qui est assez doux. Quelque chose qui nous dit que nous sommes de la même substance sous des formes si diverses.
Je vois l'arbre parce que l'arbre est en moi. Je peux sentir la fleur, rouge, du grenadier parce qu'elle vit en moi. Sinon, je n'aurais pas même conscience qu'ils sont là et ce serait dommage, n'est-ce pas?

Tout cela est bien fait, respire une intention paisible.

Il faudra qu'on m'explique pourquoi j'ai un tel sentiment de joie devant ces arbres et ces buissons. Ces fleurs qui se cachent dans la pénombre comme si elles appréhendaient de sortir au grand jour, Comme si elles redoutaient la chaleur qui monte alors que l'été touche à sa fin. Comme une petite fille se presse contre son père ou son grand-père quand la foule grandit.

Pourrai-je remercier chacune de ces feuilles, minuscules follicules, pour tapisser ainsi cette journée qui s'annonce? La joie monte et le rire aussi à poser le regard sur une branche. Le poids de son feuillage l'incline très précisément pour accueillir les rayons presque horizontaux du soleil rasant.

Il faut une lenteur immense pour entrer dans le jeu entre la lumière et l'arbre. Son temps nous dépasse et nos agitations lui sont étrangères. A peine un murmure pour lui qui respire la terre et baigne dans le ciel.  Il y a quelque chose d'implacable et d’étonnamment indifférent dans la puissance de l'arbre.
Tout est joyeux autour de nous, tout célèbre l'instant qui est et nous sommes ces touristes qui déambulent dans la cathédrale pendant l'office.

Il est possible de se baigner dans un paysage, de se laisser caresser par ce que les yeux reçoivent, y retourner pour le ressentir encore. Je m'étonnerais presque de cette joie étrange à contempler des feuilles.

Elles bougent soudain, enfin devrais-je dire, une ondulation lente a traversé la branche de part en part, comme un matelas sous le poids d'un corps qui s'y pose. Qu'ont-elles senti que je ne vois pas?

La beauté de cet arbre, son équilibre en étages, le jeu de l'ombre et de l'air dans ses branches, sa densité floue qu'il est possible de pénétrer sans peine, ses branches lancées comme autant d'expériences suspendues, me parlent de son pays: c'est un arbre d'ailleurs, transplanté dans ce jardin et qui y a fait sa place. Ses feuilles en lamelles courbes sont faites pour couvrir d'autres sols et d'autres bruits. Et pourtant il prospère, tutélaire et joyeux. Et il me parle et sa joie se partage.
Je le regarde bouger comme on le ferait d'un bébé ou d'un animal, guettant le geste pour en comprendre l'intention.
Son voisin est d'ici, beaucoup plus aéré, beaucoup plus élancé, ses branches plus chiches en feuilles. Lui c'est l'amplitude et l'espace qui le guident quand l'autre est tout en densité sauvage apprivoisée, apaisée.

Qui es-tu, toi qui me parle et que j'aime, quelle langue me dis-tu, qui me fait du bien et à laquelle je ne comprends rien, que je devine d'où tu viens?


samedi 5 mars 2016

5 Mars 1916



Côte du Poivre - Secteur de Bras


 Le silence dans les rangs est énorme, il s’impose à tout, tellement lourd et massif dans l’espace confiné et crasseux, dans ce boyau misérable et tortueux de la tranchée, que personne n’ose le rompre. Un truc qui vous dépasse à ce point ne peut que vous laisser muet. 

Les visages sont fermés, terreux, les corps tendus, immobiles, chaque homme tourné en lui-même, fossilisé dans une spirale de sensations dont il ne sait ni comment ni quand en sortir, le plus tôt serait le mieux mais ce n'est pas certain. Les rares pensées qui survivent encore à une autre nuit sans sommeil sont hachées menues par le sifflement des obus et le craquement brutal, incessant des explosions à cent cinquante mètres, sur la tranchée d’en face, proche à toucher : le roulement infernal, inhumain du monstrueux pilonnage de l’artillerie. Une averse de fer et de feu, avide de chairs et qui pulvérise en tous sens en prévision de l’attaque à venir, mais cette fois au rythme mauvais, plus serré que d’habitude. Pour être sûr de ne rien laisser vivant, mais nous savons bien, nous autres, qu'il n'en sera rien. Quand il le faudra, ils sortiront de leurs tanières comme nous le faisons, nous, quand c'est notre tour d'être ceux qu'on attaque.

