samedi 29 août 2015

Surfs

De temps à autre, le long des côtes quelle que soit la saison, il peut arriver de rencontrer à courte distance du rivage, des formes marines étranges, silhouettes noires, immobiles, à demi-immergées.Si une belle vague vient à passer, ces bouchons placides sur la houle s'élancent, se dressent et la chevauchent avec adresse, pour finir hilares, submergés par l'écume.

Surfeurs.

Il faut s'arrêter, les regarder. Ce qu'ils ont à nous dire est puissant, autant que ces vagues qu'ils attendent et qui les portent.
A les voir, on devine, on pèse leur attente attentive, on pressent leur plaisir, la détermination puis l'excitation à poursuivre la vague, la prendre à bonne vitesse, au bon angle. On devine qu'ils savent, au moment de s'élancer, juste avant qu'elle ne brise, si celle-ci sera la bonne ou non.
Comme quelque chose d'écrit qu'il faut aller chercher dès que le temps et la mer s'y prêtent.
C'est pour cela qu'on y retourne malgré l'eau froide.
Pour cette anticipation-là. Très précisément.
C'est pour cela, qu'avec le temps, on se mesure à de plus grandes, majestueuses, puissantes, plus loin.
A un moment, sans savoir trop pourquoi, on sent que l'effort ne sera pas vain.
Ce sera jouissif tellement ce sera parfait.
Un jour qui ne prévient pas, jamais, on vit la grâce, la glissade sublime, celle qu'on espère depuis tout ce temps à mariner dans l'eau.
La vivre une fois vous en fera recommencer mille.
L'inverse n'est pas vrai: les jours en creux, ceux où on ne réussit rien quoiqu'on fasse, on les voit venir, on les sent: une nuit trop courte, une brise de travers ou une mauvaise mer. Ou la planche qui n'en fait qu'à sa tête.

je sais ce qu'ils ressentent, ces obsédés de la vague, parce que moi aussi, je la cherche, cette glissade parfaite qu'il m'a été donné de vivre: le moment magique où absolument tout est à sa place et remplit l'instant d'une jubilation impossible à dire si on ne l'a pas vécue.
Cet instant irréel tellement il est parfait, m'a été donné trois fois, très exactement, dans mes aventures professionnelles: trois lancements de projet, trois démarrages d'entreprise où, pour chacun, j'ai senti la vie pousser, irrésistible comme une vague qui passe et qu'on ne peut manquer, invite à la chevauchée. Ce moment presque sacré où tout se passe bien, où tout se passe vite. Il a suffi de donner l'impulsion exacte et juste, le petit coup de collier parfaitement dosé, pour se dresser, démarrer, goûter son plaisir et se laisser porter.

Mais alors?
Pourquoi ceux-là, ces projets, ces entreprises et pas les autres? Et pourquoi ces moments-là? Je n'étais pas particulièrement plus motivé, plus sage ou mieux renseigné que pour ceux où ça s'est moins bien passé. Ce ne furent pas des idées ou des métiers où j'étais plus à l'aise, que je connaissais mieux. La préparation fut la même, les partenaires choisis avec le même élan, une confiance identique.
La même énergie, la même foi.
Et pourtant certaines graines ont pris et pas d'autres. Pourquoi celles-là?  La surprise du semeur dont la terre, aussi bien préparée que possible, rend de façon diverse.
Après toutes ces années à entreprendre, à essayer, après tous ces projets que je vois maintenant bouchonnant dans le sillage d'une vie qui avance et qui passe, le mystère reste entier.
Ces moments "surf" que je compte sur les doigts d'une main, à peine, se sont faits tout seuls ou presque. L'énergie dépensée et la peine furent infimes comparées au résultat, au plaisir qui fut donné. Le temps passé fut à la fois dérisoire  et dense, comme une histoire en résumé dont on vous fait grâce des détails mais qui tient en haleine. Quelle facilité! Après tout ce temps qui m'en sépare, le sentiment de grâce et de simplicité est toujours présent. Comme si la vie voulait que ça se fasse. Tout simplement.
Du coup, évidemment, on s'en serait douté, j'y suis retourné: j'ai lancé tant d'autres boites, d'une façon presque compulsive, sans jamais retrouver cette sensation si particulière que tout avance avec vous, que, quoi qu'on fasse, tout porte. "Peut mieux faire": je revivais l'anathème qui déjà me poursuivait sur mes carnets de notes. Je n'ai plus jamais retrouvé cette grâce, cet instant inoubliable, cet équilibre incomparable avec tout ce qui m'entoure.
Avec la vie.
Cela me rappelle la Légende de Bagger Vance, ce golfeur à la poursuite du swing parfait, presque mystique. Nous sommes sûrement quelques-unes, quelques-uns lancés dans cette quête, cette recherche de l'instant invraisemblable,  que ce soit sur l'eau,  le fairway, la cendrée, la toile ou le clavier.
Ou le business.

