samedi 22 mai 2021

Oh les auteurs, c'est bientôt fini, ce cirque?

 S’il vous plaît, les auteurs, ça va bien avec vos phrases courtes ! Et surtout, arrêtez de vous raconter ! Le monde n’en a rien à foutre de vos problèmes, de vos jactances et de vos élucubrations autobiographiques. Certains auteurs, que je ne citerai pas mais qu’il est facile de reconnaître, en ont fait une marque de fabrique. Ils se racontent à longueur de pages, l’effet miroir du lecteur paraît-il.

Quand on ne sait pas quoi dire, on se raconte.

Et tout cela vient ajouter au bruit, au grand capharnaüm, à la fureur et à l’inanité de notre temps.

Et vous, les éditeurs, qu’attendez-vous pour siffler la fin de la récré, pour mettre fin à cette pseudo modernité ? C’en est devenu totalement exaspérant. On lit comme on court, haletant d’une phrase à l’autre, comme si l’air allait nous manquer, une lecture spasmée d’asthmatique, on court d’un point à l’autre, vers le suivant et encore le suivant. Point devant, de côté, autour, points partout, points de jean-foutre.

Je n’y arrive plus. J’ouvre un livre, je ne remarque pas nécessairement tout de suite et tout à coup, l’envie d’en rester là s’impose, le bouquin s’éteint comme un oubli. Je le referme et comprends : encore cette écriture syllabique, effrénée, encore ces phrases à trois mots comme produits à trois balles. Tout ce qui est publié aujourd’hui ou presque est du même tabac : deux phrases par ligne, parfois trois. Ce n’est plus de la lecture, c’est du télégraphe.

Vous avez remarqué, c’est contagieux.

Ne savent-ils plus le plaisir du rythme dans la phrase, de l’allitération et de la divagation, du plaisir qui s’étire, se perd, se cherche et qui n’en finit plus, le plaisir qui vagabonde et se construit avec les secondes qui passent et pourquoi pas les minutes ? La beauté d’une phrase longiligne,  méandreuse, aboulique, à la démarche cadencée, au lieu de ces petits tas nerveux, fuyant, rabougris, bégayant presque. La beauté d’une phrase si longue, si pleine, si dense, qu’on peine à la voir dans son entier, une pensée qu’on ne peut qu’entrevoir, accompagner sans maîtriser, la découvrir patiemment, lentement, au fur et à mesure des détours et des contours et s’y perdre, ne jamais en voir la fin, exactement comme l’auteur l’a écrite, comme se découvre un visage, une hanche, un corps.

Encore une fois, je ne me sens pas de ce monde, il m’échappe. Je suis de moins en moins de ce monde, ce n’est pas moi qui m’éloigne, c’est lui qui s’enfuit. Je ne sais trop où il va, dans son glissando de certitudes, de bien-pensance technologique, de manipulations et de vérités toutes faites. Plus c’est gros, plus ça passe, l’impudence est de mise, nous sommes dans l’ère de la formule, la catch-phrase comme ils disent. Quant à moi, je résiste. J’hésite, je prends mon temps, je prends le parti du temps, je choisis, je cherche. Sur trois livres entrepris j’en finis deux et n’en aime aucun. Il faut attendre, longtemps chercher, se méfier des best-sellers comme de la peste (le sont-ils vraiment d’ailleurs, on n’est plus sûrs de rien), piocher au hasard des rencontres, des pages feuilletées, s’essayer à nouveau jusqu’à, enfin, rencontrer un auteur. Celui-là, une fois trouvé, on ne le lâche plus (Alain Emery ou Ito Ogawa par exemple). La joie étonnée du prospecteur d’or quand il trouve une mine, une écriture qui exhale puissance ou silence immémorable de l'instant, plaisir, rythme, style, quelque chose de l’ordre, oui de l’ordre, d’Hugo, de Balzac, de Zola ou Gary, quelque chose qui vous chope, vous enveloppe, vous attrape, vous transporte, vous brutalise presque autant qu’elle vous réjouit. Un talent en quelque sorte, qui pèse les mots et n’a pas peur de la phrase.

Il y a tant et tant d’insignifiance dans le monde de l’édition qu’on en vient à réaliser que ça n’est pas, ne peut être, le fruit du hasard, ce n’est pas possible. Tout cela est toléré, digéré, voulu, orchestré, un bien grand mot pour une aussi petite chose, dans les méandres intestinaux du marketing éditorial.  Où sont les grandes maisons, où sont passés le rythme, le parfum, le plaisir, l’exigence, le raffinement des choses qu’il faut aller chercher plus qu’elles ne s’offrent, la découverte d’une littérature lente et précieuse, qui surprend, qui pèse autant qu’elle nourrit. Combien de livres vont demeurer au-delà de l’année littéraire, combien ? Combien auront fait autre chose que ricocher sur les goûts des éditeurs et les couleurs du temps, sur les désirs de lecteurs en mal de sensations, d’images choc, de répétition et de pensée courte ? Tout, absolument tout, jusqu’aux livres, est prémâché, prédigéré. Une succession de phrases courtes fait la lecture sans fatigue et sans effort, le cinéma perso à coup de répétitions d’images placardées et de formules travaillées (ah ! les formules ! le nectar de la littérature post-moderne !)… Bientôt vingt-cinq à la seconde, on y sera.

Je suis navré mais c’est affligeant. On n’a jamais autant écrit, autant publié, autant traduit et si peu transmis, si peu imprimé le temps des choses et des êtres. Avant, la littérature imprimait le temps, elle faisait l’époque. Aujourd’hui elle la date et on passe à autre chose. On parcourt des pages comme on s’enduit d’un parfum ou d’un autobronzant pour une rencontre à la va vite : on se fait un livre comme un site touristique, une bouffe, une gonzesse ou un mec. « T’as lu le dernier machin chose ? » De toutes les façons, rencontre sans préambule et sans lendemain, coït sans patience, attente ou perspectives (combien de vraies rencontres sur les sites du même nom, qu'attendre des rentrées littéraires ?), des livres comme des aventures sans lendemain,  coups vite et mal faits suivis d’une ronflette digestive ou d’un coup de gnôle avant de passer au suivant. Et tout ça savamment entretenu par une kyrielle de pseudo-événements, pour relever (cacher plutôt) l’ordinaire : Le dernier ceci, le prix cela et des bandeaux rouges à tout-va. Prix des lectrices, des lecteurs, des jeunes, des seniors, des lycéens et j’en passe. Abasourdir nos esprits sous des couches multiples d’insignifiance, comme on les vaporise d’alcools forts, digressions éphémères d’un temps qui ne laisse rien d’autre que l’envie douce-amère d’y retourner vite, qui ne dit rien des hommes que leurs passades, leurs faux problèmes, leurs fantasmes et les nourrit de leur propre vacuité.

Franchement, il y a de quoi être consterné. Combien les éditeurs malmènent leurs lecteurs bien plus que leurs auteurs, dans le marketing du grand foutoir. Quand on donne à lire aux gens ce qu’ils attendent, ne pas s’étonner que l’édition s’y perde, littérature sans âme, sans rythme et sans saveur. Le point de ponctuation érigé en art, en camisole d’une pensée étouffée, raréfiée, point qui a digéré la virgule, signant le hoquet en borborygme et l’arrêt de mort de la construction réflexive au profit du propos vagabond. Comme noyé, on y cherche la profondeur comme d’autres l’air, dans l’asphyxie des neurones et la syncope des synapses . Quand tout se succède à lui-même dans une bousculade scandée de salsa, il ne faut pas s’étonner que la réflexion parte à vau-l’eau.

Alors bien sûr, on en vient à parler d’intelligence artificielle. Bien sûr, c’est le temps qui veut ça.

Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, ici comme ailleurs règne l’obsolescence programmée. Ici plus qu’ailleurs, rien ne dure, rien ne reste, ici on préfère l’odeur qui s’impose au parfum qui se cherche et qui dure. Combien de livres dureront plus que la vie de leurs auteurs ? Que dis-je, la vie, celle des livres est dorénavant aussi courte qu’une saute d’humeur. Consommez messieurs-dames, consommez, finissez vite vos ouvrages, saoulez-vous de mots dans le gymkhana transpirant de phrases aussi nerveuses et agitées que bras et jambes en disco, de toutes les façons, demain, vous aurez encore faim.

Vous aurez remarqué, j’ai dit ouvrage et non œuvre. Parce qu’il ne s’agit pas de cela, il ne s’agit pas d’une œuvre, rien de cela dans ce brouet de phrases étiques, bricolées et réduites à leur plus simple expression.

 

Tout au plus un air du temps et ce n’est pas un compliment.

dimanche 8 septembre 2019

St Fé

Le chemin ondoyait le long du lac, une trace de lumière ivoire, douce et chaude se faufilant entre les arbres, une couture au piqué à la fois lâche et précis qui tenait ensemble la montagne et l'eau. D'un côté la rigole qui serpentait au bas de la pente, de l'autre la rive longeant le lac étaient les deux pans en vis-à-vis de cette nature domestiquée, dépassant chacun de la couture et maintenus ensemble par le piqué irrégulier des arbres. L'abrupt de la terre et l'horizontalité de l'eau. Parfois un coude plus prononcé faisait un étirement, comme si la montagne voulait s'écarter et fuir, que la rigole et le lac suivaient dociles. Puis c'était le droit de la digue, une traversée toute de rigueur rectiligne, massive et volontaire, étrangère à cette affaire. Et le chemin de se poursuivre de l'autre côté sous les sapins pour rejoindre enfin l'animation de la route et ses petits commerces. 

Derrière la digue, un petit musée, une cascade et un jet d'eau avec son large plumet, entouré de berges luxuriantes, toujours baignées de son écume même par les jours les plus chauds, où l'eau pouvait une dernière fois se montrer enthousiaste, libre, s'exclamer avant de rentrer dans le rang, rejoindre le canal en contrebas, après les sinuosités lascives d'une rigole qui s'oubliait sous les chênes et les pins. Le canal, eau morne plaine, qui transportait ses indolences jusqu'à la mer ou l'océan selon qu'on piquait au sud ou à l'ouest.

Un lac, créé et voulu de toute pièce par un homme au nom simple comme un sobriquet. Riquet. Un endroit couru sans que la foule y débordât, un lieu de petites vacances où les enfants jouaient à se poursuivre ou déambulaient, sérieux comme des papes, derrière leurs cornets de glace. Sur l'eau des bateaux, des pédalos et des planches attendaient le vent qui dévalait les pentes, pressé lui aussi de se baigner. Sur les berges, des promeneurs, des joggeurs et des maîtres tirés par leur chien. Parfois un groupe de jeunes agglutinés autour de leur musique. Au sud, le lac était bordé de sept collines au dos voûté, là où les sourciers étaient allés chercher l'eau qui devait l'alimenter, que nous avions arpentées tant et plus, maintenant mises en coupe réglée par les forestiers qui transformaient les paysages à n'en plus finir, comme s'ils s'en fatiguaient.

Autour du lac, quelques bâtisses XIXème, volets fermés ou entrouverts, dont on ne savaient s'ils protégeaient du soleil, de la vue ou des gens. On devinait des rideaux lourds aux passementeries anciennes, les lustres et leurs pendeloques, les plafonds trop hauts, les pièces froides et humides que des doubles portes longues et étroites ouvraient sur une cuisine hors d'âge, le corridor ou l'office. Je me suis toujours demandé si j'aurais aimé vivre dans ces lieux d'arrière-garde, chargés de beaucoup de poussière, d'un peu de tradition et de quelques histoires.

Le fond de la vallée était habité de quatre ou cinq maisons, regroupées en hameau autour d'un petit torrent, au confort moite passé Octobre mais que nous imaginions privilégiées. Le ruisseau arrivait de la montagne, essoufflé et bruyant, qu'un astucieux réseau de vannes et d'écluses départageait entre la rigole et le lac selon les besoins des mariniers. Ces jeux d'eau m'avaient toujours paru très mystérieux et savants, un savoir-faire du fond des âges qui se donnait dans la "galerie des robinets" sous la digue. 

Près du ruisseau, un petit hôtel, effacé, presque timide, sans autre vue que les arbres, renfrogné presque. Je ne savais pourquoi mais cet hôtel désuet m'attirait, par sa discrétion peut-être, son côté retiré? Salle à manger éternellement vide, personnel rare et silencieux comme des ombres. Nous y avons pris un verre ou deux de retour de balade. Rafraîchis assurément mais le plaisir de l'instant n'y fut jamais vraiment. Il manquait quelque chose pour être bien. Je m'y serais pourtant bien vu écrire au calme un de mes romans.
Son vis-à-vis de l'autre côté au bout de la digue, c'était autre chose: une belle bâtisse nimbée de soleil, avec sa piscine et vue sur le lac, évoquant le bourgeois prospère plus que l'aristocrate désargenté, qui affichait sa superbe autant que régulièrement complet. A l'évidence, il était plus avenant. Nous en avions visité les chambres et leur souvenir m'appelle encore, comme une invitation de villégiature qu'il faudra bien un jour honorer.

