mardi 28 mai 2019

Défilés


J’attends que les mots m’appellent, pêcheur rêveur emporté dans l'eau par le poids de sa ligne. Pour l’instant, ils passent en désordre sous mes fenêtres, bandes joyeuses, bruyantes et désorganisées, absorbés par leurs jeux et ignorants de mes vœux et quand ils sont passés, je me retrouve, pensif et désœuvré, dans le sillage de souvenirs, de senteurs et de sons qu’ils laissent derrière eux. Il m'en reste une sorte de langueur un peu morne, un étonnement incertain et le regret de n’avoir pu en saisir aucun, que rien ou presque ne durera de ces passages. Cette fois encore, ç’aura été un défilé ruisselant, cacophonique, insaisissable, indifférent presque hostile, peut-être suis-je trop loin ou sont-ils trop furtifs, indociles comme ces bandes de copains qui sortent de leur boîte et tardent à rentrer, inondent la nuit de clameurs éméchées.
Je ne me décide pas à les rejoindre, pas encore descendre dans l’arène, attendre à nouveau leur passage, pourtant il faudra bien que je me résolve à partir avec eux, sans plus m’arrêter à ce qui me retient. La même chose sans doute qui me retenait dans un âge plus jeune mais tout aussi hésitant, quand j’étais amoureux. Devant l’immensité, faire le premier pas coûte, une barrière gigantesque, infranchissable tant qu’on n’a pas osé une fois au moins et l’on se perd sans fin à imaginer ce que sera la suite, un autre égarement je suppose, mais aux émois tellement plus doux.
Pourtant ces bandes gaillardes et bien vivantes qui s’étalent et se bousculent, me parlent. Elles évoquent dans leur tapage, des mondes que je sens proches, tel un enfant sur un quai, immobile, silencieux dans le vacarme portuaire et envieux des grands voyageurs qui s'affairent sous ses yeux. Il observe les malles et les ballots, les allers et venues des hommes et des tonneaux, n'en perd pas une miette, devine ceux qui partent et ceux qui rendent le départ possible. Se dit que, peut-être, s’il commence par aider ceux-ci, pourra-t-il faire partie de ceux-là ? Dans le grand balancier des mâtures et des voiles qui sèchent. Et les canots qui circulent, halés dans le lent mouvement de leurs rames et le geste sûr du matelot. Sans oublier le goût de la chique ni le poids de la pipe.

Maîtres mots.

C’est votre tour peut-être, mots revêches et mutins qui fuyez sans cesse, de laisser venir à vous ce petit élève d’un cours très moyen, témoin de vos jeux au collège, laissez-lui libre cours dans celle de vos récréations, laissez-le se perdre à vos cavalcades libres et sauvages en bandes qui s’observent, s’évitent puis s’affrontent, se cherchent et se bousculent et ne lui tenez pas rigueur si, de peur, il tire un peu trop vite son épingle du jeu. Question d’habitude sans doute ? Oui à n’en pas douter, la crainte est là de se perdre, d’être malmené, d’y laisser des plumes faute d’en avoir trouvé une, la peur des mauvaises fréquentations, d’être à son insu acculé dans un recoin sinistre  où l'on se retrouve vidé, essoré, sans rien avoir écrit qui vaille, sans rien avoir gardé après avoir bataillé dans les vociférations de mots vengeurs et traîtres. L’immense crainte des balivernes et du grand n’importe quoi.

Je suis, au bout du compte, descendu dans la rue, décidé à m’y mêler, attendre leur passage. Il s’annonce enfin dans un long brouhaha d’émeute qui les précède de loin, rumeur impressionnante de l’océan qui s’approche. La crainte encore, de la vague trop puissante parce que mal mesurée, l’appréhension du moment où il faudra s’y colleter. Les voilà, ils sont sur moi. Vus de près, c’est vrai qu’ils font peur, l’air mauvais, vindicatif et sauvage, si peu apprivoisés. Longs, brefs, vifs et courts, certains compliqués se traînaillent. Ceux-là clament haut et fort leurs sonorités, d’autres s’excusent presque d’exister. D'autres encore vous laissent coi, un grand vide dans la tête, un trou qu'on observe en se disant qu'il y a quelque chose là, pour dire ça, mais je ne sais plus quoi, on en reconnaît les contours et l'odeur de l'absence, comme la margelle entoure la profonde obscurité du puits. Je me sens glisser, engouffré sans appui au cœur d’une manade furieuse ou d’une harde qui a démarré folle. Que fais-je là, que suis-je, emporté par le flot sans rien où m’accrocher ? Immense tonitruance erratique, libre et gesticulatoire, massée autour de solides gaillards, sûrs de leur histoire et qui imposent le respect. J’hésite, je me tais, me fraie un chemin ou plutôt me laisse porter, me cache presque dans ce torrent qui passe. Je cherche du regard un complice, un repos, quelqu’une de connaissance, je n’ose dire une amie, celui ou celle que je crois reconnaître, semblable au souvenir d’un moment à venir et me donner enfin le courage de faire un bout de route avec elles.