Retrouver cet état de grâce qui m'a touché et que je poursuivrai toute ma vie durant.
De temps à autre, quand je retrouve mes copains de virées, on se parle, on évoque, on jauge le présent, ce qu'on vit et ce qui nous attend. Irrésistiblement, la question nous vient, sans réponse qui vaille qu'on s'y arrête: "comment avons-nous fait?"
En comparaison, les efforts et difficultés de tous mes autres projets, entreprises éphémères ou parfois ridicules semblent démesurés. Seigneur, quelle ramée!
Pasteur aurait dit "la chance advient à l'homme préparé". Je suis navré de contredire une telle sommité mais je ne crois pas. Tant de gens préparés n'ont jamais rien vu venir. Je crois plutôt qu'elle vient aux gens inspirés, en phase avec ce qui se passe, en phase avec leur temps. Ceux qui démarrent, va savoir pourquoi, exactement comme il faut, au moment où il faut. Comme le surfeur sur sa vague mythique. Et c'est là tout le mystère.
Le plus souvent, quand on se lance dans l'aventure de l'entrepreneuriat, on y va pour l'argent. L'idée folle des fondateurs milliardaires (millionnaire, c'est trop peu). J'ai connu, j'ai donné. Merci. On déchante vite pour une raison très simple: ce n'est pas une motivation suffisante, loin s'en faut. Pour y aller, tenir, y retourner, il faut autre chose, de plus profond, plus complet. Plus essentiel peut-être. Y aller pour ce sentiment de grâce qui vous habite quand on est sur la planche, qu'on y est bien même si elle va vite, surtout si elle va vite et qu'on sent qu'on peut faire tout ce qu'on n'a jamais osé: celle-ci, on sait qu'elle nous portera jusqu'au bout. On l'a prise en harmonie absolue avec soi, avec le temps, la mer, le vent.
La terre et tout ce qu'il y a autour.
En équilibre de partout.
Du coup, on ose tout. On se libère. Ce qu'on est vraiment et qu'on ignore concourt à ce que ce soit réussi. Que ce soit beau.
Voilà.
Alors que, dans ma vie, il y a maintenant plus de choses derrière que devant peut-être, je contemple mes aventures et mésaventures, heureux de les avoir menées, heureux d'avoir compris. Ce n'est pas le résultat qui compte mais la raison d'y aller. L'intention. Et celle-ci était bonne. Elle m'a nourri longtemps et encore: la certitude d'un état de grâce dans ce monde.
Y aller pour cela et donc pour le plaisir, immense, finalement.
Il suffit d'avoir ce qu'il faut de patience et détermination. Il suffit de s'y mettre, d'y retourner. Peut-être nous sera-t-il donné. A nouveau.
En tout cas, cela mérite d'y passer une vie.

