dimanche 16 juillet 2017

Univers

Un lieu, une fois clos, devient vite un univers. Ainsi, par exemple, notre terrasse. Nous l’avions fermée d’une barrière improvisée quand nous avions su qu’il venait : trois planches et quelques vis, pour lui éviter la tentation ou les dangers de l’escalier. Elle s’est transformée d’un coup en un espace de jeu gigantesque. Un endroit vaste et vide (oh, pas longtemps !) où le laisser découvrir tout un monde au soleil de l’été. Un lieu abrité où explorer un autre pan de la vie au milieu de quelques objets qui l’y rejoindront pour l’aider à prendre possession du royaume.
Ce qui me touche dans ces objets comme arrêtés dans leur course, c’est sa trace, le souvenir qu’il laisse de son passage de l’un à l’autre, puis un autre, puis un autre, puis retour à l’un, jusqu’à ce qu’autre chose encore l’appelle. Et le souvenir alors, de ce petit bonhomme assis, jambes écartées et tête penchée sur l’ouvrage, le machin à comprendre, le truc à démonter.
Pour l’instant, il dort. Les objets sont inertes. Ils attendent son réveil pour faire à nouveau partie de la fête. Dans un coin, sur une petite table de bois, un biberon d’eau est comme la limite du territoire, tout au bout de l’espace. Posé là, près du nichoir en bois, on sait qu’à un moment ou un autre, il viendra y boire. Au gré de ses divagations et de ses explorations. Debout, la verticale nouvelle et un peu vacillante, il le prendra à deux mains, tête savamment renversée,  pour quelques gorgées menues, vite avalées, biberon rejeté, vite abandonné pour la suite du programme. Un programme inventé à chaque instant, au gré des découvertes, des goûts et des odeurs.
À l’opposé, la tente. Une tente minuscule, qui se construit d’un geste. Une tente de plage pour s’abriter du soleil plus que pour y dormir. Retenue par de gros galets dans les poches, qu’il aura tôt fait de découvrir, les en retirer et les y remettre. Inlassablement, des minutes et des minutes durant. Petit effort énorme, gros galets à deux mains, souvent à deux doigts de retomber sur les siens. De pied. Une petite maison à lui, remplie journée après journée de quelques bricoles. Vite oubliées mais qu’il retrouve comme une découverte nouvelle. (Tiens ! Il était là, celui-là ?) Il n’y reste jamais bien longtemps. Univers de toile, un peu suspect, trop volatile et trop clos quand le monde l’appelle. Univers-château branlant. On sent qu’il a besoin de solide, de costaud, de durable. L’éphémère, ça n’est pas trop son truc.
Entre le biberon à un bout et la tente à l’autre, la table. La cabane, devrais-je dire : une nappe qui pend de chaque côté en a fait un abri improvisé. Où il aime à cavaler, au moment des repas, entre les pieds de chaise, de table et les jambes des convives. Une exploration compliquée, on l’entend ahaner dans ses efforts quand il traverse, taupe qui farfouille, les doigts cramponnés à nos genoux, nos mollets.
Épars sur cette plage minérale et gigantesque, d’autres objets invitent à d’autres jeux. Leur immobilité est comme un rappel familier, une attente tranquille. Disponibles. Si j’avais été objet, j’aurais aimé être jouet. Pour l’attente, pour la joie, le plaisir de retrouver l’enfant. Pour lui, tout est jouet : la cuillère en bois, la boîte et son couvercle, le tenon et sa mortaise. Même le hideux cône routier. Il y en a six dressés comme des alertes dérisoires, plantés çà et là. Un itinéraire qu’il n’aura jamais suivi, bien sûr. Juste là pour être déplacés, immenses travaux routiers.
Celui qu’il préfère, c’est le camion de pompier. Il l’aura trimballé sans relâche d’un bout à l’autre, comme des urgences importantes et inévitables, le poursuivant à quatre pattes, une main au sol, un main sur le camion de peur qu’il lui échappe. Et les pieds qui suivent comme ils peuvent. Frotti-frotta de genoux qui tournent au gris.
Un vieux sac avachi. Vide d’un contenu renouvelé sans cesse, arrosoir et tamis de sable. Qui n’auraient rien à faire sur le carrelage. Rien à verser, rien à tamiser. Mais, si passionnants pourtant qu’on y revient, on les jette, on les manipule, on les range, on les cherche. À côté, un ballon jaune et une balle rose, plus petite et plus lourde, à la peau plus molle et plus épaisse. Plus intéressante à goûter. Quelques chaises de bois en désordre, un ou deux trucs électroniques, silencieux pour une fois. De ces machins programmés pour dire toujours la même chose ou presque, diodes luminescentes et voix enregistrées. Heureusement, lui, préfère le presse-agrumes en plastique. Un truc chargé d’histoire, qu’on a trimballé partout avec nous. Le même probablement avec lequel son père jouait.