Après les hordes brutales et débraillées, ces mots qui s’imposent et ne vous laissent penser qu’à peine, qui s’entrechoquent et portent en eux un grand vide dont on ne sait que faire (capharnaüm par exemple, jéroboam ou oripeaux), en voici d’autres qui murmurent et chantent, colorés, vivants, légers, aux airs de parfums presque, qui s’avancent posément, prennent tout leur temps. Que pensez-vous d'un nom d'arbre, olivier par exemple, frêne, églantier ou sylvestre ? Ou encore rhododendrons ? Ah, celui-là, il nous promène, regard perdu sur la colline et ses ondulations. Chacun est une esquisse, une histoire, la promesse d’un détour qu’on ne regrettera pas. Ceux-là, nul besoin de les chercher, encore moins de les choisir, on échoue chez eux comme sur une grève, rincé, épuisé mais heureux comme après un naufrage. Je ne dis pas qu’ils m’accueillent, au moins ils me tolèrent. Je peux m’y reposer.

Cette fois encore,

S’annonce une balade en bonne compagnie, parfumée, bien élevée, distinguée presque, dames d'antan sous leurs ombrelles, qui flânent en devisant. Je m'enivre à leur présence comme à une essence forte, m'accroche à leurs pas mesurés telle une ronce à l'étoffe et me berce de leur démarche balancée et gracieuse, dans le bruissement soyeux des robes et la douceur des châles qui bordent des épaules rondes, lisses et fraîches, au chant discret et mélodieux de conversations susurrées. Ah, que ne suis-je leur amant, leur complice !  M’en approcher encore, écouter, sentir, ressentir, en être intime, confident si possible, familier de ce qu’elles disent et assoiffé de ce qu’elles taisent. Me nourrir de leurs silences et des bribes qu’elles m’abandonnent, que je ramasse avide, alors qu’elles feignent d’ignorer ma présence mais se nourrissent d’elle. Oh, comment savent-elles si précisément qu’on les regarde et qu’on les aime ? Je n’ai rien pu faire ni dire pour les retenir, rester à leurs côtés et déjà elles s’échappent, me distancient, m’oublient, disparaissent au détour d’un buisson et je me retrouve penaud, surpris et un peu bête, juste au bout de ma rue, la tête pleine de ce qu’elles y ont laissé, languide de leur ivresse après un voyage si lointain et si bref.

À les suivre au moins, je me suis mis en chemin, ne plus m’arrêter alors, jusqu’à reconnaître enfin le grand vent du large dans l’air qui m’entoure et frémit. Me laisser guider, résister au sens qui s’affole, humer encore comme un chien courant divague, flairant dans l’air une senteur, un bruit, une image qui lui sont familiers, annonciateurs de joies tranquilles et de moments délicieux. Revivre l’émoi de leur passage et me laisser conduire en leur compagnie au seuil de l’océan de mon prochain roman.

Une fois en route, s’arrêter est difficile et les mots deviennent comme ces enfants de villages étrangers qu’on traverse quand on marche au long cours, ribambelles galopantes et joyeuses qui collent à vos basques comme un sillage de clameurs et de bruits, une effervescence agitée dont il est impossible de se débarrasser. Jusqu’au fond du sommeil et au cœur de la nuit. Certains déambulent seuls, esseulés, semblent sans famille ni attache et à qui, encore, pour l’instant, j’ai si peu à donner. Ils sont là, vous regardent, une invite silencieuse dans les yeux dont on ne sait que faire. D’autres sont sales, dépenaillés, moches même, qui viennent à vous vifs, bagarreurs et hirsutes comme s’ils venaient de se chamailler, et tant d’autres qui vaquent à leurs affaires, l’air de ne pas s’en laisser conter. Tout ce petit monde a ce quelque chose, presque rien, qui invite à s’arrêter.
Oui, se poser, les laisser m’entourer, les laisser venir à moi en masse vivante, vibrante et forte, accueillir les phrases qui arrivent en petites cohortes malhabiles, ne pas s’y opposer, peu importe où elles mènent. Inventer un langage pour se comprendre enfin, moi et tous ces petits étrangers.
Ils veulent, je le sais, que je leur parle du plus profond de moi et de ce qui m’habite, que je m’engage et partage d’où je viens, sans montrer trop d’intérêt pour où je crois aller. Savoir surtout ce que j’ai dans le ventre. Oui, pour écrire, il faut se livrer, donner beaucoup de soi, fouiller dans sa besace, donner quelque chose, n’importe quoi qui engage et lie et fait que le moment devient inoubliable. Cracher les mots autant qu’on les respire. S’y jeter comme dans une bagarre et ne rien retenir des coups qu’ils nous portent. Lentement, nous nous faisons les uns aux autres et, ensemble, nous inventons des jeux, des rituels, esquissons en petites conversations, des chants de gestes et de sourires où je devine qu’ils m’invitent à rester parmi eux, m’indiquent où demeurer. Ils ont raison, je vais rester un peu.