jeudi 27 août 2015

Autan

Il y a des jours sans personne où c'est plus facile d'écouter tous les bruits de la vie. Je sens le monde là à portée, comme une frontière invisible entre ce qui est familier et ce qui devient incertain. Une frontière à traverser, tôt ou tard. Une tentation un peu énigmatique dont on revient ravi. Le plus souvent. Sinon ce serait trop facile.
 Donc, il me faut faire le pas, embarquer dans ce silence comme on traverse un fleuve dont on ne voit pas l'autre rive, la petite barque qui bouge un peu sous mon poids, que bien peu de voyageurs hèlent, menée par un passeur borgne et muet, voir où il m'emmène, moi devant, lui derrière qui pousse sur la gaule.
Une fois quitté le quai et le voyage entamé, une joie monte, brève, comme un signal que tout va bien se passer ou plutôt que je suis en train de faire exactement ce que j'avais envie de faire.
Voyager emporté par le silence.
Et trouver le vent.
Bien sûr, le vent. Comment ai-je pu oublier?
Il y a longtemps, alors que l'on marchait, ma femme, ma compagne que je crois pourtant connaitre assez bien, se mit à fredonner une petite chanson sur le vent. On se partage nos vies depuis si longtemps que je croyais tout connaître de son répertoire. Et pourtant, cette chanson sur le vent était nouvelle, troublante, bienvenue. Elle me l'a chantée exactement quand il fallait. Depuis, elle m'habite et me suis où que j'aille. Une chanson d'enfance, gravée là où on sait la retrouver.
Le vent est mon ami depuis toujours.
Je lui ai confié mes bateaux de papier, comme autant de secrets, qu'il a fait tournoyer et qui errent quelque part comme des Hollandais volants, devenus fous.
J'ai si souvent joué avec lui, courant bras ouverts en avion, ou lui offrant mes cerfs-volants comme on jette un jouet à une grosse bête pour voir ce qu'elle en fait. Je lui ai tendu tant de voiles qu'il a bien voulu caresser sans trop de brutalité et m'a fait voler sur la mer. Je l'ai aussi regardé jouer dans les blés quand ils sont encore verts, se poursuivant lui-même, en vagues agiles et frémissantes, une houle terrestre, brillante et belle.
Le vent qui fait murmurer les arbres qui bruissent comme des vagues peinent sur la plage et voler les oiseaux de travers. Ou les retient, immobiles en plein ciel.
Et tous ces papillons qu'il malmène.
Il est l'haleine tiède et parfumée de la Terre quand elle nous parle. Il suffit d'écouter et de se laisser faire. Mais pour cela, il faut être très proches. Intimes peut-être? Tout autant qu'on peut l'être.
Chacun de ses noms est un appel, une invitation dans une langue étrangère.
Ecoute, c'est magnifique: Chergui, Sirocco, Meltem, Simoun.
Mistral.
Ecoute encore et entend comme il chante tel un prénom de femme: Alizé, Chinook, Loo, Zonda. Elles ont chacune leurs parures, leurs besognes et leur pas.
Cela ne te donne pas envie d'aller voir? Moi, si et partir tout de suite, sac déjà bouclé dans l'entrée.
- Où vas-tu?
- Chercher le vent!
Comme on sort pour le pain.
Partir et m'arrêter là où le vent commence.
Partir grand largue, à bonne allure, le retrouver comme un copain et courir là où il porte.
Commencer par le désert, marcher avant que le soleil ne frappe, me terrer sous la tente, boire le thé en attendant que passe le Khamzin, toutes griffes dehors. Prier aussi peut-être?
Traverser la mer et goûter le Pampero avec quelques gauchos montés sur leurs petits chevaux poilus et râblés, rameuter quelques milliers de moutons.
Et boire la Cachaça à en pleurer.
Poursuivre plus au sud, chercher mon chemin sur une terre glauque et ravagée par le vent, trempé jusqu'aux os et courbé face au Williwaw, tenant mon chullo d'une main pour éviter qu'il s'envole, capeline fasseyant dans le dos. Il fut un temps où les Alacalufs vivaient heureux ici.
Voir s'avancer l'hiver près d'un feu dans une baraque en rondins à écouter des histoires de taïga, alors que le Squammish secoue la maison qui tremble comme sous un accès de fièvre, fait neige rase de tout ce qui vit autour. Ne plus rien reconnaître une fois qu'il a passé.
Et finir sous la mousson qui apporte la pluie par seaux. Le vacarme sur la tôle ondulée, les enfants qui jouent sous les gouttières et courent dans les flaques. Rire sous la douche et remercier le ciel. Namasté.
Rentrer finalement, sans en être sûr. Ce genre de voyage, on n'est jamais certain de si et quand l'on en revient.
Comment non plus d'ailleurs.
Le vent quand il passe, est un peu contrebandier: il est toujours chargé d'histoires qui vous tournent la tête, dont on ne sait trop d'où elles viennent, si elles sont vraies ni où elles mènent.
Quelque part vers soi, au détour de quelque aventure.
Sans doute.
Apprendre à parler l'autan.
J'ai découvert, il y a quelques temps déjà, qu'il n'était pas important de parler la langue des gens. Une fois ouverts, on se comprend toujours. Un jour ou plutôt un soir, j'ai eu une longue conversation avec une Espagnole, moi qui ne le parle pas ou si peu. On conversait par gestes. Sa langue était si chantante qu'il suffisait de l'écouter pour comprendre. Cela aurait pu durer longtemps mais des gens plus savants nous ont rejoints. Le charme était rompu. On s'est croisés d'un dernier regard.
De temps à autre dans la vie, des choses adviennent sans qu'on sache où elles passent.
Plus tard, encore, c'était avec les yeux que je parlais Dayak. Tout en interrogation, joies et silences. Et des sourires à la pelle. C'est étonnant, le sourire. Pourquoi des gens qui ne se connaissent pas se sourient-ils si facilement? Comme un message de paix et de tranquillité: tu peux rester et dormir parmi nous.
On se comprenait si bien que j'ai passé la journée avec eux, me délectant du lait de kelapa, entourés de gamins, pieds nus et rigolards, qui me faisaient partager leurs jeux.