Ce lieu me laisse un souvenir délicieux. J'y ai marché beaucoup, en famille, seul ou à deux, m'imprégnant de sa beauté immobile comme si cette étendue d'eau contenue par sa retenue m'avait enseigné la patience autant que le silence. Le plaisir de vivre peut-être? Un endroit où la nature et les hommes, vivant depuis si longtemps en bonne intelligence, prenaient soin l'un de l'autre, avec la bienveillance apaisée d'un couple qui aurait enfin accepté de vieillir ensemble. 

mardi 28 mai 2019

Défilés


J’attends que les mots m’appellent, pêcheur rêveur emporté dans l'eau par le poids de sa ligne. Pour l’instant, ils passent en désordre sous mes fenêtres, bandes joyeuses, bruyantes et désorganisées, absorbés par leurs jeux et ignorants de mes vœux et quand ils sont passés, je me retrouve, pensif et désœuvré, dans le sillage de souvenirs, de senteurs et de sons qu’ils laissent derrière eux. Il m'en reste une sorte de langueur un peu morne, un étonnement incertain et le regret de n’avoir pu en saisir aucun, que rien ou presque ne durera de ces passages. Cette fois encore, ç’aura été un défilé ruisselant, cacophonique, insaisissable, indifférent presque hostile, peut-être suis-je trop loin ou sont-ils trop furtifs, indociles comme ces bandes de copains qui sortent de leur boîte et tardent à rentrer, inondent la nuit de clameurs éméchées.
Je ne me décide pas à les rejoindre, pas encore descendre dans l’arène, attendre à nouveau leur passage, pourtant il faudra bien que je me résolve à partir avec eux, sans plus m’arrêter à ce qui me retient. La même chose sans doute qui me retenait dans un âge plus jeune mais tout aussi hésitant, quand j’étais amoureux. Devant l’immensité, faire le premier pas coûte, une barrière gigantesque, infranchissable tant qu’on n’a pas osé une fois au moins et l’on se perd sans fin à imaginer ce que sera la suite, un autre égarement je suppose, mais aux émois tellement plus doux.
Pourtant ces bandes gaillardes et bien vivantes qui s’étalent et se bousculent, me parlent. Elles évoquent dans leur tapage, des mondes que je sens proches, tel un enfant sur un quai, immobile, silencieux dans le vacarme portuaire et envieux des grands voyageurs qui s'affairent sous ses yeux. Il observe les malles et les ballots, les allers et venues des hommes et des tonneaux, n'en perd pas une miette, devine ceux qui partent et ceux qui rendent le départ possible. Se dit que, peut-être, s’il commence par aider ceux-ci, pourra-t-il faire partie de ceux-là ? Dans le grand balancier des mâtures et des voiles qui sèchent. Et les canots qui circulent, halés dans le lent mouvement de leurs rames et le geste sûr du matelot. Sans oublier le goût de la chique ni le poids de la pipe.

Maîtres mots.

C’est votre tour peut-être, mots revêches et mutins qui fuyez sans cesse, de laisser venir à vous ce petit élève d’un cours très moyen, témoin de vos jeux au collège, laissez-lui libre cours dans celle de vos récréations, laissez-le se perdre à vos cavalcades libres et sauvages en bandes qui s’observent, s’évitent puis s’affrontent, se cherchent et se bousculent et ne lui tenez pas rigueur si, de peur, il tire un peu trop vite son épingle du jeu. Question d’habitude sans doute ? Oui à n’en pas douter, la crainte est là de se perdre, d’être malmené, d’y laisser des plumes faute d’en avoir trouvé une, la peur des mauvaises fréquentations, d’être à son insu acculé dans un recoin sinistre  où l'on se retrouve vidé, essoré, sans rien avoir écrit qui vaille, sans rien avoir gardé après avoir bataillé dans les vociférations de mots vengeurs et traîtres. L’immense crainte des balivernes et du grand n’importe quoi.

Je suis, au bout du compte, descendu dans la rue, décidé à m’y mêler, attendre leur passage. Il s’annonce enfin dans un long brouhaha d’émeute qui les précède de loin, rumeur impressionnante de l’océan qui s’approche. La crainte encore, de la vague trop puissante parce que mal mesurée, l’appréhension du moment où il faudra s’y colleter. Les voilà, ils sont sur moi. Vus de près, c’est vrai qu’ils font peur, l’air mauvais, vindicatif et sauvage, si peu apprivoisés. Longs, brefs, vifs et courts, certains compliqués se traînaillent. Ceux-là clament haut et fort leurs sonorités, d’autres s’excusent presque d’exister. D'autres encore vous laissent coi, un grand vide dans la tête, un trou qu'on observe en se disant qu'il y a quelque chose là, pour dire ça, mais je ne sais plus quoi, on en reconnaît les contours et l'odeur de l'absence, comme la margelle entoure la profonde obscurité du puits. Je me sens glisser, engouffré sans appui au cœur d’une manade furieuse ou d’une harde qui a démarré folle. Que fais-je là, que suis-je, emporté par le flot sans rien où m’accrocher ? Immense tonitruance erratique, libre et gesticulatoire, massée autour de solides gaillards, sûrs de leur histoire et qui imposent le respect. J’hésite, je me tais, me fraie un chemin ou plutôt me laisse porter, me cache presque dans ce torrent qui passe. Je cherche du regard un complice, un repos, quelqu’une de connaissance, je n’ose dire une amie, celui ou celle que je crois reconnaître, semblable au souvenir d’un moment à venir et me donner enfin le courage de faire un bout de route avec elles.

Après les hordes brutales et débraillées, ces mots qui s’imposent et ne vous laissent penser qu’à peine, qui s’entrechoquent et portent en eux un grand vide dont on ne sait que faire (capharnaüm par exemple, jéroboam ou oripeaux), en voici d’autres qui murmurent et chantent, colorés, vivants, légers, aux airs de parfums presque, qui s’avancent posément, prennent tout leur temps. Que pensez-vous d'un nom d'arbre, olivier par exemple, frêne, églantier ou sylvestre ? Ou encore rhododendrons ? Ah, celui-là, il nous promène, regard perdu sur la colline et ses ondulations. Chacun est une esquisse, une histoire, la promesse d’un détour qu’on ne regrettera pas. Ceux-là, nul besoin de les chercher, encore moins de les choisir, on échoue chez eux comme sur une grève, rincé, épuisé mais heureux comme après un naufrage. Je ne dis pas qu’ils m’accueillent, au moins ils me tolèrent. Je peux m’y reposer.

Cette fois encore,

S’annonce une balade en bonne compagnie, parfumée, bien élevée, distinguée presque, dames d'antan sous leurs ombrelles, qui flânent en devisant. Je m'enivre à leur présence comme à une essence forte, m'accroche à leurs pas mesurés telle une ronce à l'étoffe et me berce de leur démarche balancée et gracieuse, dans le bruissement soyeux des robes et la douceur des châles qui bordent des épaules rondes, lisses et fraîches, au chant discret et mélodieux de conversations susurrées. Ah, que ne suis-je leur amant, leur complice !  M’en approcher encore, écouter, sentir, ressentir, en être intime, confident si possible, familier de ce qu’elles disent et assoiffé de ce qu’elles taisent. Me nourrir de leurs silences et des bribes qu’elles m’abandonnent, que je ramasse avide, alors qu’elles feignent d’ignorer ma présence mais se nourrissent d’elle. Oh, comment savent-elles si précisément qu’on les regarde et qu’on les aime ? Je n’ai rien pu faire ni dire pour les retenir, rester à leurs côtés et déjà elles s’échappent, me distancient, m’oublient, disparaissent au détour d’un buisson et je me retrouve penaud, surpris et un peu bête, juste au bout de ma rue, la tête pleine de ce qu’elles y ont laissé, languide de leur ivresse après un voyage si lointain et si bref.

À les suivre au moins, je me suis mis en chemin, ne plus m’arrêter alors, jusqu’à reconnaître enfin le grand vent du large dans l’air qui m’entoure et frémit. Me laisser guider, résister au sens qui s’affole, humer encore comme un chien courant divague, flairant dans l’air une senteur, un bruit, une image qui lui sont familiers, annonciateurs de joies tranquilles et de moments délicieux. Revivre l’émoi de leur passage et me laisser conduire en leur compagnie au seuil de l’océan de mon prochain roman.

Une fois en route, s’arrêter est difficile et les mots deviennent comme ces enfants de villages étrangers qu’on traverse quand on marche au long cours, ribambelles galopantes et joyeuses qui collent à vos basques comme un sillage de clameurs et de bruits, une effervescence agitée dont il est impossible de se débarrasser. Jusqu’au fond du sommeil et au cœur de la nuit. Certains déambulent seuls, esseulés, semblent sans famille ni attache et à qui, encore, pour l’instant, j’ai si peu à donner. Ils sont là, vous regardent, une invite silencieuse dans les yeux dont on ne sait que faire. D’autres sont sales, dépenaillés, moches même, qui viennent à vous vifs, bagarreurs et hirsutes comme s’ils venaient de se chamailler, et tant d’autres qui vaquent à leurs affaires, l’air de ne pas s’en laisser conter. Tout ce petit monde a ce quelque chose, presque rien, qui invite à s’arrêter.
Oui, se poser, les laisser m’entourer, les laisser venir à moi en masse vivante, vibrante et forte, accueillir les phrases qui arrivent en petites cohortes malhabiles, ne pas s’y opposer, peu importe où elles mènent. Inventer un langage pour se comprendre enfin, moi et tous ces petits étrangers.
Ils veulent, je le sais, que je leur parle du plus profond de moi et de ce qui m’habite, que je m’engage et partage d’où je viens, sans montrer trop d’intérêt pour où je crois aller. Savoir surtout ce que j’ai dans le ventre. Oui, pour écrire, il faut se livrer, donner beaucoup de soi, fouiller dans sa besace, donner quelque chose, n’importe quoi qui engage et lie et fait que le moment devient inoubliable. Cracher les mots autant qu’on les respire. S’y jeter comme dans une bagarre et ne rien retenir des coups qu’ils nous portent. Lentement, nous nous faisons les uns aux autres et, ensemble, nous inventons des jeux, des rituels, esquissons en petites conversations, des chants de gestes et de sourires où je devine qu’ils m’invitent à rester parmi eux, m’indiquent où demeurer. Ils ont raison, je vais rester un peu.