jeudi 23 mai 2019

Rythmes



Si d’aventure, ce qui est une façon de parler vous allez voir, vous prenez le train, en particulier l’un de ces trains réguliers du matin qui poussent vers la capitale son lot de salariés endormis, vous ne manquerez pas d’être frappé par la prédominance des rythmes. Celui du train bien entendu, mais surtout ceux dans le train, l'omniprésence du rythme du wagon : l’homme qui tousse, les joueurs de tarots qui ponctuent le silence de leurs exclamations, l’enfant qui pleure, votre voisin qui respire… et le baladeur sur l’autre banquette. Surtout le baladeur, comme un grésillement continu, un faux contact dérangeant sur lequel s’imprime un battement pseudo cardiaque plus ou moins rapide mais toujours prononcé. C’est à peu près la seule chose qui soit prononcée d'ailleurs, ne cherchez pas de mélodie ! Fi des paroles vite oubliées, dans la plupart des cas elles n’ont de raison que d’être le prétexte aux instruments, surtout ceux qui bastonnent en arrière-plan. Le rythme de la phrase a, quant à lui, disparu, envolé, emporté par le flot tumultueux de l’inondation cacophonique et anglophone, plus de rimes ni d’allitérations. Le pied se confond quand on le prend à tour de bras. Ça grésille vous dis-je, à un point hallucinant, lancinant d’exaspération quand les battements ne se supportent qu’associés aux aiguillages et autres avatars ferroviaires.
D’une façon ou d’une autre, il est conseillé de ne pas s’éterniser dans cette sorte de voyage. Pourtant il y a comme un attachement pathologique de l’homme au rythme : attentifs à celui des saisons, formés à celui d’une cloche d’église ou d’une sirène d’usine,  bercés par celui du sommeil, je vais y revenir un peu plus loin, prisonniers de nos habitudes enfin, nous croyons construire quand nous ne faisons que répéter. Il faut dire que la répétition jouit chez nous d’un statut particulier : c’est par elle que nous avons appris, c’est elle qui nous rassure au point de nous enfermer. Même chez Bach, l’art de la fugue se décline sur le mode de la répétition, c’est dire ! La fuite impossible, l’escapade interdite, l’ordre se rétablit sans cesse, retombe sur ses pieds qui n'ont rien de poétiques, l’habitude dressée comme on dresse un enfant, aveugle muraille qui imprime à tout ce qui en dépasse des couleurs dangereuses et barbares. Honnies pour ainsi dire.
C’est bien connu, barbares sont les rythmes qui nous sont étrangers, ceux auxquels on a du mal à se plier comme à une danse exogène : horaires ou rock’n roll, quand le rythme est là, la contorsion n’est pas loin et c’est l’habitude, encore elle, qui transformera en formation cette déformation volontaire.
Tout le problème vient sans doute de la confusion entre répétition et méthode, de la suprématie (temporaire, j'espère) de la planification sur l’invention. Il doit bien exister quelque part, dans les coulisses du développement, en marge du grand spectacle de l’uniformité confondante, une méthode plus attentive que répétitive ? Quelque chose de plus nourrissant, comme un regard ou une écoute qui privilégie le détail et le fragile à ce qui est solide ou commun ? Le summum de cette confusion aura sans douté été atteint le jour où fut proféré l’axiome, je n'ose dire la promesse, au firmament du rassurant “le changement dans la continuité”. Ne changez rien, ne jetez rien, gardez tout, ça pourra toujours re-servir, vos habitudes se chargent du reste. Ce fut le début du grand endormissement, au rythme paisible des formules ronflantes sous la couette de la protection sociale. Nous avions tant envie de dormir que nous prîmes le tableau d’une escapade de soudards en goguette pour une ronde de nuit. Pauvre Rembrandt qui croyait nous réveiller par ses tonitruances, ses vacarmes soldatesques, lui aussi a été piégé dans la ronde hypnotique et somnifère. Regardez bien ce tableau et dites moi s'il vous donne envie de dormir, alors où est l'arnaque?