Pourtant, j'ai appris un jour que le vent était circulaire.
C'est une loi de la nature. Coriolis précisément. Ce jour là fut très décevant. L'idée qu'à le suivre assez longtemps, ce souffle me ramènerait à mon point de départ fut longtemps insupportable. Pour m'en remettre, je me laissais à nouveau emporter par son voyage. Et effectivement, il m'a ramené chez moi après un long détour. Mais j'avais tant vu, tant appris, j'étais rempli de tant d'instants, de tous ces gens croisés, rencontrés, écoutés, aimés que j'ai compris le message. Tout le monde le connait:  Ce n'est pas où on arrive qui importe, c'est ce qui se passe en chemin.
Depuis, chaque fois que le vent survient, je le salue et vais à sa rencontre, comme d'un navire qui revient.
De quoi es-tu chargé cette fois-ci? Quelle cargaison amènes-tu? Et lui de déballer odeurs et parfums, bribes de conversations qu'il a piquées au passage, bruits et chamailleries, rumeurs et tourments.
Et quelques grains de sable.
Comme un fond de poche.
Un rappel, un souvenir d'escapade.
Tu viens? On y retourne?

vendredi 21 août 2015

My letter to humanity

Dearest Humanity,

I am so happy of this occasion to connect with you again.
In writing this time. 
Let me take the joyful opportunity to tell you how beautiful you are. 
Please, receive this in peace and let it fill your immense heart so that it illuminates your days and the nights to come. You are so exquisitely diverse, so deliciously surprising and in the same time so lavishly harmonious. Each time I take the time to think of you and contemplate the reality of yours, I am overwhelmed by your grace: Your colorful kimonos and saris, your boubous, skirts and blouses. The profound and joyful sounds of your songs, your strings,  flutes and drums. I observe, enthralled, the way you move, walk and stand still. I am captivated by your wondrous smiles, your veils, bracelets, ringlets, necklaces, your tresses, the light in your eyes and the kohl around them. Your wrinkles, cracks and scars. The courage and kindness of your women, the resilience and strength of your men and the way they care for each other. The joy of your children, running, playing and their eagerness to discover the world. I am impressed when you work, I love you so when you play music and dance. The way you fish, carve, build, heal and cook. The attention you pay to one another. Your patience and your silences, your joys and laughters, your pains and sadness. And your smooth conversations. Your praying and so skillful hands. Your smiles, your tears and the profoundness of your eyes. The lone travelers and the bypassing busy crowds in the streets.  The ones who give a hand and the ones who hold it. Your pupils and teachers, doctors, nurses, the elders and the sick. Your architects, painters and craftspeople. And all the young people, whether aged or not, who find so much pleasure in meeting, gathering, exploring, feeling and making love.
Let me tell you how in all what you are and do, you are such an exquisite wonder.

