samedi 12 décembre 2015

Votes

Je vous ai vus voter dimanche. Je vous ai vus prendre un bulletin unique, sans à peine une once d'hésitation, sur la table où tant de professions de foi, de programmes, se disputaient l'espérance. Je vous ai vus rejoindre directement la queue devant l'urne,sans même passer par l'isoloir, ce lieu dérisoire où chacune, chacun est face à son enveloppe pour une dernière hésitation peut-être. Déjà par ce simple geste, vous criiez votre mépris du jeu démocratique, ce jeu fait de discrétion, d'interrogations et de questions ultimes. Je vous ai vus nous regarder de ce regard chargé, ce regard de défi, ce regard qui disait si clairement "je vous emmerde". Réalisez-vous que, déjà, là dans ce bureau de vote, vous preniez les autres pour des ennemis? Réalisez-vous combien des convictions si abruptes peuvent faire violence à des gens qui s'interrogent et qui cherchent, qui veulent faire évoluer les choses et le monde, mais sans brutalité, en respectant ceux et celles qui ne pensent pas comme eux?
Les convictions ne suffisent pas seules à construire une nation. Elles sont l'élan, les briques de l'édifice, mais ce qui fait que tout cela tient et résiste au temps et aux événements de l'histoire, ce qui en est le mortier, c'est le doute. Ce qui fait la force d'une nation, ce n'est pas tant ses briques que la résilience du ciment qui les lie, autour duquel elle s'est construite. C'est par le lien qu'on fait le monde et non par la force de ce que l'on croit être. C'est par le doute que l'on peut rencontrer l'autre. C'est par le doute que s'ouvre en nous la possibilité d'accepter l'autre, d'accueillir l'autre dans sa vérité et ses propres doutes aussi.

Vous savez , bien sûr vous ne pouvez l'ignorer, que le programme pour lequel vous votez ne construit pas grand-chose, combien il manque de futur tant il exprime de rejet, combien il manque de cette solidité forgée dans l'exercice des responsabilités, combien il fait fi de ces contraintes et de ces réalités. Il n'est pas là pour cela. Il n'est pas fait pour construire. Il est d'abord là pour tout arrêter. Tout stopper dans un immense coup de frein, debout sur la pédale en dérapage plus ou moins contrôlé. Ce que vous voulez, c'est débarquer les pilotes et changer les systèmes, comme des passagers d'une voiture dont ils ne peuvent descendre, engagée sur des voies trop chaotiques et compliquées. Vous ne leur reconnaissez plus le droit de conduire ce véhicule dans lequel nous sommes tous embarqués. La révolte à bord du Titanic en quelque sorte, toutes classes confondues, avant que l'iceberg ne frappe. Peut-être.
Votre programme est là, vous vous êtes déplacés pour le dire, pour exprimer combien vous en avez assez. Assez de la vie que vous menez, des gens qui vous dirigent et de ceux que vous croisez et qui vous encombrent. Et de l'évolution des choses. De ces changements qui s'imposent, vous criez que vous en voulez d'autres ou aucun, A votre tour, vous voulez imposer un temps autre, une sorte de futur antérieur, où le futur ressemblerait au passé.
En quelque sorte, votre vote est fondamentalement révolutionnaire, dans la droite ligne, si j'ose dire, de cette période si sombre de notre histoire,  je parle de 1793 et non de 89, de la Terreur et ses comités de salut public, ses sévérités nécessaires et sa "Loi des Suspects". Quand, dans une logique implacable et ultime, la violence désenchaînée prit les choses en main. Quand tout fut mis par terre, annihilé, broyé dans une détermination atroce, bien plus que de se préoccuper de par quoi le remplacer.
Votre vote est un vote de fin du monde, une fin du monde tel que nous le connaissons et qui, je regrette de devoir le dire, ne nous mène nulle part. Vous ne vous en souciez guère parce qu'à la vérité ce qui se passe après vous importe assez peu. C'est un vote où l'on s'avance avec une résolution non dénuée de l'ivresse due au nombre, vers l'obscurité, tant ce que la lumière du jour nous donne à contempler est devenu insupportable. Un vote de jour sombre comme un orage où c'est la colère qui gronde et frappe là où elle le peut, comme une trombe gigantesque qui arrache et dévaste ce que d'autres ont planté, perdre le grain parce qu'on refuse l'ivraie. Et, le déluge une fois passé, combien de temps après? laisse les survivants hagards, stupéfaits, sonnés de ces jours terribles qu'ils ont dû traverser.

Bien sûr, il est facile de voir que le monde ne va pas bien, il est facile de contempler partout des déserts immenses de pauvreté  aride, si vastes que s'y perdent  ces menus oasis de richesse plantureuse et grasse, si bien défendus contre les vents qui les bordent. Bien sûr, il est facile de croire que notre pays ne va pas bien, tant la vie que tant d'entre nous mènent est difficile, sans autre avenir qu'une répétition glauque de jours sempiternellement gris. Bien sûr, les jeunes autour de nous sont à la peine, à la recherche d'un travail qui leur échappe quand il leur était promis. Bien sûr la misère gagne, oppression des cœurs et désespoir des âmes. Bien sûr, l'Europe, ce grand espoir d'une génération entière, a failli, noyé dans ses systèmes et ses contradictions, oublieux des espérances que nous avions placées en lui. Bien sûr, cette immense communauté de femmes, d'hommes, de pays, dirigée par quelques-uns, ne répond que faiblement aux attentes et questions que nous voulions résoudre. Mais encore une fois, cette expérience unique au monde, cette expérience si difficile, si longue, de construire quelque chose à partir d'autant d'intérêts divergents, cette tentative magnifique mérite d'être menée à bien pour que le futur de nos enfants ne soit pas notre passé.

Tous, nous savons cela, nous vivons ces difficultés, ces efforts, ces douleurs même, cette peine qui réveille la nuit tant et tant des nôtres et qu'ils retrouvent au soir, cette pression d'un monde où ce qui manque le plus est la place de l'humain.
Mais nous cherchons, nous cherchons tous autant que nous sommes et c'est cela, avant tout, qui fait la beauté et la force d'une nation, une beauté et une force qui, bien sûr si l'on y regarde un peu, s'affranchissent des frontières. C'est ensemble que nous cherchons et certainement pas contre les autres. Ensemble, nous nous essayons à fabriquer une pensée commune, nouvelle, différente de convictions aux poings serrés, différente de ces pensées barbelées, hérissées de frontières, qui nous font voir l'enfer chez les autres quand c'est en soi, en chacun de nous, qu'il naît et qu'il faut l'aller chercher. Je dis bien "essayer" car ce qui fait la beauté du processus qu'on dit démocratique est sa fragilité: cette accumulation de tentatives pour construire un compromis mouvant, changeant, mobile, fondé sur quelques vérités peut-être et qui deviendra, si tout va bien, une civilisation.

Certes, il est plus difficile au milieu de tant de hideurs, de discerner des raisons d'espérer. Et pourtant, elles sont là, dissimulées sous les ronces et les broussailles, trésors qu'il suffit d'un geste de la main pour être dévoilés: des moments de partage, de joies communes et de solidarité, des moments où brille ce mot fraternité que l'on ne distingue plus qu'à peine au fronton de nos mairies délavées, tant il est passé, usé par le temps qui, lui aussi, a passé.  Des moments fraternité où ce mot éclate au grand jour comme une réalité nouvelle, une réalité qu'on ignorait mais qui continuait à vivre, vaille que vaille et que l'on redécouvre avec la joie de ceux qui se voient offrir un présent convenablement choisi.

Je ne vous reproche pas le vote que vous criez. Je ne vous reproche pas la colère et la détresse qui se glissent dans l'enveloppe avec votre papier. Elles ont leurs causes, elles ont leurs raisons et je partage à la fois les questions qu'elles posent et l'urgence des réponses qu'elles appellent. Mais je doute que ces causes et ces raisons se satisfassent de l'absence de futur que votre vote promet. Votez pour qui vous voulez, mais faites-le sans haine, faites-le sans défi. Simplement, faites-le pour apporter une infime conviction au milieu de tant d'autres. Faites-le en vous préoccupant des autres avant de vous intéresser à soi. Et si, encore mieux, vous le faites pour poser une question, alors, nous pourrons construire ensemble ces réponses que l'on cherche. Alors nous formerons cette communauté humaine qu'on appelle un pays, un pays fier de ce qu'il est et heureux avec les autres, qui contribue à sa façon à l'évolution et à la paix du monde.

Alors? Alors il faut mettre fin à ce "seul contre les autres" qui vous nourrit et que l'on vous impose. Il faut mettre fin à la ségrégation des pensées. Il faut mettre fin au bruit si nous voulons nous entendre enfin. Soyez les bienvenus, rejoignez-nous avec la couleur que vous voulez porter, rejoignez-nous dans ce grand élan démocratique où toutes les pensées, les réflexions, les convictions même sont bienvenues. Bienvenues, oui,  dès lors qu'elles acceptent de se mêler à d'autres pour construire ensemble une réalité qui nous dépasse et qui donc nécessairement sera différente, plus complexe et infiniment plus vaste que ce à quoi chacun de nous croyons. C'est ainsi, sans limite ni préjugé, que nous pourrons construire ensemble cette nation humaine qui nous attend. Serons-nous capable d'atteindre ce sommet en évitant les précipices où nous poussent les lourdeurs impitoyables des bardas que l'on porte? Quoique nous fassions, c'est là que nous allons. Il ne tient qu'à nous de faire que le voyage soit difficile ou plaisant.