L’efficacité de l’ordre vient de l’habitude. Tous les militaires vous le diront, qui vous font faire et refaire encore le même geste pour être sûrs que, le moment venu, c’est celui-là et pas un autre qui vous viendra à l’esprit, ou ce qui vous en restera dans l'implacabilité du combat et il est quand même extraordinaire que ce qui rompt avec la ronde des rythmes, comme une révolution par exemple, porte en son nom l’acceptation fatale de la ronde : agitez-vous comme vous voulez, vous reviendrez toujours sur vos pas. Circulez ! (toujours cette notion de cercle...) Dans ce cas, autant ne rien faire et rester tranquillement chez soi, puisque une révolution n’est finalement qu’un tour de plus. Ce mot, je ne sais qui l'a inventé, mais il sonne pour moi comme la revanche de l'immobilisme bourgeois. Pauvre cochon d’Inde qui s’essouffle immobile dans son vertige circulaire. Pour en sortir, notre malheureux animal doit s’arrêter s'il le peut encore, prendre la tangente, à moins qu’emporté par le mouvement, il n’en soit éjecté prématurément.
Ceux qui prétendent que l’histoire ne se répète pas sont aveugles ou ignorants, à moins qu’ils ne soient bègues, les mêmes plats nous sont resservis en permanence, comme si, en cuisine, le chef manquait d’ingrédients ou d’imagination. Finalement c’est l’affaire des rogatons, les petits plats que l'on se passe et repasse, faits de restes: la grande histoire n’est que l’accumulation des petites que l’on érige en édifiants principes et en prenant grand soin de les choisir correctement (toujours une question d’ingrédients). L’histoire se répète pour mieux nous enivrer comme pour ces mauvais vins où on force sur l’alcool pour masquer la pauvreté des arômes et des saveurs. La sensation vous dis-je. Et de l’appétit pour la sensation, je n'ose parler de goût, il est facile de passer au sensationnel, pour nous qui nous laissons happer, rattraper par la tonitruance de nos loisirs. Entre cinéma "sensurround" (oui, vous avez bien lu, ça sonne comme un cataclysme), télévisions multi-chaînes et parcs d’attraction, tout s’enchaîne, oui, c'est le mot et toutes nos inventions ne sont plus qu’illusions : elles ne servent pas de réveil mais agrémentent notre grand sommeil. Ah, c'est qu'il faut la faire belle, la roue du petit cochon! Nous parsemons nos vies de rêves et de chimères au lieu de nous laisser nous perdre dans des chemins de connaissance ou de découvertes, à tout le moins d’exploration. J’en veux pour preuve, tous ces jouets dits d’éveil, tous de la même forme, de la même matière et des mêmes couleurs, objets standards à la production calibrée. Nos rêves, eux-mêmes, ne sont plus messages ou invitations, simplement devenus inaccessibles pour la raison toute simple que l’aboutissement ultime de nos errances somnambules nous ont amenés droit à l’objet. Répété, multiplié, magnifié, il hante nos envies comme des barbares qui auraient pris possession de la ville. 
Tremblez, poètes, les objets ont pris la rue! Tu parles d’une aventure, à ce rythme-là, autant rester couché.

Cycles et fragments



C’est l’hiver. Air glacé et ciel bleu. En avance sur la saison mais pas sur la nature ni les hommes : depuis que les dernières couleurs d’automne ont fui avec le vent, ne laissant que leurs branches aux arbres, auxquelles ne restent que quelques feuilles têtues et désespérées, ils l’attendent. Il est là et comme d’habitude, ils y sont mal préparés. L’homme urbanisé, même quand il vit à la campagne, ne sait plus se préparer à l’hiver. Seuls les paysans ont gardé le sens de ce rythme lent, imperceptible. Cela disparaîtra aussi avec l’air conditionné dans les tracteurs. Alors ne subsisteront que les rituels, habitudes sans connaissance, attention sans autre langage que le nôtre. Le grand monologue urbain sera complet, avec en arrière-plan sonore, le halètement grinçant des machines et le zézaiement des computers. Si l’été est assourdissant, l’hiver est une saison bavarde : derrière son immobilité, on devine la métamorphose au travail, rien ne bouge et tout change. Dans ces instants rétreints et secrets, s’accumulent les jaillissements futurs, vers la grande aventure du recommencement. C’est maintenant que l’homme sage, l’observateur patient taille et coupe. C’est maintenant que l’arbre prend forme. L’hiver est la saison de toutes les créations, celles que l’on poursuit et qui s’échappent encore, celles qui nous obsèdent, celle qui nous façonne à l’image d’on ne sait quel modèle éternel et changeant. Et toutes les autres. Quant à l’été, c’est davantage l’heure de la récréation.