Dearest Humanity, I know that you are going through difficult times where hunger, thirst, pain, fear are around as much as the hatred, the fury, violence and injustice that your systems and creeds make to you. I know how the machines you have created can crush and even dominate you, how they can make you forget who you are and the beauty that is around. 
I see you look sometimes at yourself and wonder what comes next, when this will be over. I know and I suffer with you, for you. 
Be patient and let me tell you these times will pass, as all the others did. A new time is coming because you have grown so much, in size of course, but much more fully in wisdom and knowledge. Don’t let yourself be deceived by what is told of you, all the critics, blames and blows that are thrown at you. You are much more beautiful and wiser than all the prophets of doom pretend. 
A time is coming when you will harvest what you patiently, discreetly, constantly sowed: this magnificent ability of yours to pay attention to yourself and share love and compassion within yourself. This I can witness, day after day, second after second: how so many of you, outstanding ordinary people, see the misery around and try to alleviate it even if briefly or clumsily at times.
A time is coming of abundance and respect for all, a time when the few will be the ones in pain and sorrow while the many the ones in joy and gratefulness.


Dearest Humanity, hold on tight to your own splendor. I can tell you what a miracle you are in the whole universe, a total moment of grace and bliss. 
And if you doubt, if you don’t believe me, come to a rest for a while, look at yourself in silence and peace, see who you are and let the marvel of your reality illuminate you in a beaming smile of gratitude that reaches to the stars.

lundi 10 août 2015

Love Poems from God

Le soleil, au plus haut dans le ciel, avait évaporé depuis longtemps ce que la nuit avait laissé de fraîcheur. Il commençait de carboniser tout ce qui avait cessé de lui résister et qui ne subsistait plus que chétif et desséché. Et la répétition du jour était comme un supplice quand, à nouveau, l’ombre avait disparu, fondue dans l’incandescence du sable. Quelque part au cœur de cette immensité, la voix infatigable du muezzin rappelait l’heure rituelle. C’était Adh-Dhouhr, le milieu du jour. Dans le demi-jour d’une petite maison aux murs et au sol terreux, un homme,  tourné vers le sud, priait sur son tapis. Il avait le visage heureux et en paix de quelqu'un qui retrouve un ami. Dans le lointain ou quelque cour à proximité, un chien aboyait, ailleurs un enfant pleurait et une femme, en répons, appelait. Les rues étroites étaient vides et brûlantes et le souk haletait dans ses parfums d’épices alors que le désert aux portes de la ville gagnait lentement sur le petit bourg accroché à ses points d’eau. Le désert où, demain encore à l’aube, il s’en irait marcher, interroger les étoiles, goûter l’univers et parler au silence. Telle une nappe brûlante, au pied de la maigre ouverture qui lui servait de fenêtre, une clarté éblouissante éclaboussait le sol crayeux qu’elle marquait d’un rectangle aux contours nets, éclatant de blancheur. À ses côtés, un plateau en cuivre ciselé réverbérait la lumière par touches dorées ; il portait une théière d’argent, un verre, qu’on lui avait apportés et une poignée de dattes. Sur la table dans la pénombre, il n’y avait que le kalam et quelques feuilles fripées. Derrière le mur en pisé, le frottement de babouches sur la pierre sonnait à intervalles réguliers, comme une respiration lente et fatiguée : une femme âgée et légèrement voutée, ce devait être sa mère, le visage creusé de rides sinueuses qui n’étaient pas que de vieillesse, allait et venait dans la maison et, les mains noires de cendres, préparait le four pour le pain de la semaine. Le monde, écrasé de chaleur, survivait alors que lui, attentif aux signes et à l’immobilité des gens et des choses, y puisait des mots habités qui finiraient en vers.

Quand il l’a écrit.