jeudi 23 mai 2019

Rythmes



Si d’aventure, ce qui est une façon de parler vous allez voir, vous prenez le train, en particulier l’un de ces trains réguliers du matin qui poussent vers la capitale son lot de salariés endormis, vous ne manquerez pas d’être frappé par la prédominance des rythmes. Celui du train bien entendu, mais surtout ceux dans le train, l'omniprésence du rythme du wagon : l’homme qui tousse, les joueurs de tarots qui ponctuent le silence de leurs exclamations, l’enfant qui pleure, votre voisin qui respire… et le baladeur sur l’autre banquette. Surtout le baladeur, comme un grésillement continu, un faux contact dérangeant sur lequel s’imprime un battement pseudo cardiaque plus ou moins rapide mais toujours prononcé. C’est à peu près la seule chose qui soit prononcée d'ailleurs, ne cherchez pas de mélodie ! Fi des paroles vite oubliées, dans la plupart des cas elles n’ont de raison que d’être le prétexte aux instruments, surtout ceux qui bastonnent en arrière-plan. Le rythme de la phrase a, quant à lui, disparu, envolé, emporté par le flot tumultueux de l’inondation cacophonique et anglophone, plus de rimes ni d’allitérations. Le pied se confond quand on le prend à tour de bras. Ça grésille vous dis-je, à un point hallucinant, lancinant d’exaspération quand les battements ne se supportent qu’associés aux aiguillages et autres avatars ferroviaires.
D’une façon ou d’une autre, il est conseillé de ne pas s’éterniser dans cette sorte de voyage. Pourtant il y a comme un attachement pathologique de l’homme au rythme : attentifs à celui des saisons, formés à celui d’une cloche d’église ou d’une sirène d’usine,  bercés par celui du sommeil, je vais y revenir un peu plus loin, prisonniers de nos habitudes enfin, nous croyons construire quand nous ne faisons que répéter. Il faut dire que la répétition jouit chez nous d’un statut particulier : c’est par elle que nous avons appris, c’est elle qui nous rassure au point de nous enfermer. Même chez Bach, l’art de la fugue se décline sur le mode de la répétition, c’est dire ! La fuite impossible, l’escapade interdite, l’ordre se rétablit sans cesse, retombe sur ses pieds qui n'ont rien de poétiques, l’habitude dressée comme on dresse un enfant, aveugle muraille qui imprime à tout ce qui en dépasse des couleurs dangereuses et barbares. Honnies pour ainsi dire.
C’est bien connu, barbares sont les rythmes qui nous sont étrangers, ceux auxquels on a du mal à se plier comme à une danse exogène : horaires ou rock’n roll, quand le rythme est là, la contorsion n’est pas loin et c’est l’habitude, encore elle, qui transformera en formation cette déformation volontaire.
Tout le problème vient sans doute de la confusion entre répétition et méthode, de la suprématie (temporaire, j'espère) de la planification sur l’invention. Il doit bien exister quelque part, dans les coulisses du développement, en marge du grand spectacle de l’uniformité confondante, une méthode plus attentive que répétitive ? Quelque chose de plus nourrissant, comme un regard ou une écoute qui privilégie le détail et le fragile à ce qui est solide ou commun ? Le summum de cette confusion aura sans douté été atteint le jour où fut proféré l’axiome, je n'ose dire la promesse, au firmament du rassurant “le changement dans la continuité”. Ne changez rien, ne jetez rien, gardez tout, ça pourra toujours re-servir, vos habitudes se chargent du reste. Ce fut le début du grand endormissement, au rythme paisible des formules ronflantes sous la couette de la protection sociale. Nous avions tant envie de dormir que nous prîmes le tableau d’une escapade de soudards en goguette pour une ronde de nuit. Pauvre Rembrandt qui croyait nous réveiller par ses tonitruances, ses vacarmes soldatesques, lui aussi a été piégé dans la ronde hypnotique et somnifère. Regardez bien ce tableau et dites moi s'il vous donne envie de dormir, alors où est l'arnaque?
L’efficacité de l’ordre vient de l’habitude. Tous les militaires vous le diront, qui vous font faire et refaire encore le même geste pour être sûrs que, le moment venu, c’est celui-là et pas un autre qui vous viendra à l’esprit, ou ce qui vous en restera dans l'implacabilité du combat et il est quand même extraordinaire que ce qui rompt avec la ronde des rythmes, comme une révolution par exemple, porte en son nom l’acceptation fatale de la ronde : agitez-vous comme vous voulez, vous reviendrez toujours sur vos pas. Circulez ! (toujours cette notion de cercle...) Dans ce cas, autant ne rien faire et rester tranquillement chez soi, puisque une révolution n’est finalement qu’un tour de plus. Ce mot, je ne sais qui l'a inventé, mais il sonne pour moi comme la revanche de l'immobilisme bourgeois. Pauvre cochon d’Inde qui s’essouffle immobile dans son vertige circulaire. Pour en sortir, notre malheureux animal doit s’arrêter s'il le peut encore, prendre la tangente, à moins qu’emporté par le mouvement, il n’en soit éjecté prématurément.
Ceux qui prétendent que l’histoire ne se répète pas sont aveugles ou ignorants, à moins qu’ils ne soient bègues, les mêmes plats nous sont resservis en permanence, comme si, en cuisine, le chef manquait d’ingrédients ou d’imagination. Finalement c’est l’affaire des rogatons, les petits plats que l'on se passe et repasse, faits de restes: la grande histoire n’est que l’accumulation des petites que l’on érige en édifiants principes et en prenant grand soin de les choisir correctement (toujours une question d’ingrédients). L’histoire se répète pour mieux nous enivrer comme pour ces mauvais vins où on force sur l’alcool pour masquer la pauvreté des arômes et des saveurs. La sensation vous dis-je. Et de l’appétit pour la sensation, je n'ose parler de goût, il est facile de passer au sensationnel, pour nous qui nous laissons happer, rattraper par la tonitruance de nos loisirs. Entre cinéma "sensurround" (oui, vous avez bien lu, ça sonne comme un cataclysme), télévisions multi-chaînes et parcs d’attraction, tout s’enchaîne, oui, c'est le mot et toutes nos inventions ne sont plus qu’illusions : elles ne servent pas de réveil mais agrémentent notre grand sommeil. Ah, c'est qu'il faut la faire belle, la roue du petit cochon! Nous parsemons nos vies de rêves et de chimères au lieu de nous laisser nous perdre dans des chemins de connaissance ou de découvertes, à tout le moins d’exploration. J’en veux pour preuve, tous ces jouets dits d’éveil, tous de la même forme, de la même matière et des mêmes couleurs, objets standards à la production calibrée. Nos rêves, eux-mêmes, ne sont plus messages ou invitations, simplement devenus inaccessibles pour la raison toute simple que l’aboutissement ultime de nos errances somnambules nous ont amenés droit à l’objet. Répété, multiplié, magnifié, il hante nos envies comme des barbares qui auraient pris possession de la ville. 
Tremblez, poètes, les objets ont pris la rue! Tu parles d’une aventure, à ce rythme-là, autant rester couché.

Cycles et fragments



C’est l’hiver. Air glacé et ciel bleu. En avance sur la saison mais pas sur la nature ni les hommes : depuis que les dernières couleurs d’automne ont fui avec le vent, ne laissant que leurs branches aux arbres, auxquelles ne restent que quelques feuilles têtues et désespérées, ils l’attendent. Il est là et comme d’habitude, ils y sont mal préparés. L’homme urbanisé, même quand il vit à la campagne, ne sait plus se préparer à l’hiver. Seuls les paysans ont gardé le sens de ce rythme lent, imperceptible. Cela disparaîtra aussi avec l’air conditionné dans les tracteurs. Alors ne subsisteront que les rituels, habitudes sans connaissance, attention sans autre langage que le nôtre. Le grand monologue urbain sera complet, avec en arrière-plan sonore, le halètement grinçant des machines et le zézaiement des computers. Si l’été est assourdissant, l’hiver est une saison bavarde : derrière son immobilité, on devine la métamorphose au travail, rien ne bouge et tout change. Dans ces instants rétreints et secrets, s’accumulent les jaillissements futurs, vers la grande aventure du recommencement. C’est maintenant que l’homme sage, l’observateur patient taille et coupe. C’est maintenant que l’arbre prend forme. L’hiver est la saison de toutes les créations, celles que l’on poursuit et qui s’échappent encore, celles qui nous obsèdent, celle qui nous façonne à l’image d’on ne sait quel modèle éternel et changeant. Et toutes les autres. Quant à l’été, c’est davantage l’heure de la récréation.

Si l’on observe bien, l’hiver a ceci d’intéressant que l’activité s’y réduit au strict nécessaire, comme un bagage pour un voyage incertain : les actifs savent où ils vont, les animaux sont affairés, sérieux comme des papes. Même les bruits se font rares et précis. Et pour peu qu’il neige, tout cela se réduira encore. Il faut finalement des températures très précises, remarquablement tempérées et propices pour que la vie et le désordre s’épanouissent. En deçà comme au-delà, l’homme attend, fatigué avant d’avoir commencé. Qu’y faire ? Déménager. Les grandes transhumances sont comme les vents, circulaires et cycliques. L’avis de Coriolis serait intéressant sur les migrations, occasionnelles ou pas, qu’elles concernent nos vacanciers, nos émigrants ou nos immigrants. Tristes tropismes. Avez-vous remarqué à propos ? la cinglante différence entre l’émigrant et l’immigrant ? L’un a pour lui gravité et noblesse, empreintes d’une certaine nostalgie. L’autre est beaucoup plus tapageur, encombrant, désordonné et pour tout dire, clandestin. Même si les deux sont misérables, la faveur va davantage à celui qui s’éloigne qu’à celui qui s’approche.  Coriolis aurait-il quelque chose à nous dire à ce sujet ? Il semblerait, en première hypothèse, que le cycle favorise le changement, il serait le point de départ (si j’ose dire) de l’évolution. Il aide à grandir comme une super-vitamine. Le "grand bi" l’avait bien compris qui, d’emblée, avait donné à l’expérience des dimensions impressionnantes et pour tout dire, passablement casse-cou. Heureusement qu’il fut vite ramené à des proportions plus aisément maîtrisables. Mais c’est un fait : le cycle est moteur. De l’un à l’autre, le pas est facile à faire, une fois fait d’ailleurs, il devient inutile, le moteur prend le relais.
Les voici donc nos machines soufflantes, haletantes et volantes : c’est du cycle. Et d’ailleurs, elles tournent. Pour nous, pour les autres, pour tout le monde et pour personne. Elles en viennent à tourner pour le plaisir du cycle, finalement peu exigeantes en réparations et entretien. Et si, parfois, elles rompent brutalement cette délicieuse harmonie du fonctionnement et de l’évolution cycliques par des catastrophes ou autres ruptures à caractère médiatique, il faut seulement y voir une légitime aspiration au changement. Sans les ruptures, pas de changement, sans changement pas de voyage ni découverte et tout notre bagage ne sert à rien. Il faut savoir briser, briser avec éclat, les cycles qui nous entourent et auxquels on appartient. L’éclat et le fragment, tout est là. Du moins, tout a commencé par-là : quand fatigué d’assommer, l’homme a commencé à vouloir fendre et couper (déjà, les raccourcis !). Ah, il s’en est donné du mal sur ses fragments ! Il les a taillés avec application, on peut même supposer qu’il y passa du temps et en tailla un certain nombre, vue la quantité qu’on en découvre encore de ces éclats, fragments du passé, de multiples cycles plus tard. Il avait raison, cet homme d’avant l’histoire, ou tout au moins à son commencement, puisque nous y revenons à ses éclats et ses fragments. Comme pour lui, nos éclats et fragments vont changer nos vies, notre façon de voir le monde, de nous y promener et nos rapports avec les autres.

Le fragment est un signal, il indique les lieux de grande densité historique, comme un futur vestige d’échanges et de tensions. Le fragment est important, même s’il est minuscule, il mérite qu’on s’y arrête. Il est la trace de la création autant que son point de départ. Aurait-elle encore ses bras, la femme de Milo ne serait qu’une aimable bergère un peu déshabillée. Sans eux, elle devient Vénus, c’est le fragment qui fait le symbole. Notre civilisation repose sur la bribe et les débats qui s’en suivent. Nous vivons à l’ère de la bribe débattue. Rien ne nous est accessible dans son entier, par nature l’information est parcellaire comme un colis piégé. Les apparences sont toujours aussi trompeuses, seuls nous apparaissent des fragments, vestiges ou annonciateurs. À nous de faire le tri dans un puzzle gigantesque où la moitié des pièces manquent. C’est à partir de fragments, d’une pensée morcelée, éclatée et miroitante comme du gypse ou de l’obsidienne que nous devons reconstituer notre histoire et nos cycles. Avec tous les risques d’erreurs et le souci de rigueur qui conviennent. C’est comme si le Créateur, en cruciverbiste averti (même si son truc à lui serait plutôt les cycles et le circulaire), nous lâchait dans les pattes, comme pour nous épater, quelques morceaux de notre devenir et de notre passé en nous disant “débrouillez-vous avec ça” Et tels des bushmen interdits devant une bouteille de boisson gazeuse, nous échafaudons conjectures et supputations sur la nature des cycles. Un vieux professeur de mathématiques qui vogue peut-être aujourd’hui sous d’autres cycles, avait tout compris, qui m’avait dit “avec une longue vue suffisamment puissante, je verrais ma nuque il y a dix milliards d’années ” Ce qui n’avait pas manqué de me plonger dans des abîmes de perplexité ouateuse (comme il disait) d’où il avait le plus grand mal à me tirer. Ce même professeur avait une autre maxime qui eut davantage d’influence encore sur mon propre cycle: “méfiez-vous du premier mouvement, c’est généralement le bon”. Cette traduction libre de “l’agir-ne pas agir” oriental, il me fallut du temps pour la comprendre et me mettre en route. Non sans de multiples précautions préalables, me méfiant comme de la peste de tout premier mouvement, pensant davantage au second avant que de commencer, ce qui ne m’a aidé ni à comprendre où j’allais ni, une fois arrivé, comment j’y étais parvenu. Je m’en suis sorti en inversant la proposition et en me méfiant des professeurs de mathématiques, surtout quand ils étaient bons. Depuis lors, nous n’évoluons plus, lui et moi, sur les mêmes eaux, les sortilèges des mathématiques faisant, comme sur les épitaphes, partie de mes regrets éternels. In memoriam.  

Il est amusant de constater que les Anglais, au contact prolongé des sources de l’orientalisme qui est, comme chacun sait, l’un des multiples bénéfices de l’Empire, sont passés maîtres dans l’art de la conjecture et de l’investigation : d’Agatha à Conan, d’arsenic en vieilles dentelles, ce peuple d’îliens sur son fragment de continent nous a appris avec éclat à reconstituer les fragments, à maîtriser le cycle : l’immuable est une valeur fondamentalement britannique et les règles de l’équilibre n’ont plus de secret pour ces experts en statu quo. Pendant que nous, français, roués qui filons à l’anglaise, cultivons davantage l’art de la tangente : à peine sommes-nous quelque part que nous envisageons les moyens d’en sortir. Ce qui, par ses aspects positifs, peut être un vigoureux facteur de développement n’en est pas moins un élément d’instabilité tout aussi prégnant. C’est du moins ce qu’ils nous reprochent et la source de nos malentendus cycliques.