Si l’on observe bien, l’hiver a ceci d’intéressant que l’activité s’y réduit au strict nécessaire, comme un bagage pour un voyage incertain : les actifs savent où ils vont, les animaux sont affairés, sérieux comme des papes. Même les bruits se font rares et précis. Et pour peu qu’il neige, tout cela se réduira encore. Il faut finalement des températures très précises, remarquablement tempérées et propices pour que la vie et le désordre s’épanouissent. En deçà comme au-delà, l’homme attend, fatigué avant d’avoir commencé. Qu’y faire ? Déménager. Les grandes transhumances sont comme les vents, circulaires et cycliques. L’avis de Coriolis serait intéressant sur les migrations, occasionnelles ou pas, qu’elles concernent nos vacanciers, nos émigrants ou nos immigrants. Tristes tropismes. Avez-vous remarqué à propos ? la cinglante différence entre l’émigrant et l’immigrant ? L’un a pour lui gravité et noblesse, empreintes d’une certaine nostalgie. L’autre est beaucoup plus tapageur, encombrant, désordonné et pour tout dire, clandestin. Même si les deux sont misérables, la faveur va davantage à celui qui s’éloigne qu’à celui qui s’approche.  Coriolis aurait-il quelque chose à nous dire à ce sujet ? Il semblerait, en première hypothèse, que le cycle favorise le changement, il serait le point de départ (si j’ose dire) de l’évolution. Il aide à grandir comme une super-vitamine. Le "grand bi" l’avait bien compris qui, d’emblée, avait donné à l’expérience des dimensions impressionnantes et pour tout dire, passablement casse-cou. Heureusement qu’il fut vite ramené à des proportions plus aisément maîtrisables. Mais c’est un fait : le cycle est moteur. De l’un à l’autre, le pas est facile à faire, une fois fait d’ailleurs, il devient inutile, le moteur prend le relais.
Les voici donc nos machines soufflantes, haletantes et volantes : c’est du cycle. Et d’ailleurs, elles tournent. Pour nous, pour les autres, pour tout le monde et pour personne. Elles en viennent à tourner pour le plaisir du cycle, finalement peu exigeantes en réparations et entretien. Et si, parfois, elles rompent brutalement cette délicieuse harmonie du fonctionnement et de l’évolution cycliques par des catastrophes ou autres ruptures à caractère médiatique, il faut seulement y voir une légitime aspiration au changement. Sans les ruptures, pas de changement, sans changement pas de voyage ni découverte et tout notre bagage ne sert à rien. Il faut savoir briser, briser avec éclat, les cycles qui nous entourent et auxquels on appartient. L’éclat et le fragment, tout est là. Du moins, tout a commencé par-là : quand fatigué d’assommer, l’homme a commencé à vouloir fendre et couper (déjà, les raccourcis !). Ah, il s’en est donné du mal sur ses fragments ! Il les a taillés avec application, on peut même supposer qu’il y passa du temps et en tailla un certain nombre, vue la quantité qu’on en découvre encore de ces éclats, fragments du passé, de multiples cycles plus tard. Il avait raison, cet homme d’avant l’histoire, ou tout au moins à son commencement, puisque nous y revenons à ses éclats et ses fragments. Comme pour lui, nos éclats et fragments vont changer nos vies, notre façon de voir le monde, de nous y promener et nos rapports avec les autres.