Il pleuvait. Le monde était noyé sous des trombes qui bouchaient l’horizon à dix pas,  les sombres collines, à peine visibles sous l’averse, ruisselaient et la terre fumait, cherchant son souffle submergée par le déluge. La pluie enfin, après tant de jours sans, enserrait le monde sous des nuages lourds, bas et gris. Les gargouilles hurlaient l’eau qu’elles recevaient de toutes parts et la terre dégorgeait, gonflée comme une pâte molle. L’orage ne passait pas décidément, figé au-dessus du monastère, à en faire dégueuler les citernes. Elles n’étaient jamais taries, loin s’en faut mais avec l’été, l’eau avait pris un goût qui soulevait légèrement le cœur chaque fois qu’on en buvait. On lui préférait le cidre ou le vin quand l’occasion, rare, était donnée. La cellule avait été fraîche, elle redevenait humide hélas et glacée bientôt. Il en serait ainsi jusqu’après l’hiver et les bures roides et pesantes n’y pourront mais. A nouveau, le froid prendrait les os de ces femmes et de ces hommes unis au labeur comme dans leurs psaumes. Les caniveaux charriaient maintenant des torrents bruns et nauséabonds qui dévalaient les ruelles et traversaient les cours. Comme si longuement la terre se lavait des immondices des hommes. Elles étaient là pour ça justement, les nones en prières. Acceptant le peu pour que d'autres aient beaucoup. Dans le bruissement assourdissant de la pluie qui tintait sur la tuile, encore une fois, elle eut un frisson et posa la plume à côté de l’encrier, suspendant son geste, son souffle jusqu’à ses pensées, pour écouter mieux encore ce qui lui venait de l’âme. La douceur de ce feu au dedans qui lui montait aux yeux les larmes. Elle entendit un oiseau chanter, émerveillé par la pluie comme il l’était par tout le reste. Elle écrivit une ligne comme sous la dictée. Une cloche a sonné, lentement d’abord, comme pour s’ébrouer dans la boucaille, puis plus vaillamment, pour chasser la stupeur qui enchâssait le monde. C’était l’heure de laudes. Elle alla rejoindre ses sœurs dans la petite chapelle. À nouveau, il lui arriverait de frissonner dans ses prières, sans qu’elle ne sût si c’était de joie, de froid ou autre chose, plus profond et non-dit.

Quand elle l’a écrit.

Lui, au début, personne ne venait le voir ou presque. Il était l’oublié, reclus dans quelque cabane au bout d’un chemin pierreux et tortueux, au fond d’une vallée où personne jamais n’allait. C’est pour cela qu’il y avait élu son pauvre domicile. Il y avait vécu longtemps, solitaire, vif et décharné, heureux et jamais seul, habité par ce quelque chose de puissant qui grandissait en lui. Les animaux s’étaient habitués à lui, s’enhardissaient et s’approchaient de la masure. L’univers, quant à lui, s’arrêtait aux bords de la clairière pour lui dire des histoires connues de lui-seul ; il s’aventurait parfois sous la futaie, suivant une sente, un animal ou une envie. Il était dans la forêt comme chez lui. Puis un jour, il s’était mis en marche, oublieux de ses pauvres biens. C’était bien simple, il n’avait rien. Il n’a jamais cessé de marcher depuis. Bâton et sandales sans rien d’autre. D'autres sont venus à lui, ont marché avec lui. Des fous le plus souvent et une femme aux yeux clairs. Il allait aux gens de son pays, leur racontait les merveilles de la vie, ce qu’il apprenait des oiseaux, des fleurs, du soleil ou de la pluie. Il parlait peu, chantait toujours, il chantait alors qu’il marchait et traversait les peines et les misères d’un monde qui se construit autant qu’on le détruit. Ceux et celles qu’il croisait et voulaient bien l’écouter, soudain, étaient heureux et repartaient chez eux. Ou se mettaient à le suivre à leur tour, c’était selon. Pour un temps ou pour longtemps. Il rayonnait alors que l’obscurité grandissait qui n’était pas que nuit. Et son chant dure, dure qui nous illumine encore.

Lui, ce qu’il a dit, ce sont d’autres qui l’ont écrit pour lui.

