samedi 12 septembre 2015

Quia absurdum

Quand la stupéfaction confine à la désespérance.
En ces temps de rentrée scolaire, au milieu des pubs et des conseils pour bien dépenser le budget, consommer intelligemment comme ils disent (lire cela et ne pas en pleurer est déjà un exploit), en ces temps d'occasion rêvée pour un tel sujet, avez-vous lu ou entendu parler du mal être des enseignants? Moi pas. Un journal, magazine, antenne radio ou chaîne de télévision a-t-il ou elle pris le risque d'aborder ce sujet, tellement ennuyeux, tellement éculé qu'il en a quitté les marronniers, ces sujets d'actualité soit disant qu'on nous ressort chaque année? Et parler de mal-être est un mot si faible qu'il faudrait l'oublier. Détresse ne vaut pas mieux. Ce qui colle à la réalité, ce qu'elle crie et que personne n'entend ou presque est la souffrance, la vraie. Celle qui colle aux tripes, celle qui défigure, mine le corps et l'esprit, celle qui empêche de dormir et rend fou si on ne peut s'en sortir. La souffrance des profs, celle qu'on devrait hurler et que l'on tait (d'autres professions souffrent aussi, ce sera le thème d'un autre billet).
Dire que notre école est malade est idiot. Un truisme d'une banalité consternante. Rien que cela d'ailleurs devrait nous alerter. Depuis combien de temps, cette banalité? Depuis combien de temps cette impuissance? Depuis combien de temps, enseignants et enseignés entrent dans leurs classes comme le taureau dans l'arène? Mais que faisons-nous, comment traitons-nous cette maladie chronique et mortelle? Nos (bien) chers laboratoires pharmaceutiques nous mobilisent à grands frais sur les maladies orphelines, rares ou compliquées. Peut-être, sûrement avec raison: rien de pire qu'une maladie oubliée. Mais celle-là dont des milliers d'entre nous souffrent en silence sans parler de la contagion durable à laquelle sont exposés nos enfants, cette souffrance quotidienne, mal soignée, qu'en faisons-nous?
Vous voulez des symptômes? En voilà quelques-uns: des ZIL (professeurs itinérants, chargés de remplacer des collègues absents) qui, une semaine après la rentrée, font face à des maternelles dont tous les titulaires sont...en congés maladie. Tant le désordre est grand, tant la pression insurmontable, une semaine seulement après être rentrés. Pas de listes ou à peine, un appel inutile puisque des enfants de deux ans ne connaissent pas leur prénom ou à peine (quant à leur nom de famille?). Des enfants si agités, hurlant, se débattant, donnant coup sur coup à qui veut bien les prendre. Des enfants qui ont perdu la capacité de s'asseoir dans le calme pour écouter une histoire. Dès la première minute passée, ils sont déjà ailleurs. Des enfants de deux ans dont on ne sait que faire, à commencer par leurs parents. Des classes de quarante quand on en avait promis vingt, mais comme ils dorment l'après-midi ces chérubins, ils comptent pour moitié. Ce raisonnement d'asile ne vous fait-il pas bondir, hurler d'invraisemblance? Et cette jungle corrosive s'étend bien au-delà du primaire: le secondaire est atteint, bien évidemment et là, les choses prennent une autre tournure: l'agression continue, verbale avant d'être physique, le mépris, le dédain, l'insulte. Le désordre calculé pour être le plus blessant possible.
Faites tomber les murs, ouvrez ces écoles délétères, mettez tout ce monde au grand air, montrez au grand-jour ce qu'un nombre invraisemblable d'enseignants supporte quotidiennement. Vous serez alors témoins de ce qu'est devenue en quelques dizaines d'années, cette institution cardinale de notre société, ce qu'est devenue l'école.
Et ce mal qui ronge notre société ne se cantonne pas à ce qu'on appelle les quartiers: il gagne, il gangrène y compris les couches les plus aisées.
Voilà une face de la réalité. L'autre est pire encore. Face à ce désordre, notre république secrète ce qu'elle a de pire: l'injonction paradoxale. Les directives, méthodes et progressions s'accumulent, s'étalent, comme si tout était normal, comme si l'ordre républicain régnait tutélaire, logique et serein. Une logique froide, calculée et absurde, des consignes, obligations, circulaires qui, dans un monde normal seraient déjà difficiles à suivre, tant elles se contredisent, tant elles se suivent en permanence, mais qui dans une ambiance de combat urbain sont  d'une absurdité telle qu'on en pleurerait de rire.