Le fragment est un signal, il indique les lieux de grande densité historique, comme un futur vestige d’échanges et de tensions. Le fragment est important, même s’il est minuscule, il mérite qu’on s’y arrête. Il est la trace de la création autant que son point de départ. Aurait-elle encore ses bras, la femme de Milo ne serait qu’une aimable bergère un peu déshabillée. Sans eux, elle devient Vénus, c’est le fragment qui fait le symbole. Notre civilisation repose sur la bribe et les débats qui s’en suivent. Nous vivons à l’ère de la bribe débattue. Rien ne nous est accessible dans son entier, par nature l’information est parcellaire comme un colis piégé. Les apparences sont toujours aussi trompeuses, seuls nous apparaissent des fragments, vestiges ou annonciateurs. À nous de faire le tri dans un puzzle gigantesque où la moitié des pièces manquent. C’est à partir de fragments, d’une pensée morcelée, éclatée et miroitante comme du gypse ou de l’obsidienne que nous devons reconstituer notre histoire et nos cycles. Avec tous les risques d’erreurs et le souci de rigueur qui conviennent. C’est comme si le Créateur, en cruciverbiste averti (même si son truc à lui serait plutôt les cycles et le circulaire), nous lâchait dans les pattes, comme pour nous épater, quelques morceaux de notre devenir et de notre passé en nous disant “débrouillez-vous avec ça” Et tels des bushmen interdits devant une bouteille de boisson gazeuse, nous échafaudons conjectures et supputations sur la nature des cycles. Un vieux professeur de mathématiques qui vogue peut-être aujourd’hui sous d’autres cycles, avait tout compris, qui m’avait dit “avec une longue vue suffisamment puissante, je verrais ma nuque il y a dix milliards d’années ” Ce qui n’avait pas manqué de me plonger dans des abîmes de perplexité ouateuse (comme il disait) d’où il avait le plus grand mal à me tirer. Ce même professeur avait une autre maxime qui eut davantage d’influence encore sur mon propre cycle: “méfiez-vous du premier mouvement, c’est généralement le bon”. Cette traduction libre de “l’agir-ne pas agir” oriental, il me fallut du temps pour la comprendre et me mettre en route. Non sans de multiples précautions préalables, me méfiant comme de la peste de tout premier mouvement, pensant davantage au second avant que de commencer, ce qui ne m’a aidé ni à comprendre où j’allais ni, une fois arrivé, comment j’y étais parvenu. Je m’en suis sorti en inversant la proposition et en me méfiant des professeurs de mathématiques, surtout quand ils étaient bons. Depuis lors, nous n’évoluons plus, lui et moi, sur les mêmes eaux, les sortilèges des mathématiques faisant, comme sur les épitaphes, partie de mes regrets éternels. In memoriam.  

Il est amusant de constater que les Anglais, au contact prolongé des sources de l’orientalisme qui est, comme chacun sait, l’un des multiples bénéfices de l’Empire, sont passés maîtres dans l’art de la conjecture et de l’investigation : d’Agatha à Conan, d’arsenic en vieilles dentelles, ce peuple d’îliens sur son fragment de continent nous a appris avec éclat à reconstituer les fragments, à maîtriser le cycle : l’immuable est une valeur fondamentalement britannique et les règles de l’équilibre n’ont plus de secret pour ces experts en statu quo. Pendant que nous, français, roués qui filons à l’anglaise, cultivons davantage l’art de la tangente : à peine sommes-nous quelque part que nous envisageons les moyens d’en sortir. Ce qui, par ses aspects positifs, peut être un vigoureux facteur de développement n’en est pas moins un élément d’instabilité tout aussi prégnant. C’est du moins ce qu’ils nous reprochent et la source de nos malentendus cycliques.

Le cycle et le fragment. Nous tenons là un mélange hautement détonnant, comme un combustible et son comburant, qui ne manque que d’étincelle. Les occasions ne manquent pas d'ailleurs et les boutefeux en herbe sont légions qui attendent qu’une partie du monde soit sur la paille pour se livrer à des expériences pyrotechniques hautement dévastatrices. Guerres froides ou chaudes, locales ou généralisées, civiles ou non (guerre civile ! ce concept ravageur et saisissant est un raccourci sévère et préoccupant, digne de la famille Tape-Dur qui travaillait ses silex à l’aube de notre histoire), tous les conflits qui se sont agités et s’agitent, sont les signaux d’une fracture, comme un rift historique dans la tectonique des plaques de notre développement. Quand ça bouge, c’est que ça vit et si ça vit, c’est que ça grandit, même si cela fait toujours un peu mal, les opportunistes de tous poils se disant qu’il suffit d’être ailleurs quand ça éclate ou au contraire d’y aller pour participer. Les autres, tous les autres se disent “hic et nunc” et derrière ce borborygme digestif se dissimule une extraordinaire acceptation de la fatalité des cycles.