dimanche 8 novembre 2015

Salon du livre

Un salon du livre est une expérience que tout auteur se doit de connaître et, si possible, pratiquer, paraît-il. Je m'y suis donc essayé, oh, de façon modeste et mesurée: un petit salon de lecture, comme une petite pièce intime dans une grande maison, un salon local dont c'était la première édition.
L'expérience n'en fut pas moins instructive, plaisante et riche d'enseignements.
A dire vrai, il ne s'y passe pas grand-chose, du moins en apparence: on attend beaucoup et il faut une certaine capacité de silence et de tranquillité pour y jouir de l'instant. Et pourtant, là comme partout, des trésors sont cachés et des rencontres se nichent.
D'abord les gens passent, plus ou moins curieux et rapides, presque comme s'ils étaient dans la rue. Une sensation fugitive m'a traversé: celle d'être dans un zoo derrière des barreaux. Je l'ai laissé filer et me suis réfugié dans mes nombreuses expériences de vide-greniers où les vieilleries s'accumulent entre les passants et soi et c'est toujours une surprise de voir qui s'arrête devant quoi. Dans ce salon, combien de livres vivants, pleins de ceux et celles qui les ont écrits parmi combien de vieilleries?
En fait, ce qui me surprend dans les chalands, ce sont ceux qui déambulent sans s'arrêter. pourquoi sont-ils venus si ce n'est pour tenter la rencontre avec un livre ou deux, sans parler d'un échange avec leurs auteurs? A ce petit jeu, les femmes démontrent une approche nettement plus affûtée que celle des hommes: Est-ce une attitude mentale qui leur est propre ou, plus prosaïquement, l'habitude du shopping? Elles ont une attention ouverte et curieuse, la capacité de s'arrêter, explorer, prêtes à la rencontre. On les sent disponibles sans a priori, sans concession aussi, on devine que quelque chose est possible avec laquelle il ne faut pas interférer ou, du moins, au bon moment. Elles chinent tranquilles, ouvertes à ce qui pourrait se présenter, même s'il ne faut pas trop leur en conter. Je ne sais si elles sont plus détendues ou expertes à cette pratique, mais elles sont manifestement plus à l'aise que leurs homologues masculins. Les hommes quant à eux, ont un parcours plus direct et étroit, souvent là pour être avec leur compagne, comme il se doit. Bien rares ceux qui osent le regard, se laissent aller à feuilleter. Encore plus rares ceux qui croisent le regard avec l'intention d'un échange. Quelques uns s'y prêtent, il est vrai, mais la conversation devient vite technique: comment vous y prenez-vous, quel temps par jour y consacrez vous?
Dieu! Que nous sommes passionnants dans nos interrogations et nos façons de nous croiser!
En toute transparence, je dois dire que je m'y reconnais, ayant vécu cette expérience en perspective inverse lors d'une visite d'un salon du livre en Bretagne, cet été. Je m'arrêtais aux livres mais n'ai échangé avec aucun auteur. Je redoutais le boniment et surtout, je voulais découvrir l'auteur au travers de ce qu'il écrivait plutôt que par ses dires: Pour moi, la marque de l'écrivain, cela saute aux yeux, si j'ose dire, quand ce qui est écrit est plus vaste, plus grand, largement plus puissant que l'esprit, ou pire les névroses, de celui ou celle qui tient la plume. Donc, quand je lis, quand je feuillette,  j'attends le choc, j'espère être touché par quelque chose qui me bouscule et me laisse pantois si possible. J'attends un morceau d'immensité sous une forme ou une autre. Alors, si celui ou celle par qui cela est venu est présent(e), l'échange vient tout seul, même si ce n'est qu'un regard, une reconnaissance et un remerciement muets ou brefs.
En l’occurrence, dans mon petit salon, la vie m'a bien servi!
A mon arrivée, parmi les premiers, j'avais fait le tour des lieux pour m'en imprégner, en comprendre la géographie autant que l'énergie. Bien entendu, j'avais repéré où l'on m'avait placé et, bien entendu encore, n'avais pas été entièrement satisfait de l'endroit: ma table était située au milieu d'une allée où tout le monde allait passer sans jamais s'arrêter. J'avais identifié une autre table dans un angle avec beaucoup d'espace autour. Je m'étais alors imaginé que la foule, forcément nombreuse, pourrait y être à l'aise et je m'étais interrogé sur l'opportunité de changer de localisation tant qu'il était encore temps. Mon deuxième mouvement, celui que j'écoute toujours en l’occurrence, fut de faire confiance, de laisser la vie faire et de mettre en sourdine le sempiternel besoin de contrôle. Je me suis donc installé là où l'on m'avait placé et suis parti à la découverte de mes collègues auteurs autant que de leurs œuvres.
A parler franchement, il y a de tout dans ce genre d'événement. Beaucoup de retraités qui écrivent comme ils ont vécu, c'est à dire de façon prévisible, méthodique et organisée, des professionnels qui déballent tout un merchandising impressionnant pour attirer le chaland, des modestes et des impérieux, des hésitants, sans oublier, là au fond, un auteur de polars,immensément barbu et légèrement bougon. Plusieurs fois dans l'après-midi, je le verrai fourrager dans sa barbe, un peu perplexe et désœuvré.
Pour ma part, j'étais entouré par deux femmes, chacune exprimant dans ses livres une féminité différente, à la fois conquérante et interrogative, puissante et magnifique. J'ai pu, avec tout ce temps libre qui m'était donné, découvrir leurs bouquins et ils m'ont comblé. A ma droite, Lisa, mère d'un enfant handicapé, témoignait de ses espérances, de ses quotidiens multiples, de ses luttes, de ses peurs et de ses joies. Elle exprimait un amour maternel immense, d'une puissance à renverser des montagnes. Elle accueillait la douleur, partageait ses doutes, témoignait du chemin et son livre, qui se lisait comme un roman, se finissait bien. Son fils, maintenant un adulte dans la fleur de l'âge, est d'ailleurs venu la visiter par surprise, en fauteuil roulant, en glorieuse apothéose du livre qu'elle lui avait dédié. Ce livre, indiscutablement, était puissant, grand et donnait envie de la rencontrer, de lui parler, ce dont je ne me suis pas privé et nous avons passé quelques moments d'une belle humanité.
A ma gauche, Elsa, cheveux blancs coupés courts, était une tout autre femme. Sa poésie explosait d'une sensualité presque brutale, mise à nue. elle utilisait les mots et les images avec prudence, vivacité et justesse, qui forçaient le respect.  Son livre disait son corps, ses attentes, ses regrets et la douceur des émois qui l'habitait. Tout en pudeur et transparences. Ce petit bout de femme, plutôt menue, disait sa vérité qui était immense, parce qu'elle était bien dite et avec sincérité. Une vérité qui nous habite tous. Cette féminité-là est vibrante, touchante, tout autant: quand la femme se dévoile, se dit et partage, il faut écouter et veiller à ce que ce soit du bon endroit. Je l'ai remerciée pour ce qu'elle avait osé dire. Nous avons peu parlé mais beaucoup s'était dit.
Donc, du côté des auteurs, l'expérience fut belle. Du côté lecteurs, elle fut plus contrastée, mais également réussie.
Entendons-nous bien. Je n'étais pas là pour vendre, à la différence de quelques-uns de mes confrères, déjà cités, qui se transformaient en bonimenteurs de marché. L'un d'entre eux est même venu me dire, alors que je venais de conclure une conversation intéressante avec une visiteuse par la vente d'un bouquin, que j'avais réussi, moi, à lui fourguer quelque chose. Sans commentaire, il serait par trop désobligeant! L'avidité est, à mon sens, la plus sûre antidote au plaisir.
Des salons où l'on est présent pour vendre, j'en ai faits, plus que de nécessaire, dans une vie ancienne et déjà presque oubliée. Cette fois, j'étais là pour écouter, pour goûter.
J'étais là pour permettre la rencontre entre mes bouquins et les gens auxquels ils peuvent s'adresser, un peu comme un père va au square pour que ses enfants se fassent des copains et taper la causette avec leurs parents. Rendre possible la rencontre. La rencontre avec des gens qui s'interrogent, aiment l'aventure, l'histoire, la chose écrite, pour ce qu'elle est: quelque chose qui vous emporte, loin et le plus longtemps possible et vous fait revenir plus riche que vous n'étiez parti(e).
Et, de fait,  j'ai fait des rencontres, avec quelques-uns ou plutôt quelques-unes. Des lectrices touchées par le son de l'Emerveil, qui aiment la peinture et la musique et sont disposées à s'arrêter un temps pour en profiter autant que possible. Des lectrices éventuelles qui s'interrogent sur les choix qui s'offrent à nous dans l'instant et sont prêtes à l'aventure de l'Intérieur du Temps.
Je garde le souvenir du mari de l'une d'entre elles, au regard à la fois indulgent, détaché, quelque peu inintéressé, attendant que cela se termine et espérant que ce ne soit pas trop cher.
Je garde le souvenir de l'enfant qui collectionne les marque-pages. Et de la petite fille qui court et se cache sous les tables.
je garde le souvenir de ce monsieur légion-d'honoré arpentant les allées, mains dans le dos, sans jamais s'arrêter.
je garde le souvenir du joli dos, largement décolleté, d'une illustratrice dans sa robe à paillettes.
Et les familles qui arrivent après le café, restent peu et repartent pour le goûter.
Et le souvenir de ma conférence "rencontre avec l'auteur" en fin d'après-midi, où je me suis retrouvé en compagnie de chaises, dans une salle vide et froide.
Je garde aussi le souvenir de tous ces gens qui s'emparent d'un bouquin, vont directement à la dernière de couverture et lisent, lisent les quelques lignes pendant un temps qui n'en finit pas, comme en arrêt sur image, à me demander ce qui se passe dans leur tête. Pourquoi donc cela prend-il si longtemps? Un mot les a-t-il arrêtés, une phrase? Sont-ils partis en rêverie qu'il ne faut pas interrompre ou en interrogation à laquelle ils attendent qu'on réponde? Se demandent-ils simplement comment en finir?
Une rencontre entre un livre et son lecteur, c'est un peu comme démarrer un feu avec très peu de papier. il ne faut surtout pas déranger la petite flamme bleue et vacillante, ne rien bouger tant qu'elle est là, pour que le feu trouve son chemin et sa place. Combien de petits feux ai-je vu s'allumer et s'éteindre dans ce petit salon d'automne? Pas tant que cela mais suffisamment pour que l'expérience mérite d'être renouvelée. Même si je sais qu'elle sera à chaque fois différente.
Un salon du livre, ce n'est pas une fin en soi, c'est un moment, un commencement, de la matière surtout, pour écrire un bouquin sur nous, sur qui nous sommes, les rencontres que nous faisons, celles qui réussissent et celles que nous ratons.