Notre école est malade parce que ses médecins sont fous. Fous à lier. Ils se succèdent autour de ce grand corps malade, lui assènent potions et saignées, régimes qui se croisent et se contredisent, eux qui se croient sages. Ce sont eux les aliénés, tous ces doctes fonctionnaires coupés des réalités, refusant de voir ce qu'endurent leurs collègues: ceux et celles qui se terrent dans les rectorats, les académies, les ministères, confis dans leur autorité et leurs statuts burlesques, ne sachant que proférer l'injonction, le devoir, la norme. Des raisonnements logiques soit disant, pédagogies millimétriques, conçus dans les antichambres, soigneusement appliqués par les académies... Un exemple? L'égalité pour tous devant le droit au savoir qui mêle des enfants autistes hurlant toutes les cinq minutes au milieu d'autres qui, du coup, cherchent la sortie. Un climat impossible pour apprendre, donc personne n'apprend et tout le monde fait semblant.
Tout le monde. En particulier ces milliers de gens qui s'activent, s'emploient serait plus juste, à pondre des directives comme volaille en batterie. Imposer le carcan, fermer la camisole. On se croirait aux mauvais temps de nos voisins soviétiques. La bureaucratie inaccessible (allez chercher un responsable au milieu de tous ces bureaux), pointilleuse, c'est le cas de le dire, totalitaire et aveugle qui fait du déni et de l'idéologie sa seule vérité: "moi pas voir, moi pas vouloir savoir, faites ce qu'on vous dit."
Entre le comburant du terrain et le combustible bureaucratique, au beau milieu de cette réalité explosive, le prof qui fait ce qu'il ou elle peut pour que les apparences soient sauves. Se couche à point d'heure pour préparer tant bien que mal ce qu'il fera de la semaine, ce qu'elle pourra imaginer pour contourner l'absurde et permettre à un peu de lumière, un peu de passion, un peu de raison de passer.
Tout cela pour dire quoi? Dire que nous mourrons de nos systèmes. Qu'ils nous écrasent et nous broient, tellement, tellement loin de l'humain et de ce qui fait que vivre vaut la peine. Et le plus absurde, le plus mortel de tous est celui de notre éducation, dite nationale.
Mettre les enfants à l'école à deux ans est une absurdité criminelle. L'idée folle qui créera une génération perdue. Une de plus. A cet âge, c'est sa mère dont l'enfant a besoin. C'est de calme et de sécurité. Mettre les enfants à l'école à deux ans répond à une logique économique et idéologique. Encore deux ans à gratter et on les mettra à l'école à la sortie de la maternité. Et là, le cycle sera complet. La déshumanisation achevée, pour la gloire du système. Notre pays crève de sa passion maladive et idéologique pour le système, la norme. Un économiste, mal vu et mal compris, a dit que la France était une URSS qui avait réussi. Il s'est trompé, malheureusement. Elle a lamentablement échoué, tout comme l'autre. Allez dans les classes et vous verrez. Ces enfants qui ne savent plus apprendre, ces profs qui ne peuvent plus enseigner, pendant que le système, fou, dévorant et satisfait continue de dérouler ses règles et ses obligations, comme si de rien n'était.
La question n'est pas comment en est-on arrivé là. Nous avons la réponse à cette question: à force de compromis, à force d'idéologies de quelque bord qu'elles soient, à force de refuser de voir ce dont l'humain a besoin. L'idéologie libérale et l'omniprésence des règles du marché nous ont fait plier et mis à terre, la bureaucratie réglementaire et boursouflée finit de nous enterrer. Vivants. La grenouille n'a plus la force de sauter, qui demeure dans la marmite en fin d'ébullition.
la question est comment démonter tout ça: fermer les rectorats, les ministères, mettre ces gens au boulot, au vrai, celui qui fabrique autre chose que du règlement sur papier. Laisser les profs vivre et faire, les aider vraiment dans leur tâche, leur faire confiance dans ce qu'ils aiment faire de mieux: transmettre la passion d'apprendre et la joie de savoir. Un exemple de ce que ce pourrait être? Les inspecteurs, toujours eux, devraient se mettre au service des enseignants au lieu d'être à celui de la directive et de la norme. Demander "comment puis-je vous aider, de quoi avez-vous besoin, que pouvons-nous faire?", aider au lieu d'évaluer, noter et de se taire.