vendredi 17 mai 2019

Aujourd'hui est un beau jour pour changer


"I had a dream", oui, pour paraphraser Mr King, j’ai fait un rêve, un cauchemar qui m’habite encore alors que je suis éveillé. Je me suis vu sur Terre dans deux cents ans. Êtes-vous prêts à me suivre ? à m’accompagner dans ces gorges sinueuses, profondes, ocres et vides comme martiennes, balayées par un vent brûlant et sauvage, là où nos lacs, même les plus grands, ont disparu ? Des éboulis de roches en équilibre instable marquent la place de nos glaciers et tous nos sommets sont des déserts d'altitude où la neige a fondu depuis longtemps, leurs flancs ravagés de coulées brutales de boue, de terre, d’eau et de roches qui ont tout emporté ? Et les océans gavés d’algues vertes, rousses et filandreuses, aux eaux tiédasses, putrides et toxiques où plus rien ne vit ? évidemment, pas une fleur, pas un insecte ni un oiseau. Les seuls animaux qui hantent ces lieux stériles sont quelques charognards qui se disputent des restes. Les arbres aux troncs brûlés sont des nains qui végètent et croupissent comme tout ce qu’ils abritaient. Plus rien ne monte vers le ciel, craignant de s’exposer, tout rampe, fatigué, changé en une mousse exubérante et prospère qui s’est emparée de tout. Suivez-moi encore et approchons des villes où ne déambulent que des cohortes de passants sur le qui-vive et soigneusement groupés, chacun avec son petit appareil respiratoire portatif comme devenu asthmatique, et tous, bien entendu, armés jusqu’aux dents ou ce qui en reste, tant les rues sont des bas-fonds glauques et surpeuplés où l’on s’étripe pour un rien. Voyez ces usines aux fumées noires et épaisses parce que plus rien ne fonctionne et qu’on y brûle n’importe quoi pour récupérer le peu d’énergie disponible ? Et partout cet air d’étuve surchauffée, poisseux et grisâtre, chargé de cendres et de poussières qui collent à tout ce qui dépasse et voilent le soleil, pâle disque jaunâtre, ombre de lui-même ? Et la puanteur partout, celle de tonnes d’immondices que personne ne ramasse, celle des gaz et des matières en lente décomposition. Un monde méphitique.



Voilà où nous en sommes, voilà ce que nous faisons. Si nous en sommes capables, regardons en face ce monde que nous créons pour les petits-enfants de nos petits-enfants. Osons leur dire : "je le savais, je n’ai rien fait". Ne nous cachons pas derrière "je n’ai rien vu venir", ce n’est pas vrai. Ne nous racontons pas d’histoire. Toutes celles que l’on diffuse et partage, nos craintes et nos soucis, nos projets et nos envies ne sont qu’à courte vue, à peine à l’échelle de nos vies et déjà, de notre vivant, nous voyons s’approcher les prémices de ce monde : les lacs qui se vident, nos océans de plastique, la forêt que nous déracinons quand nous ne la brûlons pas pour être plus expéditifs. Et toute cette biosphère exterminée. Inutile de se cacher derrière nos beaux raisonnements, nos sempiternels discours sur la loi du marché et l’inexorabilité de nos équilibres (it’s the economy, stupid !), la loi du plus fort et celle des nantis, ne nous reposons pas sur nos illusions et nos fausses espérances, comme par exemple les miracles à venir de la technologie qui vont nous sauver de tout ça.  Inutile de nous dissimuler notre manque de courage, notre incapacité à toucher ne serait-ce qu’un peu à notre confort presse-bouton. Inutile de crier aux Cassandre, aux chantres du malheur et aux mauvais prophètes. Le désastre est annoncé, mesuré, chiffré, c’est notre mode de vie, de pensée, de consommer qui l’engendre et le mène jusqu’à nous. 

La vérité est celle-là, qu’elle nous plaise ou non.

C’est cela le sujet et rien d’autre. De quoi pouvons-nous donc parler dans nos dîners, nos conférences, nos réunions si ce n’est de cette catastrophe annoncée ? De ce que nous avons fait, de ce qu’il reste à faire. De ce que nous pouvons entreprendre pour l’éviter ? (Imaginez un astéroïde en route vers la Terre. Vous parleriez d’autre chose que ce qu’il faut faire pour l’empêcher de frapper ?) Tous nous avons lu ou vu l’odyssée du Titanic, tous nous nous sommes gaussés de l’incurie du commandant et de l’aveuglement des commanditaires obsédés de record et convaincus de leur infaillibilité. Nous sommes cet équipage, nous sommes ce commandant et ces commanditaires, nous ne sommes pas que passagers. À nous de décider de changer de route et de choisir l’équipage capable de le faire. Pas demain, maintenant.