Le cycle et le fragment. Nous tenons là un mélange hautement détonnant, comme un combustible et son comburant, qui ne manque que d’étincelle. Les occasions ne manquent pas d'ailleurs et les boutefeux en herbe sont légions qui attendent qu’une partie du monde soit sur la paille pour se livrer à des expériences pyrotechniques hautement dévastatrices. Guerres froides ou chaudes, locales ou généralisées, civiles ou non (guerre civile ! ce concept ravageur et saisissant est un raccourci sévère et préoccupant, digne de la famille Tape-Dur qui travaillait ses silex à l’aube de notre histoire), tous les conflits qui se sont agités et s’agitent, sont les signaux d’une fracture, comme un rift historique dans la tectonique des plaques de notre développement. Quand ça bouge, c’est que ça vit et si ça vit, c’est que ça grandit, même si cela fait toujours un peu mal, les opportunistes de tous poils se disant qu’il suffit d’être ailleurs quand ça éclate ou au contraire d’y aller pour participer. Les autres, tous les autres se disent “hic et nunc” et derrière ce borborygme digestif se dissimule une extraordinaire acceptation de la fatalité des cycles.



vendredi 17 mai 2019

Aujourd'hui est un beau jour pour changer


"I had a dream", oui, pour paraphraser Mr King, j’ai fait un rêve, un cauchemar qui m’habite encore alors que je suis éveillé. Je me suis vu sur Terre dans deux cents ans. Êtes-vous prêts à me suivre ? à m’accompagner dans ces gorges sinueuses, profondes, ocres et vides comme martiennes, balayées par un vent brûlant et sauvage, là où nos lacs, même les plus grands, ont disparu ? Des éboulis de roches en équilibre instable marquent la place de nos glaciers et tous nos sommets sont des déserts d'altitude où la neige a fondu depuis longtemps, leurs flancs ravagés de coulées brutales de boue, de terre, d’eau et de roches qui ont tout emporté ? Et les océans gavés d’algues vertes, rousses et filandreuses, aux eaux tiédasses, putrides et toxiques où plus rien ne vit ? évidemment, pas une fleur, pas un insecte ni un oiseau. Les seuls animaux qui hantent ces lieux stériles sont quelques charognards qui se disputent des restes. Les arbres aux troncs brûlés sont des nains qui végètent et croupissent comme tout ce qu’ils abritaient. Plus rien ne monte vers le ciel, craignant de s’exposer, tout rampe, fatigué, changé en une mousse exubérante et prospère qui s’est emparée de tout. Suivez-moi encore et approchons des villes où ne déambulent que des cohortes de passants sur le qui-vive et soigneusement groupés, chacun avec son petit appareil respiratoire portatif comme devenu asthmatique, et tous, bien entendu, armés jusqu’aux dents ou ce qui en reste, tant les rues sont des bas-fonds glauques et surpeuplés où l’on s’étripe pour un rien. Voyez ces usines aux fumées noires et épaisses parce que plus rien ne fonctionne et qu’on y brûle n’importe quoi pour récupérer le peu d’énergie disponible ? Et partout cet air d’étuve surchauffée, poisseux et grisâtre, chargé de cendres et de poussières qui collent à tout ce qui dépasse et voilent le soleil, pâle disque jaunâtre, ombre de lui-même ? Et la puanteur partout, celle de tonnes d’immondices que personne ne ramasse, celle des gaz et des matières en lente décomposition. Un monde méphitique.



Voilà où nous en sommes, voilà ce que nous faisons. Si nous en sommes capables, regardons en face ce monde que nous créons pour les petits-enfants de nos petits-enfants. Osons leur dire : "je le savais, je n’ai rien fait". Ne nous cachons pas derrière "je n’ai rien vu venir", ce n’est pas vrai. Ne nous racontons pas d’histoire. Toutes celles que l’on diffuse et partage, nos craintes et nos soucis, nos projets et nos envies ne sont qu’à courte vue, à peine à l’échelle de nos vies et déjà, de notre vivant, nous voyons s’approcher les prémices de ce monde : les lacs qui se vident, nos océans de plastique, la forêt que nous déracinons quand nous ne la brûlons pas pour être plus expéditifs. Et toute cette biosphère exterminée. Inutile de se cacher derrière nos beaux raisonnements, nos sempiternels discours sur la loi du marché et l’inexorabilité de nos équilibres (it’s the economy, stupid !), la loi du plus fort et celle des nantis, ne nous reposons pas sur nos illusions et nos fausses espérances, comme par exemple les miracles à venir de la technologie qui vont nous sauver de tout ça.  Inutile de nous dissimuler notre manque de courage, notre incapacité à toucher ne serait-ce qu’un peu à notre confort presse-bouton. Inutile de crier aux Cassandre, aux chantres du malheur et aux mauvais prophètes. Le désastre est annoncé, mesuré, chiffré, c’est notre mode de vie, de pensée, de consommer qui l’engendre et le mène jusqu’à nous. 

La vérité est celle-là, qu’elle nous plaise ou non.

C’est cela le sujet et rien d’autre. De quoi pouvons-nous donc parler dans nos dîners, nos conférences, nos réunions si ce n’est de cette catastrophe annoncée ? De ce que nous avons fait, de ce qu’il reste à faire. De ce que nous pouvons entreprendre pour l’éviter ? (Imaginez un astéroïde en route vers la Terre. Vous parleriez d’autre chose que ce qu’il faut faire pour l’empêcher de frapper ?) Tous nous avons lu ou vu l’odyssée du Titanic, tous nous nous sommes gaussés de l’incurie du commandant et de l’aveuglement des commanditaires obsédés de record et convaincus de leur infaillibilité. Nous sommes cet équipage, nous sommes ce commandant et ces commanditaires, nous ne sommes pas que passagers. À nous de décider de changer de route et de choisir l’équipage capable de le faire. Pas demain, maintenant.

À présent voyons l’autre face des choses : je vous invite à deux voyages, l’un vers le grand monde, l’autre vers le petit.

Envolons-nous d’abord, quittons la Terre, projetons-nous dans l’espace, voyons-la de loin notre planète, cette bille bleue et blanche, verte et ocre, nimbée de son atmosphère diaphane et légère comme un voile de mariée. Un astronaute a dit qu’il était impossible à quiconque la voyait de loin de ne pas l’aimer, ce miracle de couleurs et de vies, hôte de centaines de milliards de petits êtres au milieu du grand vide intersidéral, glacé, invivable et hostile. Contemplons cette merveille que nous habitons et dont nous faisons partie. Ses équilibres, petits et grands, ne tiennent finalement à pas grand-chose, juste l’interpénétration des espèces et des cycles, la vie sous toutes ses formes y compris celles de la matière. L’incroyable aventure de la diversité à laquelle nous sommes invités depuis des millénaires, cette vie qui nous porte. N’êtes-vous pas touchés au fond de votre âme par cette beauté, cet émerveillement toujours renouvelé, tout ça sur cette boule infime, en équilibre dynamique, penchée autour de son étoile ? La sentez-vous vivre, là maintenant sous vos pieds ?
Suivez-moi à présent au cœur du petit monde, il faut fouiller un peu, vaincre des résistances, s’allonger par terre et ne plus bouger, regarder sous les herbes, entre les fougères, sous les feuilles au pied des arbres ou sur les berges d’un ruisseau. Sentez-vous cet affolement de couleurs, de senteurs et d’odeurs, ces petits peuples qui grouillent, vaquent et se croisent, la vie qui rampe, vole, sautille et ondoie. Tout ce monde très occupé à ses affaires auxquelles nous ne comprenons pas grand-chose mais qui, quelque part, est la continuité de ce que nous sommes.

Voilà aussi où nous en sommes, voilà ce que nous partageons, voilà ce que nous détruisons.

Vivre et aimer tout cela ne vaut-il pas mieux, mille fois mieux que notre quête imbécile du profit, de la croissance à tout prix, mieux que nos salaires aussi indécents quand ils sont insuffisants pour vivre que quand ils sont démesurés, où la seule question alors devient que faire de tout cet argent ? n’est-ce pas proprement sidérant de savoir qu’un infime pourcentage de nantis possèdent autant de richesse que la moitié de l’humanité ?

Une vie autre nous appelle, une vie autre nous attend. C’est à nous de choisir, ici et maintenant. Continuer comme toujours, dans notre course inutile et mortifère vers le néant, ce Titanic terrestre où chacun de nous est capitaine, accepter cette fatalité dans tous les sens du terme, laisser venir la mort et avouer notre impuissance. (il y aura toujours des cyniques pour dire qu’un autre monde renaîtra tel le Phénix de ses cendres, ou qu’eux-mêmes ou leurs congénères s’en sortiront toujours. À ceux-là, je répète qu’il est très difficile de se protéger du malheur, il trouve toujours un endroit où frapper et que c’est aussi de leurs enfants qu’il s’agit).

Ou au contraire, serons-nous capables de mettre nos talents ingénieux, notre enthousiasme d’humains, notre génie industrieux, nos arts, nos idées, notre allant, notre jeunesse, notre passion, nos intelligences et nos joies au service d’un futur que nous décidons tout autre ? Serons-nous capables d’agir chacun là où et telles que nous sommes, de saisir les opportunités et de nous mobiliser tous pour maintenant, décider de changer le cours des choses. 

Nous pouvons le faire, c’est maintenant ou jamais en ce qui nous concerne. Nous pouvons choisir l’intense jubilation de nous sentir participer du vivant, collaborer avec toutes les espèces que notre Terre abrite, en continuité avec elles au cœur des équilibres, inventer un jeu nouveau où c’est la grâce des choses qui compte. Oui, nous pouvons sentir la joie de participer du vivant, être en symbiose avec lui. Voyons-nous attentifs, alertes, prudents, responsables, à notre place et respectueux de ce qui n’est pas nous, au lieu de laisser nos pulsions, nos désirs et nos envies nous faire croire que nous sommes ces prédateurs avides et sans retenue que, jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons cessé d’être.

Oui, aujourd’hui est un beau jour pour changer. 


jeudi 17 janvier 2019

Ocean 28


Did yesterday’s MPs vote against Brexit plan come as a surprise to you? Not to the least to me. This is yet another part of a fascinating drama that is played in real life before our mesmerized eyes.

Let me put it straight upfront: I love the Brits, I really do. Having lived in the UK for 3 years which were among the happiest in my life, I enjoyed this people’s particular sense of togetherness: deep, prudent, discrete, delineated, with a few untold rules you’d better live by (I reckon this is true of any country you live in for a while, but strikingly so for the UK where a lot of things are untold, maybe the most important ones). This country did invent democracy, by the way, and one just has to participate in any general meeting whether of an association or else, to see it at work: consistent, orderly, patient, pragmatic.

So what’s the heck is going on? What is all this Brexit mess about? What kind of a show are we, European citizens, requested to watch? Is there anything for us to understand? Here is how I see it: in any circumstance but particularly in History, what is interesting is the story behind the story. In this instance, one'd better say the Tory behind the Tory.
Let’s have a look: A good story has a great title (Brexit? Wow!), an appealing beginning, a compelling plot within a suitable context, something to stick you in and make you believe it could be true. Moreover, a bestseller usually requires a good story A mixed with a strong B one and God knows this Brexit story IS a massive bestseller! Nothing less than a Fleet Street saviour.

As for the beginning of the story, it was not quite of the “happily ever after” sort and there was some worried looks on the fairies’ faces at the cradle. Anyway, when the UK joined the EEC in 1973 (take notice: not the EU at that time, this may explain that just a little), it was then massively thought that joining was a matter of national interest (2/3 vs 1/3). For at least two reasons. One was the prospect of the EEC becoming one of the biggest markets on Earth and surely an economy that vastly relied on trade would not want to be singled out, they had to be part of the show. The other was the near millennium long British tradition to keep any potentially dominating European power on a short leash. So, they joined and for decades they did all they could to mint the two sides of the coin their way: having a say on a massive market and having a no against any would-be political integration to keep the economic community as far away as possible from becoming a continental power. Hence, they had no genuine interest whatsoever into the European Project as designed by the “founding fathers” although they pretended so. Once inside, it was merely a matter of negotiation, as hard, as far, as long as they could to keep it their way. And one thing is for sure: the Brits have their way of negotiating. Anyone who’s gone into negotiation with them has experienced this particular way of theirs to strike a deal (talk about a story behind a story!). For decades, the EU has been a huge playing ground for them as it is nothing but a negotiation arena! This went on rather smoothly and gently and they worked it out fairly well. The European Project was shelved, the Union shaped as a trade one, so to speak and, whenever it disagreed, the UK could secure its very specific position strictly within the lines that were defined when they joined (the point here is not to list the specific advantages the UK got from the EU but if you had a look, you’d be stunned, the least not being the ones David Cameron pocketed when he hammered his Brexit wedge).

