samedi 12 décembre 2015

Votes

Je vous ai vus voter dimanche. Je vous ai vus prendre un bulletin unique, sans à peine une once d'hésitation, sur la table où tant de professions de foi, de programmes, se disputaient l'espérance. Je vous ai vus rejoindre directement la queue devant l'urne,sans même passer par l'isoloir, ce lieu dérisoire où chacune, chacun est face à son enveloppe pour une dernière hésitation peut-être. Déjà par ce simple geste, vous criiez votre mépris du jeu démocratique, ce jeu fait de discrétion, d'interrogations et de questions ultimes. Je vous ai vus nous regarder de ce regard chargé, ce regard de défi, ce regard qui disait si clairement "je vous emmerde". Réalisez-vous que, déjà, là dans ce bureau de vote, vous preniez les autres pour des ennemis? Réalisez-vous combien des convictions si abruptes peuvent faire violence à des gens qui s'interrogent et qui cherchent, qui veulent faire évoluer les choses et le monde, mais sans brutalité, en respectant ceux et celles qui ne pensent pas comme eux?
Les convictions ne suffisent pas seules à construire une nation. Elles sont l'élan, les briques de l'édifice, mais ce qui fait que tout cela tient et résiste au temps et aux événements de l'histoire, ce qui en est le mortier, c'est le doute. Ce qui fait la force d'une nation, ce n'est pas tant ses briques que la résilience du ciment qui les lie, autour duquel elle s'est construite. C'est par le lien qu'on fait le monde et non par la force de ce que l'on croit être. C'est par le doute que l'on peut rencontrer l'autre. C'est par le doute que s'ouvre en nous la possibilité d'accepter l'autre, d'accueillir l'autre dans sa vérité et ses propres doutes aussi.

Vous savez , bien sûr vous ne pouvez l'ignorer, que le programme pour lequel vous votez ne construit pas grand-chose, combien il manque de futur tant il exprime de rejet, combien il manque de cette solidité forgée dans l'exercice des responsabilités, combien il fait fi de ces contraintes et de ces réalités. Il n'est pas là pour cela. Il n'est pas fait pour construire. Il est d'abord là pour tout arrêter. Tout stopper dans un immense coup de frein, debout sur la pédale en dérapage plus ou moins contrôlé. Ce que vous voulez, c'est débarquer les pilotes et changer les systèmes, comme des passagers d'une voiture dont ils ne peuvent descendre, engagée sur des voies trop chaotiques et compliquées. Vous ne leur reconnaissez plus le droit de conduire ce véhicule dans lequel nous sommes tous embarqués. La révolte à bord du Titanic en quelque sorte, toutes classes confondues, avant que l'iceberg ne frappe. Peut-être.
Votre programme est là, vous vous êtes déplacés pour le dire, pour exprimer combien vous en avez assez. Assez de la vie que vous menez, des gens qui vous dirigent et de ceux que vous croisez et qui vous encombrent. Et de l'évolution des choses. De ces changements qui s'imposent, vous criez que vous en voulez d'autres ou aucun, A votre tour, vous voulez imposer un temps autre, une sorte de futur antérieur, où le futur ressemblerait au passé.
En quelque sorte, votre vote est fondamentalement révolutionnaire, dans la droite ligne, si j'ose dire, de cette période si sombre de notre histoire,  je parle de 1793 et non de 89, de la Terreur et ses comités de salut public, ses sévérités nécessaires et sa "Loi des Suspects". Quand, dans une logique implacable et ultime, la violence désenchaînée prit les choses en main. Quand tout fut mis par terre, annihilé, broyé dans une détermination atroce, bien plus que de se préoccuper de par quoi le remplacer.
Votre vote est un vote de fin du monde, une fin du monde tel que nous le connaissons et qui, je regrette de devoir le dire, ne nous mène nulle part. Vous ne vous en souciez guère parce qu'à la vérité ce qui se passe après vous importe assez peu. C'est un vote où l'on s'avance avec une résolution non dénuée de l'ivresse due au nombre, vers l'obscurité, tant ce que la lumière du jour nous donne à contempler est devenu insupportable. Un vote de jour sombre comme un orage où c'est la colère qui gronde et frappe là où elle le peut, comme une trombe gigantesque qui arrache et dévaste ce que d'autres ont planté, perdre le grain parce qu'on refuse l'ivraie. Et, le déluge une fois passé, combien de temps après? laisse les survivants hagards, stupéfaits, sonnés de ces jours terribles qu'ils ont dû traverser.

Bien sûr, il est facile de voir que le monde ne va pas bien, il est facile de contempler partout des déserts immenses de pauvreté  aride, si vastes que s'y perdent  ces menus oasis de richesse plantureuse et grasse, si bien défendus contre les vents qui les bordent. Bien sûr, il est facile de croire que notre pays ne va pas bien, tant la vie que tant d'entre nous mènent est difficile, sans autre avenir qu'une répétition glauque de jours sempiternellement gris. Bien sûr, les jeunes autour de nous sont à la peine, à la recherche d'un travail qui leur échappe quand il leur était promis. Bien sûr la misère gagne, oppression des cœurs et désespoir des âmes. Bien sûr, l'Europe, ce grand espoir d'une génération entière, a failli, noyé dans ses systèmes et ses contradictions, oublieux des espérances que nous avions placées en lui. Bien sûr, cette immense communauté de femmes, d'hommes, de pays, dirigée par quelques-uns, ne répond que faiblement aux attentes et questions que nous voulions résoudre. Mais encore une fois, cette expérience unique au monde, cette expérience si difficile, si longue, de construire quelque chose à partir d'autant d'intérêts divergents, cette tentative magnifique mérite d'être menée à bien pour que le futur de nos enfants ne soit pas notre passé.

Tous, nous savons cela, nous vivons ces difficultés, ces efforts, ces douleurs même, cette peine qui réveille la nuit tant et tant des nôtres et qu'ils retrouvent au soir, cette pression d'un monde où ce qui manque le plus est la place de l'humain.
Mais nous cherchons, nous cherchons tous autant que nous sommes et c'est cela, avant tout, qui fait la beauté et la force d'une nation, une beauté et une force qui, bien sûr si l'on y regarde un peu, s'affranchissent des frontières. C'est ensemble que nous cherchons et certainement pas contre les autres. Ensemble, nous nous essayons à fabriquer une pensée commune, nouvelle, différente de convictions aux poings serrés, différente de ces pensées barbelées, hérissées de frontières, qui nous font voir l'enfer chez les autres quand c'est en soi, en chacun de nous, qu'il naît et qu'il faut l'aller chercher. Je dis bien "essayer" car ce qui fait la beauté du processus qu'on dit démocratique est sa fragilité: cette accumulation de tentatives pour construire un compromis mouvant, changeant, mobile, fondé sur quelques vérités peut-être et qui deviendra, si tout va bien, une civilisation.

Certes, il est plus difficile au milieu de tant de hideurs, de discerner des raisons d'espérer. Et pourtant, elles sont là, dissimulées sous les ronces et les broussailles, trésors qu'il suffit d'un geste de la main pour être dévoilés: des moments de partage, de joies communes et de solidarité, des moments où brille ce mot fraternité que l'on ne