Aujourd'hui, jour de rentrée, est un jour funéraire, un jour de deuil où je vois, un peu plus encore, s'éloigner le rêve d'un monde vraiment humain, comme un navire au loin, près de l'horizon, un bateau qui s'en va et qu'on aurait manqué.

mercredi 9 septembre 2015

Book blues

Mon troisième bouquin est terminé.
Différent des autres, comme l'on dirait d'enfants comptés sur les doigts d'une main. Est-ce à dire que j'en écrirais cinq? Comme pour mes enfants, je les avais imaginés plus nombreux.
A nouveau, les sensations se mêlent comme des parfums que l'on voudrait séparer pour en goûter davantage. Triste que ce soit terminé comme à la fin d'un tournage, satisfait que ce soit achevé, joyeux, inquiet, dans l'expectative, je ne sais. Un peu de tout cela. Une grande perplexité en tout cas.
Le book blues en quelque sorte.
A chaque fois, si j'ose dire pour un si petit nombre d'ouvrages, c'est la même chose: il y a d'abord un temps de joie profonde, comme pour un nouveau né, très exactement: une sorte d'exaltation, une succession de minutes d'une intensité ravageuse dont on sort heureux mais fatigué, on voudrait ne pas le quitter du regard et revivre sans cesse le moment où il est arrivé. C'est pareil quand on est amoureux. Un truc aimanté auquel on revient sans cesse, on le relit et on s'interroge: quelle sera ta vie? Quel chemin vas-tu suivre et quelles rencontres feras-tu et me feras-tu faire? A ce moment-là, la joie domine, assurément. L'épuisement guette aussi.
Puis s'en suit un temps de silence et de paix, où le livre semble chercher sa place indépendamment de moi. Ce n'est pas que le doute grandisse, non pas vraiment. Pas encore, allais-je dire: il semble que, lorsque j'écris, ce soit avec une sorte de tranquillité, de détachement ou de fatalisme, à la grâce des dieux, s'ils veulent bien s'en occuper un peu. J'écris pour le bouquin parce qu'il veut venir, parce qu'il pousse comme une herbe entre deux dalles, comme quelque chose de possible et de déterminé mais pas totalement à sa place. Comme s'il fallait la faire, cette place. S'imposer. Quand j'écris, je ne sais jamais où il me mène, comme un enfant me tire par la main pour me faire partager son monde dont je ne sais rien mais que je devine un peu. Vers ce qu'il a envie de vivre et de raconter. Quand il vient, je sens le livre réunir autour de lui ce dont il aura besoin pour vivre et pour grandir. Il s'écrit en quelque sorte, même si moi, je dois passer par mes affres.
Une fois fini et passé le temps de la découverte, je l'observe et c'est à ce moment précis que le silence survient, comme un calme s'impose quand plus rien ne s'agite, quand le vent tombe avec le soir, quand je suis dégagé de mes obligations comme on dit des militaires: Dans ce silence, je le retrouve de temps à autre: ce qu'il dit me touche-t-il toujours après quelques semaines, quelques mois? Me surprend-il encore ou davantage? Si oui, il est vivant en moi et j'y reviens avec joie. Sinon, j'imagine qu'il a sa place aussi.
Quand le silence s'installe, ce n'est pas non plus que nous nous ignorions, comme fâchés ou plutôt froissés puisqu'on parle de papier. Disons que nous vivons côte à côte, chacun ayant une vie à mener, conscients de la présence de l'autre, mais sans trop savoir quoi se raconter. De temps en temps  on se revient, on écoute comment ses aventures nous parlent, nous nourrissent. Ce temps où chacun cherche sa place du fait de l'existence de l'autre est variable, assurément. J'ai l'impression d'ailleurs qu'il n'est pas le même pour le livre et pour moi. Il me semble que, pour sa part, il soit autonome plus rapidement que moi: vite, il lui faut vivre son indépendance, à distance comme on peut avoir honte d'un parent qu'on préfère cacher quand on se lance dans le monde. C'est vrai, elles sont rares les fois où un bouquin m'a présenté ses copains. Une ou deux fois peut-être, quand le hasard fait bien les choses. Peut-être que les livres vivraient plus heureux, plus libres, plus grands, si on ne leur imposait pas le nom de leur auteur sur la couverture, comme une attache vaine ou pire, un tatouage maudit? Quand on rencontre quelqu'un ou quelqu'une, est-il important, nécessaire, de savoir de qui il ou elle vient? Comme ces gens qui, à quarante ans ou plus, continuent de mentionner leurs diplômes: On s'en fout généralement.