samedi 12 septembre 2015

Quia absurdum

Quand la stupéfaction confine à la désespérance.
En ces temps de rentrée scolaire, au milieu des pubs et des conseils pour bien dépenser le budget, consommer intelligemment comme ils disent (lire cela et ne pas en pleurer est déjà un exploit), en ces temps d'occasion rêvée pour un tel sujet, avez-vous lu ou entendu parler du mal être des enseignants? Moi pas. Un journal, magazine, antenne radio ou chaîne de télévision a-t-il ou elle pris le risque d'aborder ce sujet, tellement ennuyeux, tellement éculé qu'il en a quitté les marronniers, ces sujets d'actualité soit disant qu'on nous ressort chaque année? Et parler de mal-être est un mot si faible qu'il faudrait l'oublier. Détresse ne vaut pas mieux. Ce qui colle à la réalité, ce qu'elle crie et que personne n'entend ou presque est la souffrance, la vraie. Celle qui colle aux tripes, celle qui défigure, mine le corps et l'esprit, celle qui empêche de dormir et rend fou si on ne peut s'en sortir. La souffrance des profs, celle qu'on devrait hurler et que l'on tait (d'autres professions souffrent aussi, ce sera le thème d'un autre billet).
Dire que notre école est malade est idiot. Un truisme d'une banalité consternante. Rien que cela d'ailleurs devrait nous alerter. Depuis combien de temps, cette banalité? Depuis combien de temps cette impuissance? Depuis combien de temps, enseignants et enseignés entrent dans leurs classes comme le taureau dans l'arène? Mais que faisons-nous, comment traitons-nous cette maladie chronique et mortelle? Nos (bien) chers laboratoires pharmaceutiques nous mobilisent à grands frais sur les maladies orphelines, rares ou compliquées. Peut-être, sûrement avec raison: rien de pire qu'une maladie oubliée. Mais celle-là dont des milliers d'entre nous souffrent en silence sans parler de la contagion durable à laquelle sont exposés nos enfants, cette souffrance quotidienne, mal soignée, qu'en faisons-nous?
Vous voulez des symptômes? En voilà quelques-uns: des ZIL (professeurs itinérants, chargés de remplacer des collègues absents) qui, une semaine après la rentrée, font face à des maternelles dont tous les titulaires sont...en congés maladie. Tant le désordre est grand, tant la pression insurmontable, une semaine seulement après être rentrés. Pas de listes ou à peine, un appel inutile puisque des enfants de deux ans ne connaissent pas leur prénom ou à peine (quant à leur nom de famille?). Des enfants si agités, hurlant, se débattant, donnant coup sur coup à qui veut bien les prendre. Des enfants qui ont perdu la capacité de s'asseoir dans le calme pour écouter une histoire. Dès la première minute passée, ils sont déjà ailleurs. Des enfants de deux ans dont on ne sait que faire, à commencer par leurs parents. Des classes de quarante quand on en avait promis vingt, mais comme ils dorment l'après-midi ces chérubins, ils comptent pour moitié. Ce raisonnement d'asile ne vous fait-il pas bondir, hurler d'invraisemblance? Et cette jungle corrosive s'étend bien au-delà du primaire: le secondaire est atteint, bien évidemment et là, les choses prennent une autre tournure: l'agression continue, verbale avant d'être physique, le mépris, le dédain, l'insulte. Le désordre calculé pour être le plus blessant possible.
Faites tomber les murs, ouvrez ces écoles délétères, mettez tout ce monde au grand air, montrez au grand-jour ce qu'un nombre invraisemblable d'enseignants supporte quotidiennement. Vous serez alors témoins de ce qu'est devenue en quelques dizaines d'années, cette institution cardinale de notre société, ce qu'est devenue l'école.
Et ce mal qui ronge notre société ne se cantonne pas à ce qu'on appelle les quartiers: il gagne, il gangrène y compris les couches les plus aisées.
Voilà une face de la réalité. L'autre est pire encore. Face à ce désordre, notre république secrète ce qu'elle a de pire: l'injonction paradoxale. Les directives, méthodes et progressions s'accumulent, s'étalent, comme si tout était normal, comme si l'ordre républicain régnait tutélaire, logique et serein. Une logique froide, calculée et absurde, des consignes, obligations, circulaires qui, dans un monde normal seraient déjà difficiles à suivre, tant elles se contredisent, tant elles se suivent en permanence, mais qui dans une ambiance de combat urbain sont  d'une absurdité telle qu'on en pleurerait de rire.
Notre école est malade parce que ses médecins sont fous. Fous à lier. Ils se succèdent autour de ce grand corps malade, lui assènent potions et saignées, régimes qui se croisent et se contredisent, eux qui se croient sages. Ce sont eux les aliénés, tous ces doctes fonctionnaires coupés des réalités, refusant de voir ce qu'endurent leurs collègues: ceux et celles qui se terrent dans les rectorats, les académies, les ministères, confis dans leur autorité et leurs statuts burlesques, ne sachant que proférer l'injonction, le devoir, la norme. Des raisonnements logiques soit disant, pédagogies millimétriques, conçus dans les antichambres, soigneusement appliqués par les académies... Un exemple? L'égalité pour tous devant le droit au savoir qui mêle des enfants autistes hurlant toutes les cinq minutes au milieu d'autres qui, du coup, cherchent la sortie. Un climat impossible pour apprendre, donc personne n'apprend et tout le monde fait semblant.
Tout le monde. En particulier ces milliers de gens qui s'activent, s'emploient serait plus juste, à pondre des directives comme volaille en batterie. Imposer le carcan, fermer la camisole. On se croirait aux mauvais temps de nos voisins soviétiques. La bureaucratie inaccessible (allez chercher un responsable au milieu de tous ces bureaux), pointilleuse, c'est le cas de le dire, totalitaire et aveugle qui fait du déni et de l'idéologie sa seule vérité: "moi pas voir, moi pas vouloir savoir, faites ce qu'on vous dit."
Entre le comburant du terrain et le combustible bureaucratique, au beau milieu de cette réalité explosive, le prof qui fait ce qu'il ou elle peut pour que les apparences soient sauves. Se couche à point d'heure pour préparer tant bien que mal ce qu'il fera de la semaine, ce qu'elle pourra imaginer pour contourner l'absurde et permettre à un peu de lumière, un peu de passion, un peu de raison de passer.
Tout cela pour dire quoi? Dire que nous mourrons de nos systèmes. Qu'ils nous écrasent et nous broient, tellement, tellement loin de l'humain et de ce qui fait que vivre vaut la peine. Et le plus absurde, le plus mortel de tous est celui de notre éducation, dite nationale.
Mettre les enfants à l'école à deux ans est une absurdité criminelle. L'idée folle qui créera une génération perdue. Une de plus. A cet âge, c'est sa mère dont l'enfant a besoin. C'est de calme et de sécurité. Mettre les enfants à l'école à deux ans répond à une logique économique et idéologique. Encore deux ans à gratter et on les mettra à l'école à la sortie de la maternité. Et là, le cycle sera complet. La déshumanisation achevée, pour la gloire du système. Notre pays crève de sa passion maladive et idéologique pour le système, la norme. Un économiste, mal vu et mal compris, a dit que la France était une URSS qui avait réussi. Il s'est trompé, malheureusement. Elle a lamentablement échoué, tout comme l'autre. Allez dans les classes et vous verrez. Ces enfants qui ne savent plus apprendre, ces profs qui ne peuvent plus enseigner, pendant que le système, fou, dévorant et satisfait continue de dérouler ses règles et ses obligations, comme si de rien n'était.
La question n'est pas comment en est-on arrivé là. Nous avons la réponse à cette question: à force de compromis, à force d'idéologies de quelque bord qu'elles soient, à force de refuser de voir ce dont l'humain a besoin. L'idéologie libérale et l'omniprésence des règles du marché nous ont fait plier et mis à terre, la bureaucratie réglementaire et boursouflée finit de nous enterrer. Vivants. La grenouille n'a plus la force de sauter, qui demeure dans la marmite en fin d'ébullition.
la question est comment démonter tout ça: fermer les rectorats, les ministères, mettre ces gens au boulot, au vrai, celui qui fabrique autre chose que du règlement sur papier. Laisser les profs vivre et faire, les aider vraiment dans leur tâche, leur faire confiance dans ce qu'ils aiment faire de mieux: transmettre la passion d'apprendre et la joie de savoir. Un exemple de ce que ce pourrait être? Les inspecteurs, toujours eux, devraient se mettre au service des enseignants au lieu d'être à celui de la directive et de la norme. Demander "comment puis-je vous aider, de quoi avez-vous besoin, que pouvons-nous faire?", aider au lieu d'évaluer, noter et de se taire.
Aujourd'hui, jour de rentrée, est un jour funéraire, un jour de deuil où je vois, un peu plus encore, s'éloigner le rêve d'un monde vraiment humain, comme un navire au loin, près de l'horizon, un bateau qui s'en va et qu'on aurait manqué.