Et d’autres encore, d’autres si nombreux, d’autres temps et d’autres lieux, sans oublier celles et ceux aussi dont les écrits se sont perdus, tous qui chantent la même chose.
Ils ont raconté, chacun à sa manière, ce qui leur venait quand le vide était en eux et les touchait de quelque chose d’à la fois très puissant et très doux.
Tout ce qu’ils ont écrit et nous reste, vivant, quel que soit le siècle. Une trace filée au rouet du temps, des calendriers et des jours qui passent. Qu’on devine et attend dès qu’autour de soi et en soi, un tant soit peu de place est faite. Ces gens par qui un peu de grâce et immensément d’amour nous est dit. Ce que même le sable, les pierres, les animaux, les arbres écoutent, comprennent et savent.

L’air qu’on respire et cette eau que l’on boit.

L’odeur du plomb tiède se mêle à celle du bois des casses, à celle du feu dans l’âtre et du papier en rouleaux innombrables. L’unique fenêtre à croisillons filtre une pâle lumière grise au travers de carreaux à la surface inégale et aux couleurs délavées. Quelques-uns sont désajustés, en hiver les courants d’air sont glacés. À une table massive, encombrée de mille choses, un homme coiffé d’un feutre et aux mains racornies par la goutte, déroule les parchemins un à un, mêlant le savoir de ses doigts qui caressent le papier à l’acuité de ses yeux attentifs au-dessus du lorgnon et auxquels rien n’échappe. Il murmure, grommelle parfois en écartant une feuille. L’apprenti s’affaire de son côté. Il a fini les empreintes et achève de préparer l’encre dont l’odeur lourde monte dans l’atelier. Il a faim mais n’ose le dire et la fatigue l’a pris qui ne le lâchera plus. Dehors, les gens passent et s’activent dans le petit jour qui annonce le marché, le fer des charrettes tirées par des mulets crisse sur le pavé, sous les appels de ceux qui les mènent, débordantes de tonneaux, de fagots ou de sacs. La cité bruisse d’une prospérité retrouvée après des années de disette et la crainte, toujours, des guerres ou de la peste. Tout à l’heure il tournera la presse, moment qu’il redoute et espère tout à la fois : non qu’il craigne l’effort même s’il dure toujours plus que de souhait, mais si une faute s’était glissée, si la pression mal ajustée faisait manquer une feuille de ce papier si rare et si coûteux, c’est toute une nuit qui s’en trouverait gâchée. Il n’est pas étonnant que ces premières pages s’appellent des épreuves.

Ces livres qu’ils auront faits.

Celui-là en particulier.

Et ceux qui les emportent, ce travail maintes fois répété de cartons à peser, à porter, ahaner sous la charge. Livres entreposés au milieu de tant de choses, victuailles, denrées et objets de toutes sortes. Préparer l’attelage et soigner le cheval, il fut un temps. Maintenant c’est plus simple : ce n’est pas que le métier se perde, il reste le même, c’est l’outil qui a changé.  Vérifier la commande, recevoir le paiement, passer l’octroi, acquitter la taxe et s’engager sur les routes, non dénuées de brigands.

Beaucoup plus tard, un autre monde ailleurs, inimaginable à ceux-là dont on parle, un homme a été touché. Il a traduit Hafiz, il a compris d’Avila et a suivi d’Assise. Il en a fait un livre, un de ces livres rares et beaux, dont le contenu est tellement, tellement plus vaste que le contenant, tellement plus chantant et coloré que ses lignes, tellement plus vivant. Un de ces livres dont, quand vous les rencontrez, vous ne pouvez plus vous séparer. Jamais.

Un livre à se taire et à écouter.

Ce livre qui m’a été porté, qui vient du fond des âges et les aura parcourus.
Ce que d’autres ont écrit avant, il y a longtemps ou hier seulement, il m’est donné maintenant de le lire et de penser à eux, à elles. De remercier comme eux, comme je la remercie, elle, de ce que ce livre soit arrivé jusqu’à moi.

Ce livre que je vais lire, Love poems from God, un livre aussi léger qu'une plume.