Les uniformes bleu horizon sont étonnamment propres, comme pour la parade. Pourquoi ce détail me frappe-t-il tant ?

Je suis leur capitaine et je leur fais face, appuyé sur la paroi opposée de la tranchée, celle qui regarde l'ennemi. Je suis muré dans une détermination d'acier qui m’occupe tout entier. Cette détermination est tout ce qui me reste de la sensation d'être vivant, même si elle m’a définitivement coupé des autres, du monde de ceux qui vivent encore quelque part au sud ou à l’ouest, une vie lointaine, rêvée, qui m’est devenue étrangère comme d’un autre continent, séparée peu à peu et  grands feux. 

Une détermination d'une épaisseur de marbre pour garder la peur à distance, mais surtout surmonter la colère, la révolte immense devant l’imbécilité absolue de l’ordre que j’ai reçu. Prendre la tranchée là, devant, est totalement impossible, nous le savons tous, moi en particulier. Depuis un mois, à la moindre sortie, nous sommes balayés par le feu rageur, saccadé, précis, des mitrailleuses d’en face. À cette distance, c’est du quasi bout portant. Je sais que ce n’est pas cette averse d’obus qui les aura fait taire. Encore une de ces théories d’état-major qui m’exaspèrent. Feu de barrage puis feu roulant. Bien sûr. Tout ça est tout à fait logique et fonctionne très bien sur le papier. Mais il n’empêche : dès que nous nous montrerons, nous nous ferons faucher. Je le sais, totalement coincé entre cette certitude de mourir quand nous sortirons et l’abjection de la lâcheté si nous ne le faisons pas. Sortir est inutile. Ne pas le faire est impossible : à tout prendre, il apparaît que je redoute moins de mourir que d’être lâche. 

Depuis que j’ai reçu cet ordre imbécile, je ne dors plus. Non d’inquiétude mais l’esprit mesmérisé par ce dilemme, gélifié dans l'absurde logique humaine. Dans cette tranchée, j’aurai finalement davantage souffert de patauger dans l’imbécilité radicale de ce qu'on nous demande de faire et d'être, que dans la fange et la boue que tous, nous finissons par ne plus voir. Ces ordres auxquels il est impossible de se soustraire. Impossible de désobéir et inutile d’obéir, voilà à quoi en est réduit le sentiment d’être vivant quand on est à Verdun, quand on est coupé de sa propre histoire depuis si longtemps déjà.

Je regarde la tranchée : ces parois suintantes de terre grasse presque huileuse qui nous enserrent, on est transi dès qu’on s’y appuie, cette vie sans horizon, ce ciel confiné au-dessus, cet enfermement du regard privé d’horizontal, c’est mon univers, celui dont on ne peut sortir sans mourir.  La mort qui vient parce qu’on sort à l’air libre, parce qu’on se met debout sur la plaine ou ce qu’il en reste, hérissée de ces troncs en échardes, aux branches comme des bras, moignons difformes et noircis, figés dans des poses grotesques. Cette absence d’horizon aura curieusement développé en moi le sentiment d’immensité, comme si l’univers entier m’était devenu intérieur, comme si la vie devient recluse quand les extérieurs sont hostiles.

Maintenant je regarde mes hommes. Je ne vois pas leur peur, je ne vois que leur immobilité. Je sais qu’ils vont mourir. Combien ? Je n’aurai pas le temps de savoir. La certitude de leur mort prochaine est la seule pensée qui s’agite dans cette détermination qui ne me quitte plus, m’habite tout entier comme une cuirasse en dedans. Les mener à leur mort est un remord immense, une impuissance dérisoire et rageuse. Contrairement à ce qui se dira, il n’y a dans ce courage-là, rien de véritablement noble. Une colère transcendée, voilà tout.

L’artillerie se tait. Maintenant, le silence est insupportable, tout sauf un répit. Une touffeur qui accélère le souffle. Il s’imprime dans les hommes comme un étouffement prémonitoire. Ce silence est comme une stupeur qui surprend et s'étend au monde tout entier. On en sort hébété.