En fait, il y a deux sortes de jouets : ceux inventés par l’homme, pleins d’intentions, d’observations méticuleuses pour attirer, éveiller, retenir. Des trucs bourrés d’envies, ingénieux mais compliqués. Lassants le plus souvent. Et les autres, tous les autres, les vraiment passionnants. Ceux dont on ne se lasse pas, ceux qu’on emporte avec soi dans le lit quand il faut aller se coucher. Ceux qui ne sont pas faits pour s’amuser justement. Des machins qui servent, qu’on voit les grands utiliser. Le rouleau à pâtisserie par exemple, le bol en plastique, les boîtes et tous ces bouquins ! Ah, les livres ! Il n’y a rien de tel que le plaisir de les débarrasser de leur jaquette comme d’un truc inutile, de les ouvrir, les replier, les faire tomber et les remettre en place. Et recommencer.
Ah, je me souviendrai longtemps de son air intrigué, vaguement inquiet, regard interrogateur et légèrement froncé y revenant sans cesse, quand le ballon de baudruche s’est lentement dégonflé, sans bruit, juste un petit filet d’air, là où il l’avait mordu. Comment une chose si grosse et si belle peut-elle devenir si petite, si fripée, insignifiante et si laide? Y suis-je pour quelque chose ? Est-ce que tout autour de moi peut suivre le même chemin ? Ces maisons, ces voitures ? Ces gens même, qui me portent, me parlent, me sourient, me nourrissent ? Le monde prend tout à coup une forme singulière, une sorte d’impermanence temporaire, transitoire et suspecte.
Une autre image qui restera inscrite en moi, une fois qu’il sera parti, sera ce petit corps nu et potelé, agrippé à la balustrade de fer forgé, le regard perdu dans le monde au-delà, un monde de fleurs, de feuillages et d’insectes dont quelques-uns, les plus curieux sans doute, font un détour par lui. En découverte aussi sans doute. On ne sait jamais, ce petit bonhomme à la peau encore trop claire pourrait être une bonne surprise, un truc à butiner ? Le papillon jaune, presque blanc qui passe et se pose sur la lavande, juste à ses pieds. Une fleur blanche elle aussi, tout près, presque accessible, juste un peu trop loin malgré les tentatives. Les abeilles qui passent, bien trop occupées avec bien trop  à faire pour s’intéresser à lui. Tout un jardin écrasé de soleil et bruissant d’activité qui s’étale au-delà d’une frontière infranchissable, bien utile pour observer en toute tranquillité. Rambarde qui s’échauffe lentement alors que la journée suit son cours.
Heureusement, au-delà, il y a le ciel, les avions, les oiseaux, les nuages et tout ce qui bouge, très loin, si lentement qu’il faut beaucoup de silence et d’attention pour les suivre. Alors le regard s’évade, on devine comme un chemin, une jonction qui se fait entre le dedans très profond et le dehors si vaste et mystérieux. Un chemin de silence et d’impressions fugaces, difficiles à retenir, difficiles à nommer.
Lui, on le suit à l’oreille quand il va d’un bout à l’autre, quatre pattes volontaires et décidées, tête baissée, pressé par quelque urgence. Puis le silence. L’enfant en arrêt. Devant quelque chose qui lui avait échappé, un truc qui vaut la peine. Une feuille, une brindille, une fourmi. Un truc à démonter ou à goûter. Il a découvert, par exemple, le dossier de ce gros camion en plastique bleu et vert, voyant comme pas possible, que les voisins nous ont prêté : un machin un peu grand pour son âge mais très intéressant tout de même. Il y a par exemple le coffre et son couvercle pas facile à ouvrir, où oublier des choses. Et les grosses vis blanches ! Ah, les vis ! Il en aura fallu du temps pour comprendre comment les retirer puis, des heures durant, essayer de les remettre, à l’envers, gros bout qui ne veut pas rentrer.
Et le silence dans tout ça avec au beau milieu, les oiseaux. Dans l’énorme tuya juste à côté ou en va-et-vient pressés entre le cerisier et le gros cèdre du voisin d’en face. Les colombes qui appellent à toute heure et les pépiements plus discrets des mésanges qui s’interpellent. Plus loin, vers la cuisine, Brianne chante au milieu du vacarme des casseroles ou de leurs couvercles. Parfois elle se parle, pour se dire des choses qu’elle devrait faire. Un monde à elle-seule que, pour ma part, je n’aurai jamais fini d’explorer.
Midi. Il s’est réveillé. Réglé comme une horloge, à l’heure exactement prévue. Et le monde change : comme un tourbillon de Coriolis ou trou noir galactique, ce petit bout d’être humain attire tout l’univers autour de lui: spirale du temps, des objets, des conversations, des chansons (Ah ! Gugusse et la polka du roi !) et des gens qui ne peut que mener jusqu’à lui.

