mercredi 9 septembre 2015

Book blues

Mon troisième bouquin est terminé.
Différent des autres, comme l'on dirait d'enfants comptés sur les doigts d'une main. Est-ce à dire que j'en écrirais cinq? Comme pour mes enfants, je les avais imaginés plus nombreux.
A nouveau, les sensations se mêlent comme des parfums que l'on voudrait séparer pour en goûter davantage. Triste que ce soit terminé comme à la fin d'un tournage, satisfait que ce soit achevé, joyeux, inquiet, dans l'expectative, je ne sais. Un peu de tout cela. Une grande perplexité en tout cas.
Le book blues en quelque sorte.
A chaque fois, si j'ose dire pour un si petit nombre d'ouvrages, c'est la même chose: il y a d'abord un temps de joie profonde, comme pour un nouveau né, très exactement: une sorte d'exaltation, une succession de minutes d'une intensité ravageuse dont on sort heureux mais fatigué, on voudrait ne pas le quitter du regard et revivre sans cesse le moment où il est arrivé. C'est pareil quand on est amoureux. Un truc aimanté auquel on revient sans cesse, on le relit et on s'interroge: quelle sera ta vie? Quel chemin vas-tu suivre et quelles rencontres feras-tu et me feras-tu faire? A ce moment-là, la joie domine, assurément. L'épuisement guette aussi.
Puis s'en suit un temps de silence et de paix, où le livre semble chercher sa place indépendamment de moi. Ce n'est pas que le doute grandisse, non pas vraiment. Pas encore, allais-je dire: il semble que, lorsque j'écris, ce soit avec une sorte de tranquillité, de détachement ou de fatalisme, à la grâce des dieux, s'ils veulent bien s'en occuper un peu. J'écris pour le bouquin parce qu'il veut venir, parce qu'il pousse comme une herbe entre deux dalles, comme quelque chose de possible et de déterminé mais pas totalement à sa place. Comme s'il fallait la faire, cette place. S'imposer. Quand j'écris, je ne sais jamais où il me mène, comme un enfant me tire par la main pour me faire partager son monde dont je ne sais rien mais que je devine un peu. Vers ce qu'il a envie de vivre et de raconter. Quand il vient, je sens le livre réunir autour de lui ce dont il aura besoin pour vivre et pour grandir. Il s'écrit en quelque sorte, même si moi, je dois passer par mes affres.
Une fois fini et passé le temps de la découverte, je l'observe et c'est à ce moment précis que le silence survient, comme un calme s'impose quand plus rien ne s'agite, quand le vent tombe avec le soir, quand je suis dégagé de mes obligations comme on dit des militaires: Dans ce silence, je le retrouve de temps à autre: ce qu'il dit me touche-t-il toujours après quelques semaines, quelques mois? Me surprend-il encore ou davantage? Si oui, il est vivant en moi et j'y reviens avec joie. Sinon, j'imagine qu'il a sa place aussi.
Quand le silence s'installe, ce n'est pas non plus que nous nous ignorions, comme fâchés ou plutôt froissés puisqu'on parle de papier. Disons que nous vivons côte à côte, chacun ayant une vie à mener, conscients de la présence de l'autre, mais sans trop savoir quoi se raconter. De temps en temps  on se revient, on écoute comment ses aventures nous parlent, nous nourrissent. Ce temps où chacun cherche sa place du fait de l'existence de l'autre est variable, assurément. J'ai l'impression d'ailleurs qu'il n'est pas le même pour le livre et pour moi. Il me semble que, pour sa part, il soit autonome plus rapidement que moi: vite, il lui faut vivre son indépendance, à distance comme on peut avoir honte d'un parent qu'on préfère cacher quand on se lance dans le monde. C'est vrai, elles sont rares les fois où un bouquin m'a présenté ses copains. Une ou deux fois peut-être, quand le hasard fait bien les choses. Peut-être que les livres vivraient plus heureux, plus libres, plus grands, si on ne leur imposait pas le nom de leur auteur sur la couverture, comme une attache vaine ou pire, un tatouage maudit? Quand on rencontre quelqu'un ou quelqu'une, est-il important, nécessaire, de savoir de qui il ou elle vient? Comme ces gens qui, à quarante ans ou plus, continuent de mentionner leurs diplômes: On s'en fout généralement.