To summarize, story A is a divorce one, when the gap and frictions between untold original intentions become so wide that sleeping in different beds or even rooms is no longer a solution but separation (They invented divorce too, btw!).

To give it a bit more substance and delve into these untold intentions, let me share an experience I had when in the UK. I used to speak in a couple of business conferences and I remember far too well how the audience reacted to one of my speeches. As I enjoy a British first name, they could not spot I was French from the speakers list, so the first move I sensed when I started my speech was the audience being discretely startled at my not-so-discrete French accent (whatever you do, you keep that for life, my friend!). Then the attention got its momentum and I could feel a growing interest for what I was saying. Until disaster stroke: I used a typically continental alternative formula “either…or”. There I felt the attention disband and, like a desperate cook watching his flattened soufflé, got it all lost. Later in the day, I asked one of the participants what had happened. The answer has been a lifelong lesson to me. “You were telling interesting things, my young friend (yes, it was some time ago) until you got into this alternative of yours. We, the British, don’t thing that way. You’ll never get us caught into a two-sided alternative, there is always a third option at least, there HAS TO BE! For instance, about Europe, don’t ask us to be Europeans as you are or want to be! We’ll never be so. We can only stand on the border line, out AND in with you. We’re an island you know, and a merchant island as such. A merchant is a go-between, remember? So are we! We are a go-between the US or the RoW and the EU and if you admit this intermediate position of ours, you’ll make the best of us.”

Wow! So telling! No need to say I have valued this piece of information like a treasure ever since. From a continental perspective into this divorce story, this is as if you had married a girl or a man who wants to keep a couple of lovers at hand. Talk about misunderstanding!

 As for the plot, I would describe it as to secure long term national interest within the hectic, fierce, intertwined international ball game. Would you need anything more intense, more ruthless for a plot?

 If all this was not enough, here are a few ingredients that came timely to feed the dynamics and sharpen the drama line: Rising populism and nationalism everywhere, a few shameful simplistic pieces of domestic information junk, the so-called special relationship with the US aptly fueled by D.Trump, probable foreign interference (at least Russia), a United Kingdom vs a disunited EU as a negotiation line, the Norway model as an expected result, not withstanding internal political second thoughts (vs Labour and within Tories).

 Now the story B. Let me ask you a simple question: would you really believe a country that was shrewd enough to set up and execute the Fortitude operation during WW2 to make the Nazis believe the D Day landing would happen in Norway or near Calais, would become amateurish, shortsighted or even careless enough to call for a vote on Brexit without in-depth prior analysis and manoeuvre? I don’t. Matters of national interest are not dealt with the kind of improvisation we are made to believe. This is not possibly true. Don’t get me wrong! I don’t intend here to say this was all planned from the beginning. No. Politics are a matter of putting together the right intent with the appropriate dynamics, supported by proper circumstances so as to get the expected result. As you can see there is quite a bit of a leeway. C'est la vie! What I mean here, is you are dealing with professionals: the politicians themselves, their cabinets, advisers, intelligence services, you name it. The divorce issues and options have all been rightly considered. All of them, it cannot be otherwise. Including the Irish border issue of course. Would you imagine a treaty so important to the UK national security to be overlooked? You must be kidding. The plain truth is it has been considered and kept as a pocket piece, an escape route if things went the wrong way.

Brexit as it is told, is a complete set up. A gigantic historical set up, something like Ocean 28. For two years now, we’ve been witnessing a master game brilliantly and patiently being played,with all appropriate characters: the good, the bad, the fool and the ugly. Because the UK simply cannot lose: they have had all their options ready from the very start. They’ve been surprised by the referendum result as well as the EU negotiation line, yes that’s for sure but it had been considered and validated as an option because the gamble definitely was worth a try for their national interest.  As if in the divorce agreement, you requested access to the house in case of parties, as well as to the kids, the fridge and the bank account. Yes, I know, it happens sometimes.

If they don’t get a deal in line with their national interest, they have the option ready: they will not leave, pure and simple. Did you notice? All European representatives keep asking the UK to tell the world what they want. But they cant! It is impossible for them to tell their intentions aloud and the Europeans know this perfectly well! This is just another wedge, an excuse to bring them back to the referendum table and stop this nonsense.

 Now you can tell the ending: they actually will not leave.  As the attempted gamble failed, you’ll see a few hiccups, a lot of media noise and a couple of contradictory polls, then another referendum will eventually take place with the appropriate result and they merely will never have left Europe (They made perfectly clear from the beginning that they kept all their options open and could not be forced out). As required by their national interest.

End of story. Now, back to square one: what will happen with our marriage?




jeudi 29 novembre 2018

Gilles & John

Nous qui nous intéressons à la conduite du changement dans nos organisations ne pouvons pas ne pas nous interroger sur ce qui est en train de se passer. Je viens d’achever une petite enquête sur les modalités de transformation dans les entreprises (oh, une toute petite étude, à peine 25 répondants). Le résultat est difficilement contestable : l’aptitude au changement est vraiment devenue une capacité stratégique. Qu’il soit pris comme un besoin de transformation ou une opportunité d’amélioration, le changement est une constante, si j’ose dire, qui traverse toutes nos entreprises qu’elles soient grandes, de taille intermédiaire, petites ou même très petites. Les capacités de réponse, les modalités, les résultats varient bien entendu, selon différents paramètres, mais le constat demeure : le changement devient continu, plutôt global et si possible progressif.

Fort bien. A partir de ce constat, si on élargit le périmètre d’observation, on doit s’intéresser à ce qui se passe dans nos rues. Le « désordre » ambiant, qui bénéficie d’un très vaste soutien dans l’opinion, me fait m’interroger au-delà du désagrément qu’il me cause. Par exemple et j’imagine que vous faites de  même, j’observe dans mes déplacements, les voitures avec les fameux gilets étalés sur la planche de bord. Il n’y en a pas tant que ça mais le nombre est déjà significatif, j’en ai compté pour ma part, entre 1/5ème et 1/8ème du flux avec une marge d’incertitude assez grande, due à une vigilance minimale sur la conduite. Quand même. Ce n’est pas énorme mais en tout cas suffisamment représentatif au plan statistique. L’intérêt de la chose n’est pas tant dans le nombre, toujours contestable, que dans les voitures en question. Elles sont totalement diverses : des 4/4, des petites, des grosses, des grandes, des vieilles et des récentes (j’ai même compté deux Range Rover). Bref, un échantillon assez représentatif du parc automobile français. Donc, a priori, ce truc traverse toute la société et il ne faut pas s’étonner du soutien assez massif de l’opinion (84% au dernier comptage).
Donc le besoin de changement traverse puissamment nos sociétés. Là où ça devient intéressant est que ce n’est pas nécessairement pour le pire. Nous sommes à ce que j’appelle un moment-horizon. Les scientifiques parleraient de singularité : un point de basculement où on ne sait pas ce qu’il y a après. Ce qu’on sait en revanche est que les énergies en jeu dans un tel moment sont colossales entre la poussée vers l’après et la résistance de l’avant, au point que s’il ne se passe rien, elles s’expriment sous une forme chaotique, violente et le plus souvent régressive. Dans ce cas malencontreux, on repart en arrière avec des dégâts collatéraux assez considérables et on se relance pour repasser ce moment-horizon, plus tard, à nouveau. Le pire en l’occurrence est donc de ne rien faire, de ne pas écouter, de ne pas tenir compte.

Un peu plus haut, j’ai mis entre guillemets le mot « désordre », parce que la notion d’ordre est nécessairement relative. En l’occurrence, se trouvent face à face les tenants d’un ordre établi avec plus ou moins de variance et les aspirants à un ordre radicalement différent, peut-être plus en phase avec l’esprit du temps. Je dis bien radical : dans ces moments très particuliers, il ne faut pas se tromper de changement. En l’occurrence ne pas se satisfaire d’évolutions à la marge. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce que ce « mouvement » exprime, c’est justement un besoin de mouvement, de transformation en profondeur de nos sociétés, de nos façons de vivre, de nos institutions. Quelque chose qui serait d’ailleurs adapté aux enjeux du moment. En particulier une façon plus ouverte, plus distribuée de gérer les choses (la co-construction si fréquemment recommandée dans la conduite du changement), un partage des responsabilités. Un basculement du pyramidal vers une organisation plus horizontale, reliée, réticulée. Il ne faut pas s’étonner que tous ces gens piquouzés à Facebook, Instagram ou autre réseau social, s’exaspèrent de la persistance de modèles plutôt verticaux. Celles et ceux qui ont lu Frédéric Laloux reconnaîtront aisément le nouveau paradigme « teal », l’étape suivante de la conscience humaine.

Si vous vous intéressez aux « doléances » exprimées par ce mouvement, issues d’un sondage en ligne justement, c’est un recueil étonnant, je dirais même novateur, de revendications assez fondamentales : fin du sénat (cela vous étonne ?), assemblée citoyenne, consultation populaire par référendum, reconnaissance du vote blanc, promulgation des lois par les citoyens, parité… Et je passe sur les demandes plus liées aux circonstances (carburant, retraites, taxes…) Il y en a une que je n’ai pas trouvée mais qui est sous-jacente dans tout ce qu’on entend: la fin de la toute-puissance des experts (ou sa contraposée : le principe de « grassroots reality » - je ne trouve pas de traduction satisfaisante). Lisez-les, vous les trouverez un peu partout. Au-delà de la pagaille, des ressentiments et des mots, j’y vois quelque chose de significatif, une assez belle maturité même qui me ferait penser au bouquin « La sagesse des foules » de James Surowiecki, où il nous explique comment la sagesse collective peut être plus efficiente que la connaissance d’expert en particulier dans les domaines de la cognition, de la coordination, de la coopération. Attention, Il est indispensable pour que cette sagesse opère, de prendre en compte 4 conditions et je ne suis pas sûr (c’est un euphémisme) qu’elles soient réunies dans le cas qui nous préoccupe, en particulier l’indépendance de jugement entre les participants (!). Je n’ai pas dit que cette foule de gilets était sage mais vous comprenez l’idée : Au-delà de ceux qui ne perdent pas une occasion de casser ou brûler quelque chose ou de ceux qui, derrière, s’essaient à la manœuvre, ce qui se passe est un symptôme d’un changement d’époque que nous devons prendre en compte, la marque de ce moment-horizon dans lequel nous devons nous engager avec lucidité, courage et détermination.

Permettez-moi un (dernier) avis : si tous ces gens en veulent tant à notre Président que je trouve personnellement plutôt courageux, il me semble, au-delà des attaques ad hominem et des jeux politiques, que c’est pour une raison finalement assez simple: il a été élu sur une promesse de changement de paradigme, sur l’abandon des vieux logiciels. Il a symbolisé pour beaucoup cette aptitude à changer, à actualiser ce besoin d’autrement mais il faut bien reconnaître que nous manquons plutôt de lisibilité sur la profondeur et la finalité des changements qu’il opère. Sur ce qu'on appelle la "situation cible". Je ne reprendrai pas cette formule honteuse fabriquée et reprise par certains à partir du verbe « dégager » mais elle en est l’esprit : l’aspiration au changement est énorme, c’est le temps qui veut ça et le travail de nos élites, de nos gouvernants, de nos représentants, de nous tous est de l’engager, de l’accompagner et de le conduire. Sinon gare aux frictions et à l’effet Joule. En un mot comme en cent, il se pourrait que l’heure de la VIème République, à la fois comme processus de changement et comme situation-cible, ait sonné. Entre autres.

PS : si certaines et certains d’entre vous sont intéressés par les résultats de l’étude sus-mentionnée, qu’ils me le fassent savoir, je la leur transmettrai bien volontiers.