Pour le premier livre, ce temps de silence est venu tard comme s'il fallait que je continue de m'en occuper longtemps et qu'il avait besoin d'aide. Plus inquiet que pour les autres, peut-être? C'est normal pour le premier. Je me suis beaucoup activé, comme pour un enfant difficile ou demandant plus d'attention que d'autres. Pour le second et le suivant, le sentiment fut différent: très rapidement, ils m'ont fait comprendre qu'ils pouvaient très bien se passer de moi, ravis de se débrouiller tout seuls. Comment? Je ne sais, mais je leur fais confiance comme à des enfants matures avant l'âge. Donc nous vivons ensemble, eux dans leur monde et moi le mien. Je les sens dégourdis, adaptés, adultes en quelque sorte. C'est très curieux à dire, mais c'est exactement l'impression qu'ils me font: il ne se passe pas grand-chose apparemment dont je peux me réjouir ou témoigner pour ce qui les concerne, mais ils m'ont déchargé de ma responsabilité à leur égard. Je peux tranquillement m'occuper de la suite, de ceux qui viennent et qu'il me faut écrire. Eux, les aînés,sont lancés dans leur vie.
Je sais qu'un troisième temps se prépare, comme pour une valse très lente, une danse au ralenti où l'on se voit en équilibre indéfini, en sustentation pourrait-on dire. Un temps où ils me surprendront: ils viendront me tirer de ma solitude un peu bougonne, de cette longue distance intérieure où il faut venir me chercher, pour m'emmener là où leurs aventures les auront menés. Je sais qu'ils sont actifs, chacun à sa façon et organisent les choses autour d'eux, comme une vie se prépare dans l'invisible avant de se dérouler pour qu'on la vive.
Je voudrais vous donner un exemple: J'ai découvert hier que Jiù et Akané, les personnages de mon premier roman existaient vraiment: quelque part en Chine, vit quelqu'une dont le nom est très précisément Akane Jiu. Vous imaginez le choc? Passée la première surprise devant l'invraisemblable (ce monde est trop petit décidément, j'espère les autres beaucoup plus grands), une joie immense est montée qui ne m'a pas quitté depuis. C'est comme un télégramme que vous recevez de très loin, de très profond, comme d'un monde autre, un ailleurs inconnu, la nouvelle que le bouquin est vivant et qu'il va bien. La nouvelle que le monde est en place. Soudain sur la mer, on voit brièvement passer le dos du dauphin ou de la baleine et on sait que c'est habité, que c'est vivant sous la surface. Ça rassure sur ce qui se passe.
Clockwork. Encore une fois les anglais ont tout dit en un mot: le travail du temps, comme une mécanique muette qui met les choses en place à notre insu.
Donc ce premier livre, déjà ancien, trois ans c'est beaucoup pour un livre, est venu se rappeler à moi, me dire que tout va bien pour lui, qu'il fait son chemin dans la vie, qu'il fait son travail de bouquin: mélanger le rêve avec la vie, tricoter des réalités multiples en jacquard pour faire de ce monde quelque chose de beau, de réussi, rendre nos images et nos secrets accessibles, faire une trace légère dans l'imaginaire des gens comme dans la neige en hiver et participer de la création du monde, à sa modeste place. Il est venu me dire que j'avais fait mon boulot en ce qui le  concerne...et qu'il était grand temps que je me mette à la suite.
Je vais donc m'y mettre. Laisser mes livres vivre en paix, avoir de leurs nouvelles de temps à autre et, surtout, laisser advenir les suivants.
Ces instants-là sont des moments immenses, comme la découverte d'une île légèrement sous le vent et non marquée sur la carte, au beau milieu d'une traversée: une invitation un peu mystérieuse qui va chambouler tous nos plans.
Il faut y aller voir, bien sûr.