samedi 1 juillet 2017

Qu'aurais-je dit à sa place?


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« Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? » tel était le sujet de l’oral de bac de ma fille. Sept petites minutes. « Mais papa, c’est déjà beaucoup pour un si petit poème ! » Elle ne croyait pas si bien dire, ma petite. Tout est résumé dans le pauvre comptage d’un trop bref exposé. Toute la tension, le malheur, la malédiction du poète. Comment dire le tout dans si peu de temps, dans de si pauvres mots. Comment dire la tension immense, insurmontable qui l’habite ? Si on ne l’a pas vécue ? Comment dire les affres du génie quand on doute soi-même et que le temps, par nature, nous est compté et que le corps s’oublie ?

Poète maudit. Là aussi tout est dit. La beauté qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, de ce qui refuse de la regarder même, qui ne la voit pas. La beauté qui cohabite avec l’infâme, comme si c’était sa nature d’y naître ou de l’absoudre peut-être ? La beauté comme une quête, quelque chose qui vous habite sans nom et on cherche inlassablement, vainement, celui qui lui irait le mieux et jamais on ne le trouve. Il vous échappe, il vous fuit comme quelque chose après quoi l’on court. Un voyage au-delà des mers, par‑delà la raison. Sa propre ombre projetée par un soleil qui serait derrière soi. Et si l’on se retourne pour le surprendre, lui aussi aura disparu. Poète maudit. Dans ce mot il faut comprendre que la malédiction vient de lui, c’est lui qui jette l’anathème, c’est lui qui ne se supporte plus. C’est trop insupportable. Au sens propre du mot.

Le génie est cette arme trop lourde qui, irrésistiblement, se retourne contre soi. On a trop peur, à la fin, de presser la gâchette. Par dépit, par fatigue ou par inadvertance. La seule issue du combat qui vous habite. Comment expliquer, faire comprendre, que le poète est le siège de sa propre tension dramatique ? Au début c’est nourrissant, exaltant même puis ça devient écœurant et insupportable enfin. Quelque chose de trop présent, trop puissant qui vous habite comme un squatter maudit. Le génie de Baudelaire, poète habité. Dès que c’est dit, on comprend, le poète maudit. L’habitation par quelque chose de trop grand, quelque chose qui vous dépasse. Comme un carré où un cercle s’est inscrit. D’habitude, dans le monde bourgeois, c’est l’inverse. On cherche à tout prix à s’inscrire dans un cercle, faire partie. Retrouver ses semblables, y être reconnu. Pour vivre un tant soit peu. Le poète, celui qui fuit la bourgeoisie de l’âme, les habitudes et les banalités d’un monde qui se contente de lui, celui qui cherche ce qui s’y cache, est ce carré envahi par le cercle. Il ne lui reste que des petits bouts, les angles, pour être un peu chez soi. Tout le reste ne lui appartient pas. Tout le reste l’occupe tel un envahisseur, le préoccupe comme une obsession dévorante. Et il cherche le pauvre ! Il se croit obligé, missionné peut‑être ? Si c’est tombé chez lui, c’est que c’est à lui de débrouiller l’intrigue. Alors tout devient symbole, tout devient signe. Une piste à suivre et une autre. Et une autre encore. Un papillon qui fuit notre filet et que l’on poursuit sans prendre garde. Beaucoup trop beau le papillon. Une fée dans mon jardin. Lui, le poète s’égare hors des chemins trop passés alors qu’il croyait s’y trouver. Il ne se sait plus nulle part, étranger à lui-même, n’appartenant à personne et le temps qui passe, un instant son ami, devient son ennemi. Il devient son otage. Le temps comme une passion qui l’occupe, qui l’habite et le dévore, le réduit à petit feu, comme un bouillon, un potage.