mercredi 9 septembre 2015

Book blues

Mon troisième bouquin est terminé.
Différent des autres, comme l'on dirait d'enfants comptés sur les doigts d'une main. Est-ce à dire que j'en écrirais cinq? Comme pour mes enfants, je les avais imaginés plus nombreux.
A nouveau, les sensations se mêlent comme des parfums que l'on voudrait séparer pour en goûter davantage. Triste que ce soit terminé comme à la fin d'un tournage, satisfait que ce soit achevé, joyeux, inquiet, dans l'expectative, je ne sais. Un peu de tout cela. Une grande perplexité en tout cas.
Le book blues en quelque sorte.
A chaque fois, si j'ose dire pour un si petit nombre d'ouvrages, c'est la même chose: il y a d'abord un temps de joie profonde, comme pour un nouveau né, très exactement: une sorte d'exaltation, une succession de minutes d'une intensité ravageuse dont on sort heureux mais fatigué, on voudrait ne pas le quitter du regard et revivre sans cesse le moment où il est arrivé. C'est pareil quand on est amoureux. Un truc aimanté auquel on revient sans cesse, on le relit et on s'interroge: quelle sera ta vie? Quel chemin vas-tu suivre et quelles rencontres feras-tu et me feras-tu faire? A ce moment-là, la joie domine, assurément. L'épuisement guette aussi.
Puis s'en suit un temps de silence et de paix, où le livre semble chercher sa place indépendamment de moi. Ce n'est pas que le doute grandisse, non pas vraiment. Pas encore, allais-je dire: il semble que, lorsque j'écris, ce soit avec une sorte de tranquillité, de détachement ou de fatalisme, à la grâce des dieux, s'ils veulent bien s'en occuper un peu. J'écris pour le bouquin parce qu'il veut venir, parce qu'il pousse comme une herbe entre deux dalles, comme quelque chose de possible et de déterminé mais pas totalement à sa place. Comme s'il fallait la faire, cette place. S'imposer. Quand j'écris, je ne sais jamais où il me mène, comme un enfant me tire par la main pour me faire partager son monde dont je ne sais rien mais que je devine un peu. Vers ce qu'il a envie de vivre et de raconter. Quand il vient, je sens le livre réunir autour de lui ce dont il aura besoin pour vivre et pour grandir. Il s'écrit en quelque sorte, même si moi, je dois passer par mes affres.
Une fois fini et passé le temps de la découverte, je l'observe et c'est à ce moment précis que le silence survient, comme un calme s'impose quand plus rien ne s'agite, quand le vent tombe avec le soir, quand je suis dégagé de mes obligations comme on dit des militaires: Dans ce silence, je le retrouve de temps à autre: ce qu'il dit me touche-t-il toujours après quelques semaines, quelques mois? Me surprend-il encore ou davantage? Si oui, il est vivant en moi et j'y reviens avec joie. Sinon, j'imagine qu'il a sa place aussi.
Quand le silence s'installe, ce n'est pas non plus que nous nous ignorions, comme fâchés ou plutôt froissés puisqu'on parle de papier. Disons que nous vivons côte à côte, chacun ayant une vie à mener, conscients de la présence de l'autre, mais sans trop savoir quoi se raconter. De temps en temps  on se revient, on écoute comment ses aventures nous parlent, nous nourrissent. Ce temps où chacun cherche sa place du fait de l'existence de l'autre est variable, assurément. J'ai l'impression d'ailleurs qu'il n'est pas le même pour le livre et pour moi. Il me semble que, pour sa part, il soit autonome plus rapidement que moi: vite, il lui faut vivre son indépendance, à distance comme on peut avoir honte d'un parent qu'on préfère cacher quand on se lance dans le monde. C'est vrai, elles sont rares les fois où un bouquin m'a présenté ses copains. Une ou deux fois peut-être, quand le hasard fait bien les choses. Peut-être que les livres vivraient plus heureux, plus libres, plus grands, si on ne leur imposait pas le nom de leur auteur sur la couverture, comme une attache vaine ou pire, un tatouage maudit? Quand on rencontre quelqu'un ou quelqu'une, est-il important, nécessaire, de savoir de qui il ou elle vient? Comme ces gens qui, à quarante ans ou plus, continuent de mentionner leurs diplômes: On s'en fout généralement.
Pour le premier livre, ce temps de silence est venu tard comme s'il fallait que je continue de m'en occuper longtemps et qu'il avait besoin d'aide. Plus inquiet que pour les autres, peut-être? C'est normal pour le premier. Je me suis beaucoup activé, comme pour un enfant difficile ou demandant plus d'attention que d'autres. Pour le second et le suivant, le sentiment fut différent: très rapidement, ils m'ont fait comprendre qu'ils pouvaient très bien se passer de moi, ravis de se débrouiller tout seuls. Comment? Je ne sais, mais je leur fais confiance comme à des enfants matures avant l'âge. Donc nous vivons ensemble, eux dans leur monde et moi le mien. Je les sens dégourdis, adaptés, adultes en quelque sorte. C'est très curieux à dire, mais c'est exactement l'impression qu'ils me font: il ne se passe pas grand-chose apparemment dont je peux me réjouir ou témoigner pour ce qui les concerne, mais ils m'ont déchargé de ma responsabilité à leur égard. Je peux tranquillement m'occuper de la suite, de ceux qui viennent et qu'il me faut écrire. Eux, les aînés,sont lancés dans leur vie.
Je sais qu'un troisième temps se prépare, comme pour une valse très lente, une danse au ralenti où l'on se voit en équilibre indéfini, en sustentation pourrait-on dire. Un temps où ils me surprendront: ils viendront me tirer de ma solitude un peu bougonne, de cette longue distance intérieure où il faut venir me chercher, pour m'emmener là où leurs aventures les auront menés. Je sais qu'ils sont actifs, chacun à sa façon et organisent les choses autour d'eux, comme une vie se prépare dans l'invisible avant de se dérouler pour qu'on la vive.
Je voudrais vous donner un exemple: J'ai découvert hier que Jiù et Akané, les personnages de mon premier roman existaient vraiment: quelque part en Chine, vit quelqu'une dont le nom est très précisément Akane Jiu. Vous imaginez le choc? Passée la première surprise devant l'invraisemblable (ce monde est trop petit décidément, j'espère les autres beaucoup plus grands), une joie immense est montée qui ne m'a pas quitté depuis. C'est comme un télégramme que vous recevez de très loin, de très profond, comme d'un monde autre, un ailleurs inconnu, la nouvelle que le bouquin est vivant et qu'il va bien. La nouvelle que le monde est en place. Soudain sur la mer, on voit brièvement passer le dos du dauphin ou de la baleine et on sait que c'est habité, que c'est vivant sous la surface. Ça rassure sur ce qui se passe.
Clockwork. Encore une fois les anglais ont tout dit en un mot: le travail du temps, comme une mécanique muette qui met les choses en place à notre insu.
Donc ce premier livre, déjà ancien, trois ans c'est beaucoup pour un livre, est venu se rappeler à moi, me dire que tout va bien pour lui, qu'il fait son chemin dans la vie, qu'il fait son travail de bouquin: mélanger le rêve avec la vie, tricoter des réalités multiples en jacquard pour faire de ce monde quelque chose de beau, de réussi, rendre nos images et nos secrets accessibles, faire une trace légère dans l'imaginaire des gens comme dans la neige en hiver et participer de la création du monde, à sa modeste place. Il est venu me dire que j'avais fait mon boulot en ce qui le  concerne...et qu'il était grand temps que je me mette à la suite.
Je vais donc m'y mettre. Laisser mes livres vivre en paix, avoir de leurs nouvelles de temps à autre et, surtout, laisser advenir les suivants.
Ces instants-là sont des moments immenses, comme la découverte d'une île légèrement sous le vent et non marquée sur la carte, au beau milieu d'une traversée: une invitation un peu mystérieuse qui va chambouler tous nos plans.
Il faut y aller voir, bien sûr.

samedi 29 août 2015

Surfs

De temps à autre, le long des côtes quelle que soit la saison, il peut arriver de rencontrer à courte distance du rivage, des formes marines étranges, silhouettes noires, immobiles, à demi-immergées.Si une belle vague vient à passer, ces bouchons placides sur la houle s'élancent, se dressent et la chevauchent avec adresse, pour finir hilares, submergés par l'écume.

Surfeurs.

Il faut s'arrêter, les regarder. Ce qu'ils ont à nous dire est puissant, autant que ces vagues qu'ils attendent et qui les portent.
A les voir, on devine, on pèse leur attente attentive, on pressent leur plaisir, la détermination puis l'excitation à poursuivre la vague, la prendre à bonne vitesse, au bon angle. On devine qu'ils savent, au moment de s'élancer, juste avant qu'elle ne brise, si celle-ci sera la bonne ou non.
Comme quelque chose d'écrit qu'il faut aller chercher dès que le temps et la mer s'y prêtent.
C'est pour cela qu'on y retourne malgré l'eau froide.
Pour cette anticipation-là. Très précisément.
C'est pour cela, qu'avec le temps, on se mesure à de plus grandes, majestueuses, puissantes, plus loin.
A un moment, sans savoir trop pourquoi, on sent que l'effort ne sera pas vain.
Ce sera jouissif tellement ce sera parfait.
Un jour qui ne prévient pas, jamais, on vit la grâce, la glissade sublime, celle qu'on espère depuis tout ce temps à mariner dans l'eau.
La vivre une fois vous en fera recommencer mille.
L'inverse n'est pas vrai: les jours en creux, ceux où on ne réussit rien quoiqu'on fasse, on les voit venir, on les sent: une nuit trop courte, une brise de travers ou une mauvaise mer. Ou la planche qui n'en fait qu'à sa tête.

je sais ce qu'ils ressentent, ces obsédés de la vague, parce que moi aussi, je la cherche, cette glissade parfaite qu'il m'a été donné de vivre: le moment magique où absolument tout est à sa place et remplit l'instant d'une jubilation impossible à dire si on ne l'a pas vécue.
Cet instant irréel tellement il est parfait, m'a été donné trois fois, très exactement, dans mes aventures professionnelles: trois lancements de projet, trois démarrages d'entreprise où, pour chacun, j'ai senti la vie pousser, irrésistible comme une vague qui passe et qu'on ne peut manquer, invite à la chevauchée. Ce moment presque sacré où tout se passe bien, où tout se passe vite. Il a suffi de donner l'impulsion exacte et juste, le petit coup de collier parfaitement dosé, pour se dresser, démarrer, goûter son plaisir et se laisser porter.

Mais alors?
Pourquoi ceux-là, ces projets, ces entreprises et pas les autres? Et pourquoi ces moments-là? Je n'étais pas particulièrement plus motivé, plus sage ou mieux renseigné que pour ceux où ça s'est moins bien passé. Ce ne furent pas des idées ou des métiers où j'étais plus à l'aise, que je connaissais mieux. La préparation fut la même, les partenaires choisis avec le même élan, une confiance identique.
La même énergie, la même foi.
Et pourtant certaines graines ont pris et pas d'autres. Pourquoi celles-là?  La surprise du semeur dont la terre, aussi bien préparée que possible, rend de façon diverse.
Après toutes ces années à entreprendre, à essayer, après tous ces projets que je vois maintenant bouchonnant dans le sillage d'une vie qui avance et qui passe, le mystère reste entier.
Ces moments "surf" que je compte sur les doigts d'une main, à peine, se sont faits tout seuls ou presque. L'énergie dépensée et la peine furent infimes comparées au résultat, au plaisir qui fut donné. Le temps passé fut à la fois dérisoire  et dense, comme une histoire en résumé dont on vous fait grâce des détails mais qui tient en haleine. Quelle facilité! Après tout ce temps qui m'en sépare, le sentiment de grâce et de simplicité est toujours présent. Comme si la vie voulait que ça se fasse. Tout simplement.
Du coup, évidemment, on s'en serait douté, j'y suis retourné: j'ai lancé tant d'autres boites, d'une façon presque compulsive, sans jamais retrouver cette sensation si particulière que tout avance avec vous, que, quoi qu'on fasse, tout porte. "Peut mieux faire": je revivais l'anathème qui déjà me poursuivait sur mes carnets de notes. Je n'ai plus jamais retrouvé cette grâce, cet instant inoubliable, cet équilibre incomparable avec tout ce qui m'entoure.
Avec la vie.
Cela me rappelle la Légende de Bagger Vance, ce golfeur à la poursuite du swing parfait, presque mystique. Nous sommes sûrement quelques-unes, quelques-uns lancés dans cette quête, cette recherche de l'instant invraisemblable,  que ce soit sur l'eau,  le fairway, la cendrée, la toile ou le clavier.
Ou le business.