Je regarde ma montre. Je suis d’un regard à moitié absent le lent mouvement de la trotteuse. Tout s’efface comme si ma pensée, ma mémoire, tout ce qui m’a fait sentir être vivant étaient maintenant figé. Il n'y a plus rien à faire, qu'à y aller. Il n’y a plus rien que le gris du plomb et le froid de l’acier, comme un présage de ce qui vient. 

Je ne suis plus rien, qu'un ordre à donner.

8h30 : je sors mon revolver, vérifie une dernière fois mon arme. « Baïonnette au canon ! ». Le cliquetis des armes, des boucles et des bidons est immédiat tant l’ordre était attendu. Toute la tranchée s’ébroue. D’un coup, la rumeur monte, les souffles se font plus sonores dans le froid du matin. Aucune parole pourtant. Maintenant, personne n’a plus rien à dire. Trop tard, trop lourd ou trop tout, simplement. Les sapeurs assurent les échelles.

« On y va ! »

Le capitaine Marc D. monte prestement, sort le dos courbé, en même temps que ses hommes, les premiers aux échelles. Une dizaine de silhouettes, rapidement suivies d'autres, qui se détachent et courent, droit devant elles.

Et immédiatement, si vite, le feu des mitrailleuses qu’il a à peine le temps de voir crépiter au ras du sol là-bas. Déjà, le choc des balles qui déchirent l’uniforme. Il a le temps, pourquoi ? de les sentir à l’épaule au côté gauche, sans douleur, puis plus rien. 
Simplement cette immense question imprimée au fond de sa conscience. 

Pourquoi ?

A peine 40 ans plus tard, je nais.

Enfant résolu, courageux, ou plutôt enfant pour qui la nécessité du courage sera comme un repère, un rappel fréquent dans ce qu’il aura à vivre. Et c’est vrai qu’il sera courageux cet enfant. Quand il aura grandi et contemplera sa vie, je serai touché par le courage de ce morpion que j'étais mais en qui j'aurai parfois peine à me reconnaître. Non tant par l’adversité que j'aurais confrontée, à peine, pas vraiment, que par les questions qui se seront imposées, innombrables et qui, toutes, resteront sans réponses. Jusqu'il y a si peu.

Je suis venu au monde sans en être, plein d’un questionnement qui m'aura précédé et qui m'aura toujours dépassé comme un grand frère tutélaire et anonyme que je n'ai pas eu, que je n'aurais pas su. Habité d’un pourquoi gigantesque, un questionnement immense, si grand qu’il emplit le monde tout entier, qu’il en est comme la limite ultime : au-delà du perceptible, au bout des lectures et des aventures comme au bout des télescopes, ce sera toujours un pourquoi que je trouverai et qui ceinture le monde. Ce monde en une question colossale, imprimant au plus profond un besoin vital de réponse, un besoin de comprendre, qu’on m'explique. 
Personne ne pourra jamais m'expliquer parce que personne ne comprendra jamais vraiment la question qui m'obsède et que je pose sans cesse.

Pourquoi tout ça?

Puis je vais vivre, m’inventant une vie plutôt en dehors des sentiers battus parce qu'ils sont sans doute ce que j'aurai redouté le plus, pour que cette vie inventée fabrique la réponse à ces questions, au gré des occasions, des rencontres, des idées et des projets. Pour qu’une vérité se fasse, apparaisse en pointillés comme des rochers découvrent à marée basse et racontent l'histoire de la terre finalement vaincue par les flots.

Je finirai par trouver naturel ce questionnement permanent, cette incertitude constante. Il sera ma vie, ignorant de toutes les autres possibles, ces vies sans question, sans autre histoire que celle qu'on se choisit. Traversant les mêmes écoles, les mêmes chemins que d’autres, vivant, grandissant et vieillissant comme les autres, j'aurai exploré ma propre vie de fond en comble, espérant découvrir dans l’inhabituel et le nouveau la réponse à ce questionnement avec lequel je suis venu au monde. Ce paquet, pesant comme un barda que je portais en moi, avant même que de naître. Cette question continue qui m'aura rendu un peu sauvage ou plutôt singulier. 