Pour le premier livre, ce temps de silence est venu tard comme s'il fallait que je continue de m'en occuper longtemps et qu'il avait besoin d'aide. Plus inquiet que pour les autres, peut-être? C'est normal pour le premier. Je me suis beaucoup activé, comme pour un enfant difficile ou demandant plus d'attention que d'autres. Pour le second et le suivant, le sentiment fut différent: très rapidement, ils m'ont fait comprendre qu'ils pouvaient très bien se passer de moi, ravis de se débrouiller tout seuls. Comment? Je ne sais, mais je leur fais confiance comme à des enfants matures avant l'âge. Donc nous vivons ensemble, eux dans leur monde et moi le mien. Je les sens dégourdis, adaptés, adultes en quelque sorte. C'est très curieux à dire, mais c'est exactement l'impression qu'ils me font: il ne se passe pas grand-chose apparemment dont je peux me réjouir ou témoigner pour ce qui les concerne, mais ils m'ont déchargé de ma responsabilité à leur égard. Je peux tranquillement m'occuper de la suite, de ceux qui viennent et qu'il me faut écrire. Eux, les aînés,sont lancés dans leur vie.
Je sais qu'un troisième temps se prépare, comme pour une valse très lente, une danse au ralenti où l'on se voit en équilibre indéfini, en sustentation pourrait-on dire. Un temps où ils me surprendront: ils viendront me tirer de ma solitude un peu bougonne, de cette longue distance intérieure où il faut venir me chercher, pour m'emmener là où leurs aventures les auront menés. Je sais qu'ils sont actifs, chacun à sa façon et organisent les choses autour d'eux, comme une vie se prépare dans l'invisible avant de se dérouler pour qu'on la vive.
Je voudrais vous donner un exemple: J'ai découvert hier que Jiù et Akané, les personnages de mon premier roman existaient vraiment: quelque part en Chine, vit quelqu'une dont le nom est très précisément Akane Jiu. Vous imaginez le choc? Passée la première surprise devant l'invraisemblable (ce monde est trop petit décidément, j'espère les autres beaucoup plus grands), une joie immense est montée qui ne m'a pas quitté depuis. C'est comme un télégramme que vous recevez de très loin, de très profond, comme d'un monde autre, un ailleurs inconnu, la nouvelle que le bouquin est vivant et qu'il va bien. La nouvelle que le monde est en place. Soudain sur la mer, on voit brièvement passer le dos du dauphin ou de la baleine et on sait que c'est habité, que c'est vivant sous la surface. Ça rassure sur ce qui se passe.
Clockwork. Encore une fois les anglais ont tout dit en un mot: le travail du temps, comme une mécanique muette qui met les choses en place à notre insu.
Donc ce premier livre, déjà ancien, trois ans c'est beaucoup pour un livre, est venu se rappeler à moi, me dire que tout va bien pour lui, qu'il fait son chemin dans la vie, qu'il fait son travail de bouquin: mélanger le rêve avec la vie, tricoter des réalités multiples en jacquard pour faire de ce monde quelque chose de beau, de réussi, rendre nos images et nos secrets accessibles, faire une trace légère dans l'imaginaire des gens comme dans la neige en hiver et participer de la création du monde, à sa modeste place. Il est venu me dire que j'avais fait mon boulot en ce qui le  concerne...et qu'il était grand temps que je me mette à la suite.
Je vais donc m'y mettre. Laisser mes livres vivre en paix, avoir de leurs nouvelles de temps à autre et, surtout, laisser advenir les suivants.
Ces instants-là sont des moments immenses, comme la découverte d'une île légèrement sous le vent et non marquée sur la carte, au beau milieu d'une traversée: une invitation un peu mystérieuse qui va chambouler tous nos plans.
Il faut y aller voir, bien sûr.

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