Retrouver cet état de grâce qui m'a touché et que je poursuivrai toute ma vie durant.
De temps à autre, quand je retrouve mes copains de virées, on se parle, on évoque, on jauge le présent, ce qu'on vit et ce qui nous attend. Irrésistiblement, la question nous vient, sans réponse qui vaille qu'on s'y arrête: "comment avons-nous fait?"
En comparaison, les efforts et difficultés de tous mes autres projets, entreprises éphémères ou parfois ridicules semblent démesurés. Seigneur, quelle ramée!
Pasteur aurait dit "la chance advient à l'homme préparé". Je suis navré de contredire une telle sommité mais je ne crois pas. Tant de gens préparés n'ont jamais rien vu venir. Je crois plutôt qu'elle vient aux gens inspirés, en phase avec ce qui se passe, en phase avec leur temps. Ceux qui démarrent, va savoir pourquoi, exactement comme il faut, au moment où il faut. Comme le surfeur sur sa vague mythique. Et c'est là tout le mystère.
Le plus souvent, quand on se lance dans l'aventure de l'entrepreneuriat, on y va pour l'argent. L'idée folle des fondateurs milliardaires (millionnaire, c'est trop peu). J'ai connu, j'ai donné. Merci. On déchante vite pour une raison très simple: ce n'est pas une motivation suffisante, loin s'en faut. Pour y aller, tenir, y retourner, il faut autre chose, de plus profond, plus complet. Plus essentiel peut-être. Y aller pour ce sentiment de grâce qui vous habite quand on est sur la planche, qu'on y est bien même si elle va vite, surtout si elle va vite et qu'on sent qu'on peut faire tout ce qu'on n'a jamais osé: celle-ci, on sait qu'elle nous portera jusqu'au bout. On l'a prise en harmonie absolue avec soi, avec le temps, la mer, le vent.
La terre et tout ce qu'il y a autour.
En équilibre de partout.
Du coup, on ose tout. On se libère. Ce qu'on est vraiment et qu'on ignore concourt à ce que ce soit réussi. Que ce soit beau.
Voilà.
Alors que, dans ma vie, il y a maintenant plus de choses derrière que devant peut-être, je contemple mes aventures et mésaventures, heureux de les avoir menées, heureux d'avoir compris. Ce n'est pas le résultat qui compte mais la raison d'y aller. L'intention. Et celle-ci était bonne. Elle m'a nourri longtemps et encore: la certitude d'un état de grâce dans ce monde.
Y aller pour cela et donc pour le plaisir, immense, finalement.
Il suffit d'avoir ce qu'il faut de patience et détermination. Il suffit de s'y mettre, d'y retourner. Peut-être nous sera-t-il donné. A nouveau.
En tout cas, cela mérite d'y passer une vie.

jeudi 27 août 2015

Autan

Il y a des jours sans personne où c'est plus facile d'écouter tous les bruits de la vie. Je sens le monde là à portée, comme une frontière invisible entre ce qui est familier et ce qui devient incertain. Une frontière à traverser, tôt ou tard. Une tentation un peu énigmatique dont on revient ravi. Le plus souvent. Sinon ce serait trop facile.
 Donc, il me faut faire le pas, embarquer dans ce silence comme on traverse un fleuve dont on ne voit pas l'autre rive, la petite barque qui bouge un peu sous mon poids, que bien peu de voyageurs hèlent, menée par un passeur borgne et muet, voir où il m'emmène, moi devant, lui derrière qui pousse sur la gaule.
Une fois quitté le quai et le voyage entamé, une joie monte, brève, comme un signal que tout va bien se passer ou plutôt que je suis en train de faire exactement ce que j'avais envie de faire.
Voyager emporté par le silence.
Et trouver le vent.
Bien sûr, le vent. Comment ai-je pu oublier?
Il y a longtemps, alors que l'on marchait, ma femme, ma compagne que je crois pourtant connaitre assez bien, se mit à fredonner une petite chanson sur le vent. On se partage nos vies depuis si longtemps que je croyais tout connaître de son répertoire. Et pourtant, cette chanson sur le vent était nouvelle, troublante, bienvenue. Elle me l'a chantée exactement quand il fallait. Depuis, elle m'habite et me suis où que j'aille. Une chanson d'enfance, gravée là où on sait la retrouver.
Le vent est mon ami depuis toujours.
Je lui ai confié mes bateaux de papier, comme autant de secrets, qu'il a fait tournoyer et qui errent quelque part comme des Hollandais volants, devenus fous.
J'ai si souvent joué avec lui, courant bras ouverts en avion, ou lui offrant mes cerfs-volants comme on jette un jouet à une grosse bête pour voir ce qu'elle en fait. Je lui ai tendu tant de voiles qu'il a bien voulu caresser sans trop de brutalité et m'a fait voler sur la mer. Je l'ai aussi regardé jouer dans les blés quand ils sont encore verts, se poursuivant lui-même, en vagues agiles et frémissantes, une houle terrestre, brillante et belle.
Le vent qui fait murmurer les arbres qui bruissent comme des vagues peinent sur la plage et voler les oiseaux de travers. Ou les retient, immobiles en plein ciel.
Et tous ces papillons qu'il malmène.
Il est l'haleine tiède et parfumée de la Terre quand elle nous parle. Il suffit d'écouter et de se laisser faire. Mais pour cela, il faut être très proches. Intimes peut-être? Tout autant qu'on peut l'être.
Chacun de ses noms est un appel, une invitation dans une langue étrangère.
Ecoute, c'est magnifique: Chergui, Sirocco, Meltem, Simoun.
Mistral.
Ecoute encore et entend comme il chante tel un prénom de femme: Alizé, Chinook, Loo, Zonda. Elles ont chacune leurs parures, leurs besognes et leur pas.
Cela ne te donne pas envie d'aller voir? Moi, si et partir tout de suite, sac déjà bouclé dans l'entrée.
- Où vas-tu?
- Chercher le vent!
Comme on sort pour le pain.
Partir et m'arrêter là où le vent commence.
Partir grand largue, à bonne allure, le retrouver comme un copain et courir là où il porte.
Commencer par le désert, marcher avant que le soleil ne frappe, me terrer sous la tente, boire le thé en attendant que passe le Khamzin, toutes griffes dehors. Prier aussi peut-être?
Traverser la mer et goûter le Pampero avec quelques gauchos montés sur leurs petits chevaux poilus et râblés, rameuter quelques milliers de moutons.
Et boire la Cachaça à en pleurer.
Poursuivre plus au sud, chercher mon chemin sur une terre glauque et ravagée par le vent, trempé jusqu'aux os et courbé face au Williwaw, tenant mon chullo d'une main pour éviter qu'il s'envole, capeline fasseyant dans le dos. Il fut un temps où les Alacalufs vivaient heureux ici.
Voir s'avancer l'hiver près d'un feu dans une baraque en rondins à écouter des histoires de taïga, alors que le Squammish secoue la maison qui tremble comme sous un accès de fièvre, fait neige rase de tout ce qui vit autour. Ne plus rien reconnaître une fois qu'il a passé.
Et finir sous la mousson qui apporte la pluie par seaux. Le vacarme sur la tôle ondulée, les enfants qui jouent sous les gouttières et courent dans les flaques. Rire sous la douche et remercier le ciel. Namasté.
Rentrer finalement, sans en être sûr. Ce genre de voyage, on n'est jamais certain de si et quand l'on en revient.
Comment non plus d'ailleurs.
Le vent quand il passe, est un peu contrebandier: il est toujours chargé d'histoires qui vous tournent la tête, dont on ne sait trop d'où elles viennent, si elles sont vraies ni où elles mènent.
Quelque part vers soi, au détour de quelque aventure.
Sans doute.
Apprendre à parler l'autan.
J'ai découvert, il y a quelques temps déjà, qu'il n'était pas important de parler la langue des gens. Une fois ouverts, on se comprend toujours. Un jour ou plutôt un soir, j'ai eu une longue conversation avec une Espagnole, moi qui ne le parle pas ou si peu. On conversait par gestes. Sa langue était si chantante qu'il suffisait de l'écouter pour comprendre. Cela aurait pu durer longtemps mais des gens plus savants nous ont rejoints. Le charme était rompu. On s'est croisés d'un dernier regard.
De temps à autre dans la vie, des choses adviennent sans qu'on sache où elles passent.
Plus tard, encore, c'était avec les yeux que je parlais Dayak. Tout en interrogation, joies et silences. Et des sourires à la pelle. C'est étonnant, le sourire. Pourquoi des gens qui ne se connaissent pas se sourient-ils si facilement? Comme un message de paix et de tranquillité: tu peux rester et dormir parmi nous.
On se comprenait si bien que j'ai passé la journée avec eux, me délectant du lait de kelapa, entourés de gamins, pieds nus et rigolards, qui me faisaient partager leurs jeux.

Pourtant, j'ai appris un jour que le vent était circulaire.
C'est une loi de la nature. Coriolis précisément. Ce jour là fut très décevant. L'idée qu'à le suivre assez longtemps, ce souffle me ramènerait à mon point de départ fut longtemps insupportable. Pour m'en remettre, je me laissais à nouveau emporter par son voyage. Et effectivement, il m'a ramené chez moi après un long détour. Mais j'avais tant vu, tant appris, j'étais rempli de tant d'instants, de tous ces gens croisés, rencontrés, écoutés, aimés que j'ai compris le message. Tout le monde le connait:  Ce n'est pas où on arrive qui importe, c'est ce qui se passe en chemin.
Depuis, chaque fois que le vent survient, je le salue et vais à sa rencontre, comme d'un navire qui revient.
De quoi es-tu chargé cette fois-ci? Quelle cargaison amènes-tu? Et lui de déballer odeurs et parfums, bribes de conversations qu'il a piquées au passage, bruits et chamailleries, rumeurs et tourments.
Et quelques grains de sable.
Comme un fond de poche.
Un rappel, un souvenir d'escapade.
Tu viens? On y retourne?

vendredi 21 août 2015

My letter to humanity

Dearest Humanity,

I am so happy of this occasion to connect with you again.
In writing this time. 
Let me take the joyful opportunity to tell you how beautiful you are. 
Please, receive this in peace and let it fill your immense heart so that it illuminates your days and the nights to come. You are so exquisitely diverse, so deliciously surprising and in the same time so lavishly harmonious. Each time I take the time to think of you and contemplate the reality of yours, I am overwhelmed by your grace: Your colorful kimonos and saris, your boubous, skirts and blouses. The profound and joyful sounds of your songs, your strings,  flutes and drums. I observe, enthralled, the way you move, walk and stand still. I am captivated by your wondrous smiles, your veils, bracelets, ringlets, necklaces, your tresses, the light in your eyes and the kohl around them. Your wrinkles, cracks and scars. The courage and kindness of your women, the resilience and strength of your men and the way they care for each other. The joy of your children, running, playing and their eagerness to discover the world. I am impressed when you work, I love you so when you play music and dance. The way you fish, carve, build, heal and cook. The attention you pay to one another. Your patience and your silences, your joys and laughters, your pains and sadness. And your smooth conversations. Your praying and so skillful hands. Your smiles, your tears and the profoundness of your eyes. The lone travelers and the bypassing busy crowds in the streets.  The ones who give a hand and the ones who hold it. Your pupils and teachers, doctors, nurses, the elders and the sick. Your architects, painters and craftspeople. And all the young people, whether aged or not, who find so much pleasure in meeting, gathering, exploring, feeling and making love.
Let me tell you how in all what you are and do, you are such an exquisite wonder.

Dearest Humanity, I know that you are going through difficult times where hunger, thirst, pain, fear are around as much as the hatred, the fury, violence and injustice that your systems and creeds make to you. I know how the machines you have created can crush and even dominate you, how they can make you forget who you are and the beauty that is around. 
I see you look sometimes at yourself and wonder what comes next, when this will be over. I know and I suffer with you, for you. 
Be patient and let me tell you these times will pass, as all the others did. A new time is coming because you have grown so much, in size of course, but much more fully in wisdom and knowledge. Don’t let yourself be deceived by what is told of you, all the critics, blames and blows that are thrown at you. You are much more beautiful and wiser than all the prophets of doom pretend. 
A time is coming when you will harvest what you patiently, discreetly, constantly sowed: this magnificent ability of yours to pay attention to yourself and share love and compassion within yourself. This I can witness, day after day, second after second: how so many of you, outstanding ordinary people, see the misery around and try to alleviate it even if briefly or clumsily at times.
A time is coming of abundance and respect for all, a time when the few will be the ones in pain and sorrow while the many the ones in joy and gratefulness.