Certains ou certaines m'auront trouvé intéressant, semble-t-il, le temps d'une soirée ou d'une tranche de vie plus ou moins longue, mais pour la plupart je resterai un peu étrange, fatigant le plus souvent.

Parlant de repères, il y en a de surprenants parfois. Par exemple, dans mes années de collège, j'allais à la messe. Agenouillé au milieu des camarades, il me revient des bourrades amicales et des chuchotements dans le recueillement qui nous était imposé: « t’as vu, t’es mort au champ d’honneur !». D’un coup de tête, on me montrait dans le petit transept sur ma gauche, la liste des anciens du collège, morts à la Grande Guerre. Pour la France comme on disait. Je portais alors même prénom et même nom que mon aïeul. Et d'autres fils aînés sans doute avant lui. Un autre repère, plus précis encore: dans mes jeunes années, nous allâmes plusieurs fois à Verdun, accompagner notre arrière-grand-mère dans ses pèlerinages, dans son devoir de mémoire. L'occasion pour nous de nous retrouver entre cousins. Douaumont, Vaux, le Mort-Homme. La Côté du Poivre, bien sûr, dont il ne reste rien et à laquelle, alors, je ne comprenais goutte. Je ramenais chez nous quantité de vestiges, gourdes aplaties, chargeurs de mitrailleuse en arc de cercle, éclats innombrables, tous mal digérés par la terre et bouffés par la rouille. Il paraît qu'à l'époque encore des obus entiers remontaient à la surface. J'en faisais un petit musée dans un endroit propre de la cave. Comme des souvenirs, des regrets exhumés mais non portés au grand-jour.

Que pouvais-je donc bien faire de tout cela ? 

Et la vie s'est organisée avec, au détour de ses méandres tortueux, des surprises, des événements, des chocs et des moments heureux. Petit à petit quelque chose s'est construit. La famille par exemple avec les enfants qui sont venus m'apprendre à vivre d'une façon qui ressemble à quelque chose.
D’autres repères se sont fait jour, comme des constantes, des traits de caractère si profonds, tellement inscrits en moi qu’ils auront fait partie de ma définition même. D’abord une indépendance totale, presque farouche, ce refus  vital de dépendre jamais d’une hiérarchie dont j'aurai toujours redouté l’enfermement absurde. Le refus de l'obligation d'obéir m'aura fait rebelle à tout ordre, une sorte d'anarchisme inévitable et paisible. Ne pas devoir obéir à un ordre que j'aurais voulu pouvoir refuser. 

Jamais. Jamais. Jamais.

Ensuite, plus tard, quand j'en aurai l’âge et la compétence aussi, l’impossibilité absolue, comme une règle de vie, de ne jamais avoir sous moi des collaborateurs et des équipes  à gérer: ne diriger personne, n’emmener personne Dieu sait où ! Conseiller peut être, c’est le plus que je ne me serai jamais autorisé. Pendant longtemps en tout cas.
Et la découverte de la mer. Enfin ! Cet espace immense d’horizon infini, ouvert et non contraint ou il faut seulement être prudent. L'horizontalité totale, ultime, qui m'aura touché au plus profond de moi, comme ma réalité, comme ma définition d'être vivant, de mon intégrité, de mon intégralité. Autour de la mer, j'ai commencé à me construire. 

Et dans cette vie qui s’allonge, s’étend en point d’interrogation horizontal gigantesque, un rythme survient soudain, un murmure que d’abord je n'avais pas remarqué, le rappel d’une naissance, une renaissance continue. Des ruptures régulières qui viennent scander ma vie, des fractures parfois tellement intenses qu'elles ne laissent rien debout de ce que je croyais vivant. Des chocs brutaux, des petites morts à vivre comme des grandes, comme un grand. Des moments où la vie fait table rase de tout. Dont il ne reste rien que ruines et parfois calcination. Au début, je n'ai pas fait attention, ou plutôt je les vivais comme des coups du sort, des moments qui s’imposent, qu’on se doit d’aborder avec courage et détermination. Forcément, pouvait-il en être autrement ?  La détermination, toujours, mais alors je ne savais pas d'où elle me venait ni ce qu'elle venait me dire. Ainsi, j'en vins à croire que le courage était une constante de la vie. Pour nous tous sur cette Terre. Le courage était cette réponse que j'avais trouvée à l’absence de solution à toutes mes questions. 