Les fleurs du mal. Qui devine, qui osera dire l’incroyable beauté, l’incroyable densité de ce titre ? Qui y plongera donc, affamé, assoiffé de connaitre, mieux encore éprouver, ce que le titre annonce, l’histoire terrible de l’homme habité par une idée. L’idée d’un absolu. L’idéal qui naîtrait de l’idée dans le mal ? La douleur incessante qui l’habite, céphalée sans fin, une fureur, une flamme inextinguible,  que l’on croit éteindre dans l’alcool, les vapeurs et les femmes ? Qui d’autre que lui aura vécu cette peine, infligée à vie comme un verdict asséné dès la naissance ? Sois le bienvenu dans le monde, poète. Amuse-toi bien.

La malédiction dès qu’on naît. Dès qu’on sait que l’on ne peut être. Ah ! Ce mot est terrible. Naître. Il aura tout dit et personne ou si peu pour écouter. Entendre le débat terrible qui nous habite dès qu’on l’aura énoncé. Dès qu’on aura un tout petit peu vécu. À peine commencé à vivre que la fin s’annonce, se profile, une menace en instance, elle nous guette, silhouette de femme qu’on a envie d’aimer à la dévorer tant elle est belle, tant ça ne va pas durer. Entendre l’arc immense dressé en soi dont on serait les deux bouts et la flèche nous serait destinée.
 
Et qu’est-ce que le génie, jeune homme ? Le génie est précisément cette tension qui nous tue, la distance infernale entre la fleur et le mal. Quand l’immense nous habite, il n’y a aucun refuge dans le petit. Il ne peut que s’y transformer et s’y perdre. Il le sait. Tout est trop petit pour lui. Un bocal pour héberger l’océan. Pauvre, pauvre de lui. Il ne s’en sortira pas. Le génie est par nature insupportable. On croit toujours qu’il l’est pour les autres alors que c’est d’abord pour lui. Le trop gros rocher de Sisyphe, qui ne mène nulle part ailleurs qu’au retour sur soi-même. Ce qu’il impose aux autres, le génie, c’est tout ce qui est trop grand pour habiter chez lui. Ça déborde, forcément. Alors s’ils se plaignent, qu’ils imaginent un peu un chez-soi occupé tellement par ce qui les gêne.

Il n’y a de poète que d’habité. Sinon c’est le journaliste dont on parle. Baudelaire le sait. Depuis sa naissance, il le sait. Puisqu’il est né le pauvre. Et sa famille qui le contraint au voyage. Toute son histoire est dite dans cette phrase. Le voyage et la contrainte. L’océan et le bocal. L’homme qui se perd en lui-même. L’homme et ses passions, ses sentiments insupportables. Innommables parce qu’il vaut mieux s’éviter l’effort de leur donner un nom. Là aussi contraindre quelque chose de trop grand. Il n’existe pas de chausse-pied pour l’âme. La douleur est constante de cet être qui se tord pour entrer dans le soi.

Baudelaire mon ami, je voudrais te dire merci. Parce que ce voyage, j’ai pu le faire en ta compagnie. Il m’a mené en moi, au bout de mes angles épargnés par le cercle. J’ai pu m’y réfugier, m’y sentir chez moi, m’y sentir un peu moi. Fuir enfin cette enflure qui m’habite, me reposer au tréfonds de ce que je suis. Oublier le mal et respirer la fleur. Oublier la beauté et accepter le mal. Vivre simplement ce qu’on est. Cette tension qu’on partage, je l’aurai dite mille fois moins bien que toi, un sabir pour toi, un écho peut-être, comme une langue étrangère où nous nous serions compris.

Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? Comment dire tous ceux qu’il se sera découverts ? En lui, rien qu’en lui. Qui se résument à un seul : l’ennui. L’ennui du grand mélange, du grand gris où toutes les couleurs, les saveurs, les pulsions se mêlent. L’ennui d’où monte la mélancolie, ce spleen dont tout le monde parle mais si peu pour le vivre. Encore moins pour le chanter. Un seul l’aura fait aussi bien que lui.

C’est ma fille que je voudrais remercier pour ce voyage. Cette digression dans mon temps intérieur, cette balade au milieu du mélange, entre joie et douleur, entre aspiration et peine. Entre ce qui s’envole et ce qui tombe. Savoir qu’il n’est pas nécessaire de se trouver pour vivre. Il suffit d’explorer. De s’accepter en marche. Comme une horloge. Quand ça s’arrête, c’est que c’est fini.


Peut être.