Dearest Humanity, hold on tight to your own splendor. I can tell you what a miracle you are in the whole universe, a total moment of grace and bliss. 
And if you doubt, if you don’t believe me, come to a rest for a while, look at yourself in silence and peace, see who you are and let the marvel of your reality illuminate you in a beaming smile of gratitude that reaches to the stars.

lundi 10 août 2015

Love Poems from God

Le soleil, au plus haut dans le ciel, avait évaporé depuis longtemps ce que la nuit avait laissé de fraîcheur. Il commençait de carboniser tout ce qui avait cessé de lui résister et qui ne subsistait plus que chétif et desséché. Et la répétition du jour était comme un supplice quand, à nouveau, l’ombre avait disparu, fondue dans l’incandescence du sable. Quelque part au cœur de cette immensité, la voix infatigable du muezzin rappelait l’heure rituelle. C’était Adh-Dhouhr, le milieu du jour. Dans le demi-jour d’une petite maison aux murs et au sol terreux, un homme,  tourné vers le sud, priait sur son tapis. Il avait le visage heureux et en paix de quelqu'un qui retrouve un ami. Dans le lointain ou quelque cour à proximité, un chien aboyait, ailleurs un enfant pleurait et une femme, en répons, appelait. Les rues étroites étaient vides et brûlantes et le souk haletait dans ses parfums d’épices alors que le désert aux portes de la ville gagnait lentement sur le petit bourg accroché à ses points d’eau. Le désert où, demain encore à l’aube, il s’en irait marcher, interroger les étoiles, goûter l’univers et parler au silence. Telle une nappe brûlante, au pied de la maigre ouverture qui lui servait de fenêtre, une clarté éblouissante éclaboussait le sol crayeux qu’elle marquait d’un rectangle aux contours nets, éclatant de blancheur. À ses côtés, un plateau en cuivre ciselé réverbérait la lumière par touches dorées ; il portait une théière d’argent, un verre, qu’on lui avait apportés et une poignée de dattes. Sur la table dans la pénombre, il n’y avait que le kalam et quelques feuilles fripées. Derrière le mur en pisé, le frottement de babouches sur la pierre sonnait à intervalles réguliers, comme une respiration lente et fatiguée : une femme âgée et légèrement voutée, ce devait être sa mère, le visage creusé de rides sinueuses qui n’étaient pas que de vieillesse, allait et venait dans la maison et, les mains noires de cendres, préparait le four pour le pain de la semaine. Le monde, écrasé de chaleur, survivait alors que lui, attentif aux signes et à l’immobilité des gens et des choses, y puisait des mots habités qui finiraient en vers.

Quand il l’a écrit.

Il pleuvait. Le monde était noyé sous des trombes qui bouchaient l’horizon à dix pas,  les sombres collines, à peine visibles sous l’averse, ruisselaient et la terre fumait, cherchant son souffle submergée par le déluge. La pluie enfin, après tant de jours sans, enserrait le monde sous des nuages lourds, bas et gris. Les gargouilles hurlaient l’eau qu’elles recevaient de toutes parts et la terre dégorgeait, gonflée comme une pâte molle. L’orage ne passait pas décidément, figé au-dessus du monastère, à en faire dégueuler les citernes. Elles n’étaient jamais taries, loin s’en faut mais avec l’été, l’eau avait pris un goût qui soulevait légèrement le cœur chaque fois qu’on en buvait. On lui préférait le cidre ou le vin quand l’occasion, rare, était donnée. La cellule avait été fraîche, elle redevenait humide hélas et glacée bientôt. Il en serait ainsi jusqu’après l’hiver et les bures roides et pesantes n’y pourront mais. A nouveau, le froid prendrait les os de ces femmes et de ces hommes unis au labeur comme dans leurs psaumes. Les caniveaux charriaient maintenant des torrents bruns et nauséabonds qui dévalaient les ruelles et traversaient les cours. Comme si longuement la terre se lavait des immondices des hommes. Elles étaient là pour ça justement, les nones en prières. Acceptant le peu pour que d'autres aient beaucoup. Dans le bruissement assourdissant de la pluie qui tintait sur la tuile, encore une fois, elle eut un frisson et posa la plume à côté de l’encrier, suspendant son geste, son souffle jusqu’à ses pensées, pour écouter mieux encore ce qui lui venait de l’âme. La douceur de ce feu au dedans qui lui montait aux yeux les larmes. Elle entendit un oiseau chanter, émerveillé par la pluie comme il l’était par tout le reste. Elle écrivit une ligne comme sous la dictée. Une cloche a sonné, lentement d’abord, comme pour s’ébrouer dans la boucaille, puis plus vaillamment, pour chasser la stupeur qui enchâssait le monde. C’était l’heure de laudes. Elle alla rejoindre ses sœurs dans la petite chapelle. À nouveau, il lui arriverait de frissonner dans ses prières, sans qu’elle ne sût si c’était de joie, de froid ou autre chose, plus profond et non-dit.

Quand elle l’a écrit.

Lui, au début, personne ne venait le voir ou presque. Il était l’oublié, reclus dans quelque cabane au bout d’un chemin pierreux et tortueux, au fond d’une vallée où personne jamais n’allait. C’est pour cela qu’il y avait élu son pauvre domicile. Il y avait vécu longtemps, solitaire, vif et décharné, heureux et jamais seul, habité par ce quelque chose de puissant qui grandissait en lui. Les animaux s’étaient habitués à lui, s’enhardissaient et s’approchaient de la masure. L’univers, quant à lui, s’arrêtait aux bords de la clairière pour lui dire des histoires connues de lui-seul ; il s’aventurait parfois sous la futaie, suivant une sente, un animal ou une envie. Il était dans la forêt comme chez lui. Puis un jour, il s’était mis en marche, oublieux de ses pauvres biens. C’était bien simple, il n’avait rien. Il n’a jamais cessé de marcher depuis. Bâton et sandales sans rien d’autre. D'autres sont venus à lui, ont marché avec lui. Des fous le plus souvent et une femme aux yeux clairs. Il allait aux gens de son pays, leur racontait les merveilles de la vie, ce qu’il apprenait des oiseaux, des fleurs, du soleil ou de la pluie. Il parlait peu, chantait toujours, il chantait alors qu’il marchait et traversait les peines et les misères d’un monde qui se construit autant qu’on le détruit. Ceux et celles qu’il croisait et voulaient bien l’écouter, soudain, étaient heureux et repartaient chez eux. Ou se mettaient à le suivre à leur tour, c’était selon. Pour un temps ou pour longtemps. Il rayonnait alors que l’obscurité grandissait qui n’était pas que nuit. Et son chant dure, dure qui nous illumine encore.

Lui, ce qu’il a dit, ce sont d’autres qui l’ont écrit pour lui.

Et d’autres encore, d’autres si nombreux, d’autres temps et d’autres lieux, sans oublier celles et ceux aussi dont les écrits se sont perdus, tous qui chantent la même chose.
Ils ont raconté, chacun à sa manière, ce qui leur venait quand le vide était en eux et les touchait de quelque chose d’à la fois très puissant et très doux.
Tout ce qu’ils ont écrit et nous reste, vivant, quel que soit le siècle. Une trace filée au rouet du temps, des calendriers et des jours qui passent. Qu’on devine et attend dès qu’autour de soi et en soi, un tant soit peu de place est faite. Ces gens par qui un peu de grâce et immensément d’amour nous est dit. Ce que même le sable, les pierres, les animaux, les arbres écoutent, comprennent et savent.

L’air qu’on respire et cette eau que l’on boit.

L’odeur du plomb tiède se mêle à celle du bois des casses, à celle du feu dans l’âtre et du papier en rouleaux innombrables. L’unique fenêtre à croisillons filtre une pâle lumière grise au travers de carreaux à la surface inégale et aux couleurs délavées. Quelques-uns sont désajustés, en hiver les courants d’air sont glacés. À une table massive, encombrée de mille choses, un homme coiffé d’un feutre et aux mains racornies par la goutte, déroule les parchemins un à un, mêlant le savoir de ses doigts qui caressent le papier à l’acuité de ses yeux attentifs au-dessus du lorgnon et auxquels rien n’échappe. Il murmure, grommelle parfois en écartant une feuille. L’apprenti s’affaire de son côté. Il a fini les empreintes et achève de préparer l’encre dont l’odeur lourde monte dans l’atelier. Il a faim mais n’ose le dire et la fatigue l’a pris qui ne le lâchera plus. Dehors, les gens passent et s’activent dans le petit jour qui annonce le marché, le fer des charrettes tirées par des mulets crisse sur le pavé, sous les appels de ceux qui les mènent, débordantes de tonneaux, de fagots ou de sacs. La cité bruisse d’une prospérité retrouvée après des années de disette et la crainte, toujours, des guerres ou de la peste. Tout à l’heure il tournera la presse, moment qu’il redoute et espère tout à la fois : non qu’il craigne l’effort même s’il dure toujours plus que de souhait, mais si une faute s’était glissée, si la pression mal ajustée faisait manquer une feuille de ce papier si rare et si coûteux, c’est toute une nuit qui s’en trouverait gâchée. Il n’est pas étonnant que ces premières pages s’appellent des épreuves.

Ces livres qu’ils auront faits.

Celui-là en particulier.

Et ceux qui les emportent, ce travail maintes fois répété de cartons à peser, à porter, ahaner sous la charge. Livres entreposés au milieu de tant de choses, victuailles, denrées et objets de toutes sortes. Préparer l’attelage et soigner le cheval, il fut un temps. Maintenant c’est plus simple : ce n’est pas que le métier se perde, il reste le même, c’est l’outil qui a changé.  Vérifier la commande, recevoir le paiement, passer l’octroi, acquitter la taxe et s’engager sur les routes, non dénuées de brigands.

Beaucoup plus tard, un autre monde ailleurs, inimaginable à ceux-là dont on parle, un homme a été touché. Il a traduit Hafiz, il a compris d’Avila et a suivi d’Assise. Il en a fait un livre, un de ces livres rares et beaux, dont le contenu est tellement, tellement plus vaste que le contenant, tellement plus chantant et coloré que ses lignes, tellement plus vivant. Un de ces livres dont, quand vous les rencontrez, vous ne pouvez plus vous séparer. Jamais.

Un livre à se taire et à écouter.

Ce livre qui m’a été porté, qui vient du fond des âges et les aura parcourus.
Ce que d’autres ont écrit avant, il y a longtemps ou hier seulement, il m’est donné maintenant de le lire et de penser à eux, à elles. De remercier comme eux, comme je la remercie, elle, de ce que ce livre soit arrivé jusqu’à moi.