Mais l'ai-je vraiment trouvée cette réponse qui était née inscrite en moi ? 
  
Une mort survient, puis une autre, puis plusieurs, je n’ose les compter. Je suis doucement devenu un vivant ponctué de morts dans sa vie. Oh, pas des décès, rarement en tout cas, mais des deuils de soi qui m'auront pris tout entier. Souvent du côté du travail, de comment gagner ma vie. Autour de cette place que je m'étais creusée dans le monde, cet abri fragile et temporaire, combien de fois, à intervalles réguliers, le monde se sera effondré ! Des effondrements qui surprendront, moi, ma famille, mes amis et mes proches. Un peu comme ces maladies sérieuses qui reviennent et dont on n’ose parler. Des moments intenses où seule la détermination reste. 

Quand il n’y a plus d’horizon, plus de perspective, quand ce qu'on a construit est en ruines, c’est la mort. C’est la règle. Alors on y va. On doit y aller. On passe par mourir. J'avais fini par accepter ces morts répétées comme une fatalité. Croyant que c’étaient des jalons normaux sur un chemin normal, comme tout le monde, alors que c'était uniquement de ma propre histoire qu'il s'agissait.

Au bout de la sixième fois ou la septième peut-être, enfin, je me suis résolu à chercher, j'ai voulu comprendre: C’est quoi enfin ce bordel ? C’est quoi ce rythme de fatalité, cette mort récurrente, qui me poursuit et me chasse comme gibier qui fuit dans le dédale de sa vie. Pourquoi devoir vivre ça ?
Un jour, par hasard, au détour d'un exercice de visualisation intérieure, je me suis transposé, projeté presque cent ans en arrière. Je me suis retrouvé dans cette tranchée au moment fatidique. J'ai tout vu, tout revécu, une past life regression, comme ils disent. J’ai à nouveau ressenti cette détermination infernale, le paquet de naissance, le trousseau, le barda militaire. J'ai revécu précisément la fin de cet arrière-grand-père dont, si longtemps, j'avais porté le prénom croyant que c’était celui de mon père. 

J'ai mis un certain temps à m'en remettre. 

Bien sûr, à un moment donné, la raison reprend le dessus : comme tout un chacun, j'ai été pris de doute. Cette histoire, est-ce bien la mienne ? N'est-ce pas simplement une affabulation de plus, le fruit d'une imagination que je savais fertile en aventures, rêves et images de toutes sortes ? Et j'ai pensé à la montre, cette montre que j'avais dévisagée pendant si longtemps: "Voilà la preuve. Cette histoire est du rêve, une foutaise: il n'y avait pas de montre bracelet à l'époque. Que des montres à gousset." Sur internet, j'ai donc été vérifier et tapé "montre d'officier 1916". Immédiatement, je l'ai reconnue. Exactement la même, comme si c'était elle, la montre de mon grand-père, simple et ronde, sur fond d'ocre gris un peu vieilli et son bracelet de cuir. Je ne me souviens plus de l'heure qu'elle indiquait,je n'irai plus regarder.

Et maintenant ?

Tout est bien, tout est fini. Quand je pense à lui aujourd'hui, c'est de la joie que je ressens. Une vraie joie immense. J'ignore le pourquoi du comment. Je m'en fous maintenant. Je sais qu'au-delà de tout ce temps qui est passé, de toute cette vie, la mienne, la sienne arrêtée prématurément, la vie précisément a fait son œuvre. Ce lien entre avant et maintenant s'est dissout, tranquillement. Je crois même que ce qui a été fait aura été bien fait. Il me l'a fait savoir. À sa façon.
Quand je pense à lui maintenant, je le sens, je le sais dans l'émerveillement, un chant jubilatoire et intense. Un chant qu'on partage, avec une sorte de complicité qui me surprend.
Dehors, c’est le printemps, il y a quelques fleurs aux branches.
Il y a cent ans.
Exactement.

5 Mars, c'est l'anniversaire de ma dernière fille.
Justement.