PPS : le titre de ce billet vient d’une blague qui a circulé et qui, pour ma part, m’a bien fait rigoler.

lundi 16 juillet 2018

Anniversaire


Je me précipite presque, il me faut écrire ce qui vient. Demain est mon anniversaire. Le 64ème. La fin de mon huitième Windu, le huitième cycle de huit ans de ma présence sur Terre dans la tradition Indonésienne ; Aujourd’hui est le 16, un chiffre magnifique : 4 fois 4 pour la fin du 8ème Windu, çycle de huit ans. Huit fois huit et quatre fois quatre. Une fois, une seule fois dans une vie, une date pareille. D’autant que le 16/7/2018 nous donne seize et deux fois neuf. Seize. Neuf. Comme une invitation à se saisir. Se saisir du nouveau, du vivant et de tout ce qu’il offre. Une date vraiment très spéciale. Donc je jeûne aujourd’hui, pour la prendre du bon côté, la vivre de l’intérieur, d’abord. Démarrer le 9ème en le sentant vivre de l’intérieur, comme une gestation, un accouchement. Je suis sûr qu’il y a quelque chose de cet ordre-là. Ce qui vient dans sa vie, c’est chacun qui le fait naître.
Déjà je me suis libéré de chaînes que je m’étais imposées, par nécessité dites impératives. Je crois que n'est véritablement nécessaire ce qu'on referait à l'identique s'il nous était donné le choix de le revivre. 
Je peux vivre, enfin, qui je suis, totalement libre. En particulier de fêter ce jour comme il convient. Le faire en bossant dans cette entreprise où je n'étais qu'une infime partie de moi-même, celle que j'aime le moins, aurait été impossible, passer à côté, ne rien voir. Là, je peux le contempler, regarder et vivre cette date comme on fixe un point sur l’horizon ou dans l’espace, pour en mesurer la distance, en connaître la profondeur. Repérer une trace peut-être ? Je me sens heureux, pleinement heureux. Satisfait peut être serait mieux à dire ? Plus exact ? En moi quelque chose chante que je suis plein, vivant comme une planète parfaitement en équilibre sur sa trajectoire. Qui tourne, faite de lumière et d’obscurité mais qui décrit parfaitement le chemin qui lui est tracé dans le grand ordre des choses. Il ne peut en être autrement. En avoir conscience est important. Comme une jubilation secrète. Ne pas savoir ce qui va suivre n’a aucune importance. Ce qui compte est la trajectoire et ce qu’on sème. Comme une graine lancée à pleine vitesse qui rebondit sur des sols, différents à chaque fois et qui, à chaque fois, laisse une partie d’elle-même pour que quelque chose pousse et advienne. Quelque chose qui ne nous regarde pas, qui ne nous appartient pas. Nous sommes tous ces graines propulsées et invitées à participer au grand jeu de la création. Fragments de conscience qui jouent et s’observent.

1954-1962 – 0 à 8 ans – 1er Windu : Faut s'y mettre, mon garçon!

Premier cycle, premiers huit ans. L’enfance. J’ai du mal à m’en souvenir. Fut-elle heureuse ? Probablement. Faite de découvertes et de déconvenues. Je crois que je suis né avec une idée en tête : ENJOY ! Sois joyeux et mets de la joie au monde si tu peux.

Je m’imagine enfant, fouinant partout, le nez en l’air pour deviner et comprendre. Le mettre où ça ne me regarde pas. M’essayer à mes premières blagues, facéties de gamin, pas toujours bien prises. Premières difficultés aussi. Souvenirs de maladies et de traitements obscènes : piqûres et tubes en carton pour m’empêcher de me gratter. La camisole n’était pas loin. Avant la désensibilisation. Ce nom est étrange, il sonne comme un programme d’aliénation. C’est vrai qu’il était trop sensible cet enfant. Allergique au point d'en être à vif. Les douches filiformes seront pour plus tard, le cycle d’après, doctoresse en tablier de caoutchouc et bottes blanches. Je ne sais pas s’il y en a que ça fait fantasmer, moi pas avec la peau qui craque et qui saigne. Rougeole, oreillons… Accidents aussi avec un bras cassé. Le gauche. Bref, ça démarre cahin-caha, cette existence. Je m'en souviens comme d’une acceptation fataliste, les révoltes viendront plus tard. Après tout, si c’est ça la vie, c’est que ça doit être comme ça. La maison de mon grand-père encore vivant. Mon arrière-grand-mère et ses pots de confiture à la framboise. Les jeux avec les cousins dans une maison immense et décatie, en ruines mais je ne m’en rendais pas compte. D’autres maisons aussi, les nôtres. Nous déménagions souvent, ne faisions que passer au gré des affectations de mon père. Une maladie qui me restera plus tard. Puis un appartement au dessus d'une avenue passante, au tramway grinçant (déjà, il y a soixante ans!) et fortement illuminée à Noël. Puis enfin une maison pour finir où nous grandirons tous. Des vacances dont il ne reste pas grand-chose si ce n’est une chute dans un ruisseau à Amélie Les Bains et l’odeur ineffaçable du figuier qui aura imprimé ma mémoire à jamais. Le Mont D’Ores, La Bourboule et des cures qui ne donneront rien sinon un sentiment d'abandon et d'oubli.
Un cycle pour m’ancrer dans ma famille peut-être, m’en familiariser, c’est le cas de le dire. Me préparer à la suite, bien mystérieuse pour moi à cet âge. Scolarité heureuse et tranquille, pas vraiment une flèche mais tout va bien merci. « Peut mieux faire » sur le bulletin. Partie de billes, de foot et d’osselets à la récré. Je me souviens d’un midi, ma sœur qui devait me ramener à la maison, était en retard, bloquée avec toute sa classe pour je ne sais quelle raison. On était venu me chercher et je m'étais assis sur l’estrade face à toute la classe. Toutes ces filles qui me faisaient des signes que je n’osais regarder. Un monde. J'en garde un souvenir mitigé. Quand je me souviens de moi petit garçon, je me vois plutôt tranquille, dans son univers pas trop vaste, regardant et observant beaucoup, essayant de comprendre comment ça marche. Le monde immense, plus loin, me parvenait par bribes. Par exemple des soirées à écouter l'émission « ça va bouillir » au transistor tout neuf de ma sœur, porte ouverte entre nos chambres. Ou le lapin Gringoire et ses gages et Salut les Copains sur Europe1 quand on goûtait à la cuisine. L'odeur me vient encore aux narines, mélange de lait, de beurre et de sueur, dont je ne sais si je la trouve agréable ou non. Sûrement pas à l'époque. Je partageais une chambre avec mon frère. Nous jouions beaucoup et nous engueulions souvent. Faisions l’avion dans les placards, cabane avec les couvre-lits et disions la messe, souvent, avec un Christ façon Corcovado qui avait perdu ses mains. Nous faisions rouler les billes à n'en plus finir dans les rainures du plancher, à rendre fous nos parents qui dormaient en dessous. Au point que mon père bricolera un interrupteur dans sa chambre pour couper le courant dans la nôtre. Ingénieux, je me demande encore comment il avait fait. Tous les garçons et les filles de mon âge… chantait Françoise Hardy. J’étais trop jeune pour être yé-yé mais ça commençait à m 'intriguer.

Un Windu pour commencer, un cycle pour rire comme on dit de ce qui ne compte pas alors qu’il n’y avait pas de quoi rigoler. Celui par lequel tout arrive, tout s’inscrit, tout s’écrit. Mais il m’en reste si peu. Je crois que mes parents ramaient un peu. Le démarrage dans la vie civile de mon père qui avait quitté l’armée. La mort du sien. Sa famille qui s’éparpille et la nôtre qui se cherche. Cette période garde néanmoins un parfum assez doux et quelque peu mystérieux. Avec des pans entiers de mémoire oblitérés, je me demande un peu pourquoi et ce qui s’y cache ? Un serpent sous un fagot au fond d’un jardin. Mon meilleur pote et sa volière immense, remplie d'oiseaux que je trouvais étrange, à la contempler pendant des heures. Et sa mère dont j'étais amoureux, un peu. Je ne me souviens de rien ou si peu, ni de l’Allemagne où je suis né, ni de notre passage en Bretagne dans une maison gigantesque ou de Paris où naîtra mon frère. Pérégrinations oubliées. Mais bon, cela aurait pu être pire comme démarrage.

1962-1970 – de 9 ans à 16 ans : 2ème Windu : Où est l'entrée?

Ce deuxième cycle est plus compliqué, plus confus et plus tourmenté. Je me cherche et je ne trouve rien qui vaille. Il faudra attendre sa fin pour que ça s’éclaire un peu. Bagarres fréquentes, mauvaises, avec ma mère et sa cravache, au point que je regretterai souvent de ne pas en avoir eu une autre (pauvre mère!). Plus rares avec mon père. On se parlait finalement très peu. Il nous organisait des grandes balades en forêt où nous faisions des cabanes pendant des heures, jusqu'à ce qu'il fasse froid au point de rentrer. Ma mère était la victime favorite de mes poissons d’avril et je ne suis pas certain qu’ils aient été à son goût. Corvées de charbon à la cave en hiver. Jeux sans fin avec mon frère : apprendre le morse avec un télégraphe reliant sa chambre et la mienne, premiers films super-8. Il faut que je parle de ce frère cadet : nous étions vraiment très proches, une vraie paire, faisions tout ensemble. Un Noël, il reçut une petite caméra super-8, un truc très sommaire,  genre boîte à savon, nous en ferons des merveilles. Au même Noël, j'ai reçu pour ma part, une carabine 22 long rifle. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je crois que je n’ai jamais connu un cadeau aussi encombrant, aussi impérieux, aussi décevant. Une fois épuisée la boite de balles traçantes, je me suis dépêché de l'oublier. Un truc de grand mais pas un grand comme j'aurais voulu être.  C’est à cette époque, un peu avant vers mes douze ans probablement, que je me suis essayé à écrire un roman de Bibliothèque Verte « Mystère à l’Ambassade », une sorte de Club des Cinq ou de Six Compagnons, dont j’avais écrit une quarantaine de pages avant qu'elles ne disparaissent un jour sans laisser de trace. Premières suspicions vaines. Je lisais énormément, dévorais tout ce qui me tombait sous la main, bibliothèque d’enfants ou celle des parents, ce qui m’amènera à quelques découvertes.

Malgré toutes ces expériences, le monde m’échappe, comme s’il partait se dérouler ailleurs, j'avais du mal à suivre, ne croisant sa trace que très furtivement, en douce presque. J’ai l’impression d’avoir loupé mon entrée. Par la mauvaise porte, celle des figurants et tous les événements se déroulent à mon insu, plus loin. En retard sur tout, à côté de tout. La sexualité apparaît à son tour, un truc plutôt intéressant qui m’aura occupé quelques heures, sans trop savoir qu’en faire ni comment s’y prendre. Pas vraiment un sujet pour mes parents sauf pour mon père qui m’emmènera voir un film d’éducation sexuelle, Helga, tout un programme. Je me souviens de la salle, remplie de papas, de mamans et de mômes qui se demandaient ce qu’ils foutaient là. Heureusement je n’ai reconnu personne. Je reste un peu circonspect sur l’expérience. Quant aux copains, je m’en méfiais et je ne me suis jamais vu me laisser aller à des questions ou pire à des confidences. Du coup, le monde des filles sortait du brouillard, fantomatique comme une île captivante et mystérieuse dont on ne sait pas par où l'aborder. Tentant, fascinant, avec des parfums enivrants et des formes que je ne me lassais pas de contempler mais un Annapurna infranchissable (Annapurna veut dire "Belle Déesse des Moissons"...ça ne s'invente pas). Pas de voie, pas de balise, il faut tout inventer et ce n'est pas rien. La grande épreuve initiatique en fait. Je me souviens avoir fait demi-tour sur le chemin d’une de mes premières boums, ne connaissant pas grand-monde, ne sachant comment faire ni ne me voyant danser, n'ayant jamais appris et n'étant pas trop doué pour les gesticulations. Sans commentaire. Je me revois faire le pied de grue durant des heures devant la maison d’une amie que je trouvais très jolie, espérant l'entrevoir, espérant qu'elle sorte... Ne sachant pas trop ce que j'espérais, à vrai dire. Rue du Profond Sens. Ça sonne plutôt chic et très chinois mais la réalité était plus prosaïque : Une cense est une ferme dans le patois du Nord. Et ça ne sent pas toujours très bon. Je m'étais fait traiter de censier plus d’une fois dans mon premier cycle, à cause de ma « peau de lépreux » (Plus tard, ma fille aînée aura droit aux mêmes friandises). Peau qui m’aura valu une année scolaire entière assis à côté d’un autre paria, un censier à l’odeur prenante et tenace. Je me souviens encore de son nom mais préfère le taire. Je me faisais cogner dans la rue sans raison, les "bullies" m’attendaient à la sortie du collège, m’obligeant à de très grands détours pour rentrer chez moi. Autres accidents, fracture du crâne lors d’une course à vélo, jambe cassée à ski lors d’une balade avec une fille dont j’étais amoureux… La totale.