Ce livre que je vais lire, Love poems from God, un livre aussi léger qu'une plume. 

jeudi 2 juillet 2015

Couleur bleu sarcelle

Les rencontres, les belles, cela va de soi,  les autres aussi d'ailleurs, ça vous prend par surprise, quand on s'y attend le moins. On suit un fil, sur internet, sur une route, une plage, un chemin, par habitude le plus souvent ou par curiosité et un cadeau nous attend. Peut-être pour nous remercier d'avoir poussé plus loin que d'habitude, être sorti(e) de la ville, dépassé la banlieue, laisser agir quelque chose, en soi, qui sait où cela nous mène même si nous, on ne le sait pas.
Cela m'est arrivé, il y a quelques jours. Je suivais quelques liens dans mes recherches sur le sens, les entreprises libérées, les nouvelles formes de travail et d'organisation. Et pan! La rencontre inopinée.
Frédéric Laloux, vous connaissez? Ce n'est pas compliqué, des gens comme lui devraient être obligatoires, à tout le moins fortement conseillés. Il n'est pas le seul bien sûr, d'autres avant lui ont découvert et compris beaucoup de choses et les ont dites avec talent. Lui a quelque chose de particulier, de discret et en même temps que de puissant. De familier à la fois visionnaire. Quelque chose de très simple et d'immense, comme les grandes choses de ce monde ou d'avant: Reinventing Organizations son dernier bouquin (son seul bouquin devrais-je dire) est une sommité, en anglais pour l'instant.

De quoi s'agit-il? Laloux s'est engagé sur les traces de Piaget, Maslow et autres chercheurs en cognitique pour comprendre notre évolution et les différents stades de développement de la conscience humaine puis appliquer ses découvertes à l'analyse de nos organisations. 
Il commence par un voyage passionnant à travers les âges et nous aide à repérer les paradigmes successifs qui nous habitent et nous agitent dans notre mouvement continu vers une conscience élargie, plus adaptée aux circonstances et à la complexité que l'on vit. 
Il identifie avec précision et force détails les changements en cours (car il y a clairement un changement majeur à l'oeuvre dans le monde d'aujourd'hui): le basculement d'une pensée dominante "achiever" et conformiste vers une conscience pluraliste et surprenante qui englobe nos petites agitations personnelles dans un dessein plus vaste. Il prend même le risque d'évoquer les stades ultérieurs de conscience, la réalité à la fois une, diverse et collective qui nous attend. Je vous rassure tout de suite, c'est assez optimiste et pour tout dire exaltant! 
J'y ai reconnu mon inconfort, pour ne pas dire mon inadaptation aux vérités actuelles, à ces sempiternelles histoires qu'on nous rabâche sur nous-mêmes, la répétition en forme de conviction molle, les croyances des autres qui s'imposent à ce que nous sommes. J'espère que, comme moi, vous percevrez avec jubilation les symptômes de ce qui vient, et pressentirez ce qui s'en suivra: une nouvelle vision du monde, moins fondée sur l'ego, moins dépendante de facteurs externes comme la réussite matérielle ou la reconnaissance sociale, plus orientée vers une vie intérieure qu'on abrite et qu'on porte, qui nous guide et répond au plus haut de ce que nous sommes.Une réalité toute personnelle, un équilibre intérieur qu'on interroge et qu'on suit, plus confiant dans le résultat et plus à l'aise avec l'incertitude finalement, qu'avec tous ces objectifs qu'on s'est assignés auparavant et jadis, facteurs d'effort et de progrès certes, mais porteurs de fruits à la saveur par trop temporaire, souvent décevants ou amères.
Vous vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, dans ce besoin d'expression de quelque chose de profond qui nous habite, une injonction sans forme, un appel du dedans, une tension joyeuse presque, qui nous tire vers l'inconnu et nous éloigne de nos habitudes et de ce qui rassure. Un voyage dans la vie au quotidien, en forme d'interrogation tranquille, un présent dilaté, indifférent au passé et pas vraiment concerné par les futurs qu'on nous promet.

Ce livre, vous dis-je, est une découverte, au sens de celles de Magellan, Polo ou de Gama: un continent nouveau qui nous attend, tout prêt avec d'autres pratiques d'autres mœurs, d'autres traditions, d'autres façons de vivre. Des choses, des formes et des gens à épouser, à faire siennes. Un plaisir de vivre (et de travailler) renouvelé, comme on renouvelle un air vicié pour apporter un peu  de fraîcheur et de bien-être.
Une promesse vivante, parce qu'elle est déjà accomplie: des gens, des entreprises sont à l'oeuvre, à l'heure où je vous parle, pour la faire réalité: des entreprises, associations, institutions, ministères ont résolument changé leur façon de travailler et les relations entre les gens, animés de valeurs à vivre bien plus qu'à proclamer. Des organisations fondées sur la réalité des hommes et des femmes qui y travaillent, au delà des statuts, des querelles ou ambitions hiérarchiques. Je travaille, un peu, avec l'une d'entre elles et la différence est stupéfiante: la relation avec les gens est vraie, simple, active. On ne se raconte pas d'histoire, les regards se croisent et se parlent, il y a quelque chose de vivant, le travail, bien sûr, le projet qui nous unit et pour lequel nous sommes toutes et tous également engagés, chacune et chacun avec son talent, ses compétences, son expérience, ses doutes et ses envies. Et le plaisir aussi. Un univers complet parce que les émotions y ont leur place.

Ce n'est qu'une question de temps pour que ce monde advienne complètement. A vous qui me lisez, à moi, à nous, de le faire émerger. En partageant nos idées, nos pratiques, notre résolution tranquille aussi, en ne craignant ni la différence ni l'expérience, en osant vivre comme on veut être, c'est à dire autonomes et reliés, créateurs et actifs, attentifs et moteurs, conscient de la totalité de ce que nous sommes ensemble et de ce que chacun, chacune apporte, tous et toutes autant que nous sommes. 
Si on lève un peu le nez, il y a de bien belles choses en route, des rencontres lumineuses qui balisent le chemin et nous réconcilient avec nous-mêmes autant qu'avec les autres et le monde qu'on fabrique. Ensemble.

mercredi 11 février 2015

Patos

Hier, j'ai rencontré quelqu'un qui se disait catholique. Ni excité intégriste, ni particulièrement désinvolte. Quelqu'un de posé, de réfléchi, ayant beaucoup lu avec juste ce qu'il faut d'incertitude sur tout ça, qui vous parle tranquillement de sa foi et avec qui, donc, il est possible d'échanger, un peu, sur ce qui nous dépasse. En fait, une fois encore sur ce sujet, je réalise que l'échange s'épuise assez vite, comme deux joueurs découvrent que, sous le même nom de jeu, se cachent des règles très différentes. On passe son temps à rectifier des malentendus, à découvrir des impasses. Et là où le plaisir pourrait être, comme la joie des retrouvailles d'un cousin, d'un frère pas vu depuis longtemps,  il ne reste finalement qu'un échange sur comment il faut jouer. L'impression d'être un voyageur du temps, très exactement, revenu voir ses ancêtres et tenter de leur dire comment ça marche, comment ça peut être quand on a dépassé ce qu'on croyait être d'immuables vérités, ce qui nous a été transmis comme tel. Par exemple, l'incroyable beauté puissante, aimante, efficace et tranquille qui s'y cache. Sans doute l'impression qu'Il a eue quand il leur a parlé et qu'ils n'ont pas compris grand-chose.
Par exemple? oh, un truc très simple en apparence, une déclaration qu'il m'a faite, en toute tranquillité, en immense certitude:  "La révélation est close". Oui, ce serait fini, c'est du moins ce que mon interlocuteur m'a dit, comme un dogme fondateur de son Eglise: il y a eu Lui, fils de Truc (on y reviendra) et depuis, fini, le Créateur ne parle plus à ses créatures. Quant à Mahomet, le Prophète des Autres? Oh, lui, on s'y intéresse à titre historique ou littéraire, mais l'oeuvre qu'il nous a laissée est trop compliquée, fauteuse de troubles plus que de sérénité. Sans parler des autres, des Bouddha, Confucius considérés comme non "révélés" donc non révélateurs. Exit le Nirvana... Tout est dit: nous sommes les derniers, nous sommes les seuls, les ultimes. Donc, il y a intérêt à croire ce à quoi nous croyons, parce qu'il n'y aura rien derrière. Du genre conseil maternel avec juste ce qu'il faut d'inquiétude transmise avant de partir en voyage, par exemple à l'étranger: "mange à ta faim parce que tu ne sais pas quand tu mangeras à nouveau". Elle n'a pas dit "ce que tu mangeras" mais tout le monde l'a entendu.

En discutant un peu autour de l'énormité, j'ai découvert deux choses. La première est que ce n'est finalement pas le Créateur qui importe pour une religion, mais plutôt son messager, quel qu’il soit. J'ai tenté de démontrer le non-sens d'une révélation "close" soit-disant: s'il y a un Créateur et que ces Prophètes parlent en son nom, pourquoi se tairait-il au bout d'un temps? Il n'aurait plus rien à nous dire alors que tout part à vau-l'eau? Le grand silence "maintenant, débrouillez-vous tous seuls, moi je me tais." Du genre créateur qui ne parle qu'au passé, qu'aux ancêtres. les seuls qui vaillent, les seuls capables d'entendre peut-être? Maintenant, c'est fini, il se tait? Il ne serait pas capable d'en trouver au moins un ou une suffisamment douée d'écoute pour lui transmettre une ou deux petites choses utiles pour les temps que nous traversons?
Il suffit de réfléchir un peu, juste ce qu'il faut,  hors des dogmes et des croyances fabriquées autour des quelques messages qui nous sont parvenus intacts, pour se rendre à l'évidence, pour comprendre combien ce peut être faux. Il y a là une contradiction dans les termes, une imposture qu'il faut crier, contre laquelle il faut lutter. S'il y a un Créateur, il ne peut que continuer de parler, d'échanger avec sa création (ce que nous faisons toutes et tous, par ailleurs, à notre niveau), il ne peut en être autrement, surtout si on s'interroge sur la notion de temps. De plus, une telle affirmation empêche de saisir et de voir que tous les jours, chaque seconde, la création nous parle, qu'il y a comme une conversation intime, à notre insu le plus souvent, entre tout ce qui existe, tout ce qui est créé.
Donc personne, jamais, ne peut prétendre être le dernier ou la dernière à qui il aurait parlé. Ni le seul. Jamais. Le prétendre serait nier l'idée de Créateur. Donc les religions ne disent pas la vérité, toute la vérité. Des images me viennent, irrésistibles et malheureuses, accrochées à ces dogmes qui empêchent de réfléchir, de se laisser faire par des compréhensions qui nous seraient données, qui empêchent de bouger.

Mensonge! C'est un mensonge. Pour ma part, tout ce que les hommes ont construit avec le temps autour de ces passages miraculeux d'hommes (et de femmes aussi dont on parle si peu) inspirés par le Créateur, frôlés par quelque chose et capables de nous le retransmettre intact, touchés par l'au-delà, oui, toutes ces lois et ces normes édictées comme des règles, ces religions immobiles dont le message vient d'avant, figé, trafiqué, dénaturé avec le temps, tout cela ne peut être vérité. J'ose la croire plus vaste, plus belle, plus accessible à tous et à toutes que nous sommes. Plus engageante aussi?
Bien entendu, si j'ose dire, le Créateur parle encore. Bien entendu. Plus que jamais. Simplement, par la force des choses, il parle ailleurs, autrement, à d'autres, tous les autres, à toutes celles et ceux qui entendent. J'aime à l'imaginer bavard, même s'il chuchote un peu. Imaginez-vous un instant à sa place (il y a quelque chose d'immensément joyeux dans cette formule): Si vous aviez quelque chose à dire d'important, choisiriez-vous une antenne, un média, dont vous sauriez qu'il dénaturerait ce que vous auriez à dire? Probablement non, vous chercheriez autre chose, et trouveriez tant d'autres moyens à votre disposition. Par exemple, un paysage par une nuit de pleine lune, des contes pour enfants, des histoires susurrées par le vent, un film, une chanson, un blog par exemple ou mille ou une conversation à deux. Sans doute, sauriez-vous finalement que le silence est ce qui parle le mieux de vous, pour vous. Le nombre de celles et ceux qui écoutent importe peu, nous avons le temps, c'est nous qui avons créé tout ça.

La deuxième chose que j'ai découverte (ah! cette conversation fut très instructive!) c'est qu'en fait,la foule de ceux qui se disent religieux sont amoureux de leur religion, avant tout, bien avant tout le reste. Ce qui leur importe, semble-t-il, est ce qu'ils croient, ce qui leur a été transmis. Finalement pas ou très peu, ce qu'il y a derrière, ce qu'il faut chercher, découvrir, deviner, plutôt que croire. Cette découverte-là a été la plus vive, comme une illumination en creux, un espace qui se crée, qui explique beaucoup de choses mais qui ne rassure pas, tant l'écart est profond, tant il nous creuse, tant c'est enraciné. On est si proche de l'abîme. De tous ces morts en quantités immenses qui croyaient différemment ou qu'il fallait convertir.
Alors, il serait inutile de tenter de revenir au message, à ce qui a pu être dit, revenir à ce qui aurait inspiré ceux qui parlaient en son nom. Dans cette conversation comme, je crains, dans toutes les religions, Lui (ou Elle ou Ce) ne serait finalement qu'une sorte de contexte, un prétexte, un décor presque. Ce qui importe est ce qu'on croit de lui, ce qu'on en a compris. Comme si les gens s'écharpaient, que dis-je, s'entretuaient autour du fait de savoir si c'est France Inter ou Europe, le Figaro ou Libé qui a raison quand ils rapportent un événement quelconque (ceci dit, on est bien obligé d'admettre que cette absurdité existe!). C'est exactement là où nous sommes. N'est-ce-pas totalement pathétique? Nous sommes en plein pathos, en plein patos pourrait-on dire.
Ce qui importe serait le media? Mc Luhan aurait donc raison et je ne sais pas trop si je dois m'en réjouir. Il y a là matière à réflexion cependant: si la création est un media, quel message porte-t-elle? Que nous est-il donné de comprendre de sa puissance, de sa diversité, de son ordre et de sa beauté?

La troisième découverte de cette conversation est celle que je lui ai proposée; la science se rapproche du Créateur, elle est en approche constante à défaut d'uniforme, de cette vérité asymptote, cette idée qu'elle s'est interdite (elle s'est en particulier  construite  en opposition avec l'idée de créateur): elle s'en rapproche indéfiniment sans jamais la rejoindre. Il me plait de croire, d'imaginer ce que sera le monde quand la science se sera mise en paix avec cette possibilité. Qu'elle l'intègre tranquillement comme une hypothèse, une de ces hypothèses qu'un chercheur suffisamment fou peut faire et qui réunit tout ce qui était séparé avant. Je pressens que c'est par la science que les choses pourraient se passer, un moment où ce qui est esprit se rejoint. La mécanique quantique touche dorénavant à des dimensions métaphysiques d'une profondeur telle qu'on est pas loin de traverser le mur, ce mur de Planck où tout ce qui est connu s'arrête. Nos esprits sont-ils prêts à cela?

Ce qui me fait rire, et j'en terminerai là-dessus, est qu'en réponse à cette hypothèse que je fis à mon interlocuteur d'une relation au Créateur par la science, hors des dogmes, hors des religions, je reçus la réflexion suivante "Oui, peut être, mais la mécanique quantique est beaucoup trop complexe pour les gens". N'est-ce-pas admirable? Magnifique? Tant ça en dit long sur tout ça? tout réduire, tout simplifier, ne pas croire, ne pas imaginer la complexité de Ce qu'il y avait avant, ce qu'il y aura toujours. La religion en grand simplificateur de la réalité pour les idiots que nous sommes? Quand les simplificateurs se pointent, la décadence n'est pas loin, mais ce sera le thème d'un autre billet.

mercredi 4 février 2015

Feel like on a shrinking iceberg

Aujourd'hui est un jour gris. La marée des non-sens plus haute que d'habitude et mon iceberg se rétrécit. Parfois, une vague grise et lourde s'écrase et tout devient glacé. Le froid monte, l'esprit se fige et le regard se perd sur une houle longue, huileuse et noire. Un océan de vacuité, abyssal et on cherche le sens comme on appelle l'air frais.
Asphyxie lente et mortelle.
Faire les choses comme d'habitude, mais pas tout à fait comme d'habitude. Quelque chose manque, comme un puzzle qu'on ferait sachant qu'il manque une pièce. pas tout à fait le même plaisir, n'est ce pas? Une promenade dans la campagne, le long d'une autoroute exactement. Trop de bruit, trop de gens, tous alignés dans une direction unique.
Mais qu'est ce que tout ça? Qu'est-il arrivé au monde? Où sont les autres, ceux qui connaissaient le goût des choses, le plaisir de l'instant, la joie des gens? Tout à coup, il n'y a plus rien, comme dans la chanson désespérée de Ferré.
Il manque décidément une pièce dans cette partie du monde et dans cette époque où je vis. Même écrire devient pesant, les mots sont lourds comme une ancre remontée à la main.
les amis sont occupés et quand ils parlent on peine à se comprendre. Enigma sur toute la ligne. Depuis trop longtemps. Un silence hagard, une conversation sans voyelle. On se lasse rapidement.
Fuir les nouvelles, éviter ce qu'on nous donne comme on gave un canard. Même les journaux se cherchent, s'épient et s'observent. La fuite des cerveaux s'achève et nous sommes ces demeurés qui demeuront dans un désert pathétique où tout ce qui reste se consomme mais sans goût.
Comme des fruits poussés trop vite.
Un ersatz de vie. Quelques-uns, bien placés, ont pris les choses en main, organisé la vie, dicté ce qu'il faut lire, énoncé ce qu'il faut croire, pensé ce qu'il faut aimer. Tout est si bien organisé. Même nos va-et-vient matinaux et vespéraux. Tous dans le même sens ou presque en une autoroute quotidienne.
Des journées ponctuées, précises.Un salaire qui tombe tous les mois, ou presque, pour certains seulement, juste ce qu'il faut pour continuer de croire que tout va bien, que tout est comme auparavant. Juste ce qu'il faut de déséquilibre avant. Mais qui voit ce mur devant. Et celui-ci derrière, et ceux-là sur les côtés qui se rapprochent? qui voit la prison qui se ferme et l'iceberg qui fond?
Qui sent?
Une fin de monde est proche, elle monte comme cette vague qui recouvre l'iceberg. Elle est parmi nous et enserre ce monde factice, ce monde de plastique qui fond dans la chaleur des étés de plus en plus précoces, de ces hivers qui n'en sont plus. Et les oiseaux s'interrogent.
La fin du monde n'est pas à venir ni une menace. Elle est déjà notre présent malade, grabataire et cacochyme. Un présent usé jusqu'à la corde comme un tapis qui aurait trop vécu.
Autre chose suivra, autre chose viendra. A nous de l'inventer, de le trouver en nous, à l'abri des salves qu'on nous assène, à l'abri de ces chocs qui nous fêlent avant de nous briser.
Il faut chercher de plus en plus loin, de plus en plus profond cette pièce qui manque, le ressort à la montre, le sens qui nous échappe et qu'on fouille dans nos mémoires fatiguées.
Il faut chercher plus loin le regard tranquille  d'un enfant, libre de sa console et joyeux de ses désirs.
Il faut chercher très loin la paix de ceux qui ont su quitter le bruit de ce monde tout en y étant encore.
Il faut chercher ailleurs ce sens qui s'échappe de peur d'être emprisonné, dénaturé, réduit au rôle inepte de slogans pré-fabriqués, braillés par quelque antenne. L'ersatz de sens qu'on nous rabâche de peur qu'on le cherche ailleurs justement! qu'on découvre l'imposture.
Oui! L'immense imposture. Un monde renversé qu'on nous dit à l'endroit, des gens couchés qui se croient debout. Des dormeurs qui nous traitent de rêveurs.
Oui, le monde est aux mains des imposteurs, de ceux qui l'ont embrigadé, mis en pièces, sauf celle qui  manque, réduit à l'ombre de ce qu'il était, de ce qui était prévu. Réduit à cette lamentable, exaspérante et pitoyable course à l'échalote. La course aux mirages soigneusement entretenus et renouvelés. L'imposture des jardiniers de mirages.
Ceux qui parlent et qu'on voit, toujours les mêmes, ceux qui ânonnent la même chose, les mêmes dogmes, les mêmes inepties creuses et vaines, ces vérités toutes faites qu'ils sont les seuls à croire vraies.
La réalité nous a échappé,  à nous de la chercher.
Mettons nous en route, mettons nous en quête, fuyons l'iceberg sans crainte de la houle. Faisons nous manchot, albatros, dauphin ou baleines. Tous ces animaux pourchassés mais libres et vivants, surtout dans la tourmente.
Laissons-nous porter par le vent, par cette autre chose venue d'ailleurs, vers l'île qui se cache, ce mont analogue où aborder, invisibles aux factieux. Ce monde de sens ici-bas, où les humains se retrouvent, venus de partout, d'autre part, d'autres temps. Un monde où commence le silence, le vrai. Celui qui chante et qui vit, sans que rien ne se dise. Oublier les mots pour un temps, oublier ce qui a martelé nos esprits. Reprenons forme, reprenons vie! Reprenons nos vies en main.
Échappons-nous. L'échappée sera belle.