À présent voyons l’autre face des choses : je vous invite à deux voyages, l’un vers le grand monde, l’autre vers le petit.

Envolons-nous d’abord, quittons la Terre, projetons-nous dans l’espace, voyons-la de loin notre planète, cette bille bleue et blanche, verte et ocre, nimbée de son atmosphère diaphane et légère comme un voile de mariée. Un astronaute a dit qu’il était impossible à quiconque la voyait de loin de ne pas l’aimer, ce miracle de couleurs et de vies, hôte de centaines de milliards de petits êtres au milieu du grand vide intersidéral, glacé, invivable et hostile. Contemplons cette merveille que nous habitons et dont nous faisons partie. Ses équilibres, petits et grands, ne tiennent finalement à pas grand-chose, juste l’interpénétration des espèces et des cycles, la vie sous toutes ses formes y compris celles de la matière. L’incroyable aventure de la diversité à laquelle nous sommes invités depuis des millénaires, cette vie qui nous porte. N’êtes-vous pas touchés au fond de votre âme par cette beauté, cet émerveillement toujours renouvelé, tout ça sur cette boule infime, en équilibre dynamique, penchée autour de son étoile ? La sentez-vous vivre, là maintenant sous vos pieds ?
Suivez-moi à présent au cœur du petit monde, il faut fouiller un peu, vaincre des résistances, s’allonger par terre et ne plus bouger, regarder sous les herbes, entre les fougères, sous les feuilles au pied des arbres ou sur les berges d’un ruisseau. Sentez-vous cet affolement de couleurs, de senteurs et d’odeurs, ces petits peuples qui grouillent, vaquent et se croisent, la vie qui rampe, vole, sautille et ondoie. Tout ce monde très occupé à ses affaires auxquelles nous ne comprenons pas grand-chose mais qui, quelque part, est la continuité de ce que nous sommes.

Voilà aussi où nous en sommes, voilà ce que nous partageons, voilà ce que nous détruisons.

Vivre et aimer tout cela ne vaut-il pas mieux, mille fois mieux que notre quête imbécile du profit, de la croissance à tout prix, mieux que nos salaires aussi indécents quand ils sont insuffisants pour vivre que quand ils sont démesurés, où la seule question alors devient que faire de tout cet argent ? n’est-ce pas proprement sidérant de savoir qu’un infime pourcentage de nantis possèdent autant de richesse que la moitié de l’humanité ?

Une vie autre nous appelle, une vie autre nous attend. C’est à nous de choisir, ici et maintenant. Continuer comme toujours, dans notre course inutile et mortifère vers le néant, ce Titanic terrestre où chacun de nous est capitaine, accepter cette fatalité dans tous les sens du terme, laisser venir la mort et avouer notre impuissance. (il y aura toujours des cyniques pour dire qu’un autre monde renaîtra tel le Phénix de ses cendres, ou qu’eux-mêmes ou leurs congénères s’en sortiront toujours. À ceux-là, je répète qu’il est très difficile de se protéger du malheur, il trouve toujours un endroit où frapper et que c’est aussi de leurs enfants qu’il s’agit).

Ou au contraire, serons-nous capables de mettre nos talents ingénieux, notre enthousiasme d’humains, notre génie industrieux, nos arts, nos idées, notre allant, notre jeunesse, notre passion, nos intelligences et nos joies au service d’un futur que nous décidons tout autre ? Serons-nous capables d’agir chacun là où et telles que nous sommes, de saisir les opportunités et de nous mobiliser tous pour maintenant, décider de changer le cours des choses. 

Nous pouvons le faire, c’est maintenant ou jamais en ce qui nous concerne. Nous pouvons choisir l’intense jubilation de nous sentir participer du vivant, collaborer avec toutes les espèces que notre Terre abrite, en continuité avec elles au cœur des équilibres, inventer un jeu nouveau où c’est la grâce des choses qui compte. Oui, nous pouvons sentir la joie de participer du vivant, être en symbiose avec lui. Voyons-nous attentifs, alertes, prudents, responsables, à notre place et respectueux de ce qui n’est pas nous, au lieu de laisser nos pulsions, nos désirs et nos envies nous faire croire que nous sommes ces prédateurs avides et sans retenue que, jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons cessé d’être.

Oui, aujourd’hui est un beau jour pour changer.