Un jour, ma mère a transformé notre maison en maison de Marie Claire, une bicoque œuvre d’art où elle organisait des expositions de peinture, où nous avons perdu tous nos repères,notre repaire. Une maison à visiter, pas à habiter. A partir de là, tout s'est effiloché assez rapidement. Je jouais au tennis, passablement, j’apprenais l’escrime, médiocrement. Je nageais moyennement. Bref, je pataugeais, superbement. Mon père qui avait tout compris et qui avait dû passer par là m’offrit une mobylette. Un magnifique vélomoteur Peugeot, bleu comme une porte ouverte sur la liberté, des balades sur des routes sans fin à travers champs, commençant au soleil et finissant sous la pluie. Seul, puis avec un pote puis surtout avec cette même amie, toujours aussi jolie, dont j’étais toujours très maladroitement amoureux et qui donc l’ignorait ou faisait semblant, ce qui n’était pas du tout la même chose mais j’étais trop jeune pour le savoir à l’époque. Mon père ira même jusqu’à l’inviter à une soirée avec nous au théâtre à Paris. Un voyage énormissime de sens, au pluriel et dans tous les sens du terme et dont pourtant je ne me souviens qu’à peine. Une soirée horrible à ne rien voir de la pièce mais tout entrevoir d’elle et surtout tout voir de mon impuissance à m’attaquer enfin à l’Annapurna que mon père dans sa tendresse avait mis sur le pas de ma porte. Il ne se passera rien, je suis resté au camp de base et en garderai longtemps une sourde détestation de la montagne. 

Enfin la mer arrive, je veux dire le bateau. D’abord le dériveur puis la croisière. Un monde nouveau, un rêve immense totalement éveillé ; Un truc improbable auquel rien ne me préparait, un autre monde, totalement inattendu où je me révèle enfin. Je me réveille pour ainsi dire. Une porte grande ouverte sur qui je suis, qui je peux être. Quand le monde, le vrai, devenait dur, complexe, fuyant, celui-là s’ouvre, s’offre, magnifique, immense et bienveillant. Où je vais exceller. Je gagne toutes les régates de dériveur que je fais la première année, je m’éclate à découvrir un type qui réussit, qui comprend ce dont il s’agit, que les gens apprécient. Les copains qui veulent embarquer avec moi, pour le plaisir et pour la réussite. La croisière qui vient ensuite, la mer en univers, un monde de contemplation, de calculs, d’action, d’anticipation. De trouille et de courage aussi. Un monde à plusieurs mais en modèle réduit. Un monde de voyage et d’itinérance, un monde plein de projets. Ce cycle finit décidément mieux qu’il n’aura commencé.

1970-1978 – de 16 à 24 ans : 3ème Windu : Sur-vitaminé!

Ce cycle là sera celui de la mer. Du bateau. J’en dessinerai, sans fin, collectionnerai revues, plans, rapports d’essais. Vivrai de croisière en croisière, offrant mes services d’équipier sur les ports, convoyant mes premiers bateaux avec mon frère. La mer dans tous ses états. Les nav’ en toutes saisons, de nuit comme de jour. Le sapin en haut du mât à Noël. L’arrivée à Fowey en Cornouailles avec les anglais qui s’occupent du bateau pour qu’on aille se réchauffer derrière un grog. L’eau partout, même dans le duvet. Les miles et les miles qu’on engrangeait. Pourquoi ne suis-je pas devenu architecte naval ? Tout me criait "tu es fait pour ça". Je ne pensais que bateau. En lieu et place, mes projets professionnels s'égaraient dans le supérieur : ex- futur ingénieur Supelec (particulièrement médiocre en maths, j’abandonnerai vite cette chimère), la Marine Marchande à Ste Adresse ? Une faiblesse dans l’œil gauche m’en écartera. En fait, rien de tout cela ne m'attirait, ce que je voulais était m’échapper, fuir un monde dans lequel je n’étais pas vraiment entré. Un projet d'expédition polaire "sur les traces de Charcot" dans la péninsule Antarctique fera la synthèse de tout ça. Le Grand Projet, le projet qui occupera toute ma vie de l’époque. C’était rejoindre l'épopée des grands voyages en voilier, la découverte de la voile au long cours avec des Moitessier, des Poncet et Janichon, des Miles Smeeton et tant d’autres. La collection Artaud dans la bibliothèque. La rencontre de mon pote, de mon quasi-frère Thierry aux EPF, les Expéditions Polaires Françaises, où lui aussi préparait une expédition. Qu’il réalisera, lui en revanche… Une créativité endiablée mais orientée dans un seul but : partir. Lauréat de la Fondation Leclerc, parrainage de la fille de Charcot, sponsoring de Miro Company (le bateau devait s'appeler Monopoly), mon jeu sur la mer publié, tout cela m’apportera une petite fortune à l’époque : près de 100 000 F que j’investirai entièrement dans le bateau dont la construction avait commencé. Un pas énorme vers une vie rêvée.

Au milieu de tout cela, la découverte des filles puis des femmes. Un chemin tortueux, assez bref alors qu’on le voudrait voir durer, recherche d’absolu impossible à trouver… Un choix d’études par défaut (« le commerce ça mène à tout »), un peu de cinéma, des sélections aux festival du film Super8 avec mon frère et le Ciné Club de l’Ecole. Ce troisième cycle me donne un sentiment de vitalité totalement débridée, profonde, exubérante, pleine de découvertes et d’ expériences. Un souvenir à la fois joyeux, décidé, divers, à surfer sur plein de vagues, certain d’avoir fait le bon choix, avoir trouvé ma voie. Partir en mer sur un voilier. Tourner comme on disait. Même le service militaire avait été utile: la Marine Nationale, au courant du projet nous donnait plein de matériel, de cartes et de rations de survie…Une vitalité magnifique, effervescente, invincible... qui s’achèvera en déroute totale, l’abandon du projet par départ de mon frère et l’impossibilité de le remplacer. Le voulais-je vraiment ? Un sentiment étrange de réussite inaccomplie, d’illusion finalement ?  Tout ça pour ça ? Huit ans de vie passés par pertes et profits, dont il ne reste pas grand-chose, Pour ainsi dire rien, seulement savoir et aimer naviguer. Un crash somptueux, une première mort en apothéose.

1978-1986 – de 24 à 32 ans – 4ème Windu : Renaître

Du coup, le 4ème cycle sera compliqué. Il a fallu se reprogrammer, réinventer la vie à partir de très peu. Il commence par une année ou presque d’ascèse, de vide complet en Normandie chez un couple de chercheurs ésotériques. Puisque je n'arrivais pas à ouvrir la porte de ce monde, j'allais en essayer d'autres, ceux qu’on ne voyait pas. J'étais décidé à me sortir de ce monde qui ne voulait ni de moi ni de mes projets. Une petite mort, une vraie, plus rien en soi ni en dehors. Le grand vide sans identité, sans repère et sans force. S’essayer à d’autres énergies, à ce que j'avais présumé, supposé pendant longtemps, être un monde à côté. En pures pertes. Encore. J’y ai perdu quelques dernières bribes d’illusions et, si ce n'avait été une lettre de mon père, bourrée de bienveillance avec une promesse de bières au frigo pour toute conclusion, je ne sais trop comment tout ça se serait terminé. Peut-être dans une bière au frigo. En tout cas, cette lettre m’a tiré de là et fait revenir sur Paris, hirsute, barbu, puant le bouc et la crasse, bref un mendiant repoussant après sa longue traversée du désert. Mes parents m’ont accueilli d'un bon bain et restauré comme on dit d’une ruine. Alors a commencé la grande errance professionnelle et affective. Une multitude de riens dérisoires et douloureux. Comme disait l’autre, trois fois trois fois rien, ça fait rien de neuf. J’errais dans le rien. Avec la présence de mon père par intermittences comme on dirait d'un phare à éclats.  Il m’aura fait le magnifique cadeau de me permettre de tourner mon premier film, un moyen métrage de promotion du fibre-ciment (eh oui). Ecrire le script, recruter l’équipe et le réalisateur, la magie du tournage et autant pour le montage. La bande son qui vient couronner le tout et densifier la trame. Un bonheur, un îlot de bonheur dans un océan d’incertitude. La présence de ma mère aussi, dans un autre domaine, qui me fit découvrir, apprendre, bosser l’astrologie. Pas toxique mais pas franchement utile.

Un curriculum vitae criblé de trous comme un carton de tir à la foire. Tellement foireux. L’indication parfaite que si je voulais me débrouiller dans la vie professionnelle, je ne devais m’en prendre qu’à moi-même. Les échecs affectifs succèdent aux désastres professionnels, toutes relations de pas grand-chose qui ne mènent nulle part. Expériences sans lendemain qui laissent le souvenir doux-amer d’un fruit exotique dont on ne sait pas très bien si on aime ou pas. Un truc étranger qui ne correspond à rien de franchement vital alors qu'on croit y donner tout de soi. Autant le cycle précédent regorgeait de vie et de projets, autant celui-ci sonne vide et creux. La réalisation  patiente et appliquée d’un autre jeu, sur le Yi-King cette fois, le combat de paysans contre le fleuve en Chine dont la superbe maquette fut « perdue » par la société d’édition. Tout ça parce que j’étais amoureux d’une nana qui apprenait le Chinois. Puis le chômage, déjà. Enfin la décision prise par surprise, au détour d'un ultime errement. Recommencer. Recommencer à vivre, à grandir, à bouger. Recommencer un cahier neuf. Tourner la page, faire face au lieu de continuer à tout foirer. Reconstruire ma vie au lieu de la regarder s’effriter. Après plusieurs jobs soi-disant créatifs (agences de promo et de com’) je décide donc de faire un MBA pour repartir de zéro. Financé en partie par le chômage et en partie par un emprunt. Dossier accepté par miracle. Ces études m'ont construit : bosser comme un fou, échanger, avancer, prévoir, ne pas regarder le passé et son brouillard fumeux. J’avais 26-28 ans et j’avais connu l’échec (singulier bien pluriel). Et alors ? Je m’en fis une force comme je me fis une force d’avoir déjà bossé, au milieu de tous ces étudiants qui n’avaient connu que les études. Moi j’avais l’impression d’avoir déjà une vie complète derrière moi. Cela m'a déterminé: Je ne serai plus jamais le fruit de mon passé même si je ne savais pas trop ce que l’avenir me réservait.
Ce fut d'abord Brianne. Rencontrée dans le premier job que je trouvais une fois mon diplôme en poche.  Puis ce sera Subud et le latihan, rencontrés grâce à mon pote Thierry que j’avais retrouvé, hasard (?) de la Vie. Ce cycle aura été absolument incroyable : commencé comme une mort, il s'achevait comme une vie. D’autres suivront qui auront exactement la même forme.

1986-1994 – de 32 à 40 ans – 4ème Windu : Exprimé effervescent!

Ce cycle va être exceptionnel, totalement miraculeux.  Il commence par mon mariage avec Brianne, pile au début, presque . Une fête si joyeuse, si simple. Si profonde sans que nous l'ayons réalisé à l’époque. Une promesse longue qui sera tenue. Ma vie commence aussi au plan professionnel: des bureaux rue de Rochehouard puis rue de Paradis. Des instants où tout est écrit, tout ce qui est à vivre, tout ce qui est à comprendre, à tenir et il faut une vie entière pour le dérouler . Exactement comme pour le latihan : on reçoit tout d’un seul coup au premier exercice et on passe sa vie à le décortiquer. La vie explose de partout : enfants qui viennent, amis avec qui on partage la vie, une maison, un métier qui s’invente et se construit. Libre et décidé. Une vie légère dans les épreuves qui ne manquent pas mais qui ne marquent pas, une vie déperlante en quelque sorte. On a l’impression de passer au travers des gouttes. La vie facile avec trois fois rien. La sensation d’y aller, de ne pas faire semblant. M’engager à fond, toujours à fond, dans une vie différente et prometteuse. L'expérience spirituelle du latihan y est pour beaucoup, fenêtre ouverte sur un paysage inconnu et dont il est difficile de se souvenir des contours. Les enfants nous nourrissent, nous écartent et nous augmentent. Une conscience qui s'étend et grandit, forgée par l'expérience. Des choses se révèlent qui s'enracinent. Je commence à comprendre.

Une vie pleine de bulles, de hauts, de bas, de vitalité retrouvée. La créativité partout. Entreprises, projets, responsabilités acceptées, en famille et dans Subud. Le projet Music Point mené à son terme avec Thierry et Maya, un succès magnifique et joyeux, tellement facile, étonnamment facile. Un cycle de mouvement et d’approfondissement. Comme le début de la vraie vie, comme si, avant, c’était un exercice. Je me souviens d’avoir eu la sensation d’avoir déjà tellement vécu. Une régénérescence en marche. Un cycle puissant qui allait s’achever en catastrophe. Une autre mort. Professionnelle, encore.

1994-2002 – de 40 à 48 ans - 6ème Windu : Échappée

Je ne savais pas comment l’appeler, ce cycle qui commençait si mal. Je crois que c’est pas mal trouvé. ça résonne Tour de France, le repère de mon anniversaire pendant les vacances d’été quand j’étais plus jeune. Mon père nous y emmenait et je comptais les étapes qui m’approchaient de la date attendue. Ce cycle, puisqu’on parle de vélo, commence par une chute, ça tombe bien si l’on peut dire. Il y en a aussi sur le Tour. La fermeture de mon agence de com’ et la somme colossale d’emmerdements financiers qui vont avec. Cette agence était construite sur du sable, des illusions, des contrats qui n’en étaient pas, des clients sans vergogne et au premier coup de vent elle a dégagé. Un château bouffé par la marée. A nouveau plus rien, sans rien (dès le début, Brianne avait lâché sa carrière pour s'occuper des enfants). Le grand vide professionnel et financier avec quatre enfants à élever. Les nuits blanches, la trouille au ventre sans discontinuer, mais il faut avancer. Le coup de pot, le miracle diront certains avec raison, la vente de Music Point arrive à point nommé et tout l'argent passe à payer les dettes de la boite que j'avais coulée. On s'en sort tout juste. Puis la vente de la maison et, à nouveau repartir de zéro. Salarié, pour se refaire une santé, dans une boite où je n'ai rien à faire. Rien qui me ressemble. J'y suis une espèce d’étonnement pour eux, une aliénation pour moi. Un miracle sur ma route pour m’aider à me refaire. Mais l’enfer ce n’est pas les autres quoiqu’en dise le poète. L’enfer, c’est ce qu’on accepte de vivre et qui n’est pas soi, qui est autre que soi. Je l'aurai vécu pendant trois ans, le temps de reconstruire un minimum de sécurité financière. Et la vie est revenue, la créativité aussi. Internet que j’ai vu arriver comme un miracle, quelque chose qui me correspond totalement, une révolution que je comprends, que je peux m’approprier. J’en fais une entreprise, une autre, avec les clients qui vont avec et qui ont confiance. J’en fais une start-up aussi, un truc éclair qui se terminera en une autre catastrophe. Un accident de vie qui en porte une autre en gestation. A cause de cette histoire qui a mal commencé et très mal fini, nous sommes partis en Angleterre, vivre le plus beau moment de notre vie, pour toute la famille. Tous les 7 (autour de nos maintenant cinq enfants) nous y vivrons une vie invraisemblable de découvertes, plus forte, plus vaste, plus impliquante. Comme si l’intensité du vivant augmentait. 

Nous avions fait plusieurs tours dans l'ascension hélicoïdale. Nous avions largué les amarres, tout quitté. Espérant ne plus rentrer. La vie en décidera autrement mais ce n’est pas grave. On apprend. Ce cycle là aura été d’une richesse et d’une intensité inouïe, comme une apothéose de tout ce qui peut arriver pour peu qu'on dise oui, pour peu qu'on accepte de se laisser faire par la vie. D’autres responsabilités en Subud, d’autres maisons, d’autres chemins. Brianne à mes côtés, nous avec les enfants qui veillent au grain. J’ai toujours eu cette sensation de cette protection par les enfants. Il ne pouvait rien nous arriver dans tous ces mouvements de vie, ces vicissitudes comme on dit, La vie, c’est comme la mer, c’est vivant (oui la  vie c'est vivant!), c'est puissant, c’est brutal parfois mais si on se laisse porter par les événements, on bouchonne et on arrive toujours quelque part.
De la vie, des petites morts, des combats, des joies, des tentatives, des échecs et quelques réussites… Une intensité incroyable. Bien sûr, à nouveau la catastrophe pour conclure, bien sûr mais c'est sans importance. Je m'étais habitué à mourir en quelque sorte. La mort, finalement ce n'est pas grand-chose, il suffit de traverser. Le retour en France avec rien ou presque. Parce qu’on ne vit pas que de miracles, ce serait trop facile, il faut y mettre du sien. Chaque fois que je ne mets pas assez de moi-même, chaque fois que je me limite par des calculs et des supputations, ça s’effondre. Pour vivre, il faut se sortir les tripes. La vie est un maître très très exigeant. Dur dans l'apprentissage. Cela me rappelle un dicton que j’ai inventé comme une sagesse ancienne : quand la vie veut donner une leçon à quelqu’un, elle lui accorde ce qu’il souhaite.

2002-2010 – de 48 à 56 ans – 7ème Windu : Amplification

Ce septième cycle commence donc à Toulouse. Autant dire aussi ailleurs que possible quand on vient du Nord et de l’Angleterre. Pays du vent d’autan, celui qui rend fou, des gens en tongs brusques, de la terre brute et à l’histoire chargée de violence et de douleur. Une ville dite rose, mais si dure, brutale, révoltée sans cesse, au calme impossible et pourtant entourée d'écrins de tranquillité comme le Lauragais, le Tarn, ifs et cyprès qui se jettent vers le ciel et se donnent des airs de Toscane. Un pays où la crasse peut vous sauter à la figure, violente et au verbe trop fort, un pays d'invectives où tout le monde a toujours raison, un pays étranger où, une nouvelle fois, nous allons refaire une vie. Le grand retour, le saut dans l’inconnu, la vie qui ne tient qu’à un fil et qui recommence. Toujours par miracle. La vie qui renaît là où il n’y a rien. Je façonne un autre dicton, façon ancienne: "la vie, c'est ce qui est possible quand tout te dit que ce ne l'est pas". Une vie tenace qui s’impose, qui refleurit dès qu’il y a trois gouttes. Cette vie comme une graine qui se pose et pousse, a forgé mon émerveillement, il s’impose, il grandit, il est inévitable. Nous ne sommes que des instruments. On s’agite, on croit agir, mais c’est le grand vivant qui est à l’œuvre, qui est à la manœuvre. Il prend toute la place. Le vivant inévitable.

Arrivés à Toulouse avec toute la famille et rien, rien que des dettes (j'avais emprunté pour payer le déménagement et financer trois mois de vie), le miracle prend cette fois la forme d'un entrefilet dans un canard gratuit comme on en trouve dans tous les aéroports: on y annonçait la création d'un incubateur de start-ups. Les start-ups, je ne connais que ça. A peine arrivé, j'en rencontre le patron et obtiens une promesse de contrat. Je l'attendrai deux mois pile (pendant lesquels les nuits étaient courtes). Le paiement de ma première facture arrivera exactement au moment où nous n'avions plus un sou. Talk about a close shave! comme disent les anglais. A partir de là, la renaissance sera rapide comme en terrain fertile. Quelque chose de plus stable, solide, la fin d’une errance. Planter un arbre robuste plutôt que des arbustes. J'en garde la sensation d’une progression inébranlable. D’avoir appris quelque chose. Le vivant sédimente, ça peut grandir. Oh, les difficultés ne sont pas absentes, mais elles glissent, à nouveau, sur le déperlant du vivant. Quelque chose s’installe qui ne pourra plus nous être retiré. Ma vie avec Brianne s’approfondit jusque dans des étages inédits. Quelque chose de très mystérieux et très discret. Quelque chose qu’il ne faut pas comprendre. Simplement vivre, témoigner et respecter. De plus en plus souvent me vient qu’il n’y a rien à comprendre. Il n'y a que des expériences à vivre. Pour compléter, apporter sa pierre au grand jeu du vivant. S’il faut comprendre quelque chose, cela sera donné. Plus tard. Un jour.

Nous sommes à nouveau propriétaires de notre maison. Pour la troisième fois. On a du mal à y arriver mais c'est un chemin. Un autre. Je découvre par diverses occasions que si je ne peux pas être moi-même, dans la totalité de mon intégrité, de mon alignement propre et avec les autres, je m’en vais. Je vais faire autre chose. Une fidélité énorme à moi-même sans qu’elle soit obsessive me guide de l’intérieur. Un alignement comme un phare qui serait vertical plutôt qu’horizontal et qui me mène à bon port.

Le business prospère avec des contrats solides. Bref, tout grandit. Les enfants aussi. Les premiers quittent la maison. Une nouvelle ère commence doucement pour nous, le basculement dans autre chose. Un événement majeur pour nous qui avons tout construit autour de la famille, de la tribu. Pourtant la suite va arriver tellement vite.

2010-2018 – de 56 à 64 ans – 8ème Windu : Bifurcation

Ce dernier cycle à date aura été celui du changement. Une accumulation de changements. Nous avions cessé de déménager mais les changements se succèdent, parfois brutaux. Des épreuves viennent, sur le plan matériel, même sur le plan familial où des ajustements se font, des questionnements vont naître, par exemple avec une de mes filles qui me fera comprendre en profondeur qui je suis, les schémas dont j'ai hérité, qui me tordent et font du tort autour de moi. Un passage à gué qui ne l’est pas. Un cheminement à comprendre, une image de soi qu'il faut abandonner. Une entreprise qui ferme, une autre qui ouvre pour s’arrêter à son tour. Comme le vent, le vivant a tourné mais je tarde à m'en rendre compte. Du coup la navigation devient hasardeuse. Une fois encore, portés par la vie, nous passerons le cap indemnes. Avec l’aide des enfants qui ont commencé à gagner leur vie. Une succession de tests, une page professionnelle qu'il va falloir tourner pour de bon et qui, de toutes les façons, semble vouloir se fermer toute seule. La vie qui me dit "tu auras beau cogner à la porte du business, elle restera fermée. Passe à autre chose." Un être qui s’affermit en moi, quelqu’un d’autre qui grandit et qui est moi malgré tout. Une confiance en profondeur. Il y a un endroit en soi où on ne risque rien. Un endroit sous la surface, sous l’effervescence des choses où on est en sécurité. Nous sommes notre propre sécurité. Il ne faut pas aller la chercher ailleurs. Se rassurer par ce qu'on possède, ce qu'on croit, ce qu'on dit n'a aucune importance, bien peu de valeur après tout. On ne l'emmène pas avec soi Des choses très importantes m'auront été révélées, auront été mises à l'épreuve, comme mon lien à Brianne. Comme celui à mes enfants, comme la présence de ceux qui s’éloignent. Faire peau neuve, littéralement, le corps apaisé enfin, libre de ses malédictions. Jamais je ne me suis senti aussi bien. Une succession de noirs et de blancs qui ne font pas du gris mais toute une palette de couleurs. La vie qui donne, la vie qui prend. Des choses simples que les anciens avaient compris avant que la technologie vienne tout masquer de ses mirages. Des hauts et des bas et la vie qui avance. La découverte de l’écriture, les quatre livres qui sont déjà venus et d’autres qui attendent et grandissent. La découverte du Chemin de Compostelle que nous avons mené à son terme, jusqu’à Finisterre. 

Ce cycle m’aura énormément appris, fait comprendre beaucoup de choses alors que tant reste à découvrir, à connaître. Ce que je porte, ce que j’ai vécu. Ce qui importe aussi. Je commence à percevoir comme une forme diffuse en préambule, cet être qui me précède et que je suis. Une capacité tranquille, nouvelle et apaisée d’être qui je suis. Libre de ce que j’ai voulu croire, de ce qu’on a voulu me faire croire par le poids de la bienséance, des usages, des principes et des liens qui aliènent avant d’unir. Toutes ces protubérances ajoutées qui empêchent de voir la beauté que nous sommes. Enfin libre des carcasses. Par exemple, je ferai une découverte, énorme. Un des fardeaux que je portais me venait de mon arrière-grand-père, mort à Verdun. Cette trace comme une empreinte, une fondrière plutôt qui, quoi que je fasse, orientait mon chemin. Cette prise de conscience va changer beaucoup de chose. Libérer des énergies, des routes. D'autres prises de conscience sont à venir, sur l'éducation reçue et d'autres traces encore, d'autres ornières qui m'écartent de ce que je suis. J’achève ce cycle, libre, fort et paisible, c’est tout à fait étonnant, comme si j’en avais fini avec la grande lessiveuse. D’autres épreuves et d’autres joies viendront, c’est une certitude, mais elles ne me forgeront plus. L’outil a pris sa forme, c’en est fini du temps de la forge, l'outil peut servir à ce pour quoi il est fait. Libre, fort et souple. Créer ce qui doit l’être, aller le chercher en soi, lui donner forme et ignorer le reste. Apprendre encore, bien sûr mais en finir avec les certitudes, avec les convictions. Vivre en paix avec les autres et avec soi. Redécouvrir ce qui a été su et qui importe. Se méfier des chimères qui se veulent belles mais qui sont si laides quand on les regarde de près. Tailler sa route en pèlerin ou en marin : le meilleur est bienvenu, le pire peut survenir, je prends ce qui vient.

Tous ces windus sont comme les chapitres d’un livre à épisode. Un livre bien fait où le suspens est total, où on ignore ce qui advient du personnage à la fin du chapitre. Une succession incroyable de morts, de vies, de pleins et de vides. Comme un ressac tenace au bord de la mer : la force des vagues et la mousse de l’écume chassée par le vent mais l'eau revient sans cesse se colleter au rocher. Toute la puissance et l’énergie du vivant. Face aux éléments, on est si peu de chose. Je ne cherche ni à recevoir, ni à donner. Juste témoigner, vivre ce qui viendra. Dans la plénitude de ce que cela peut être.

Merci à la vie de m’avoir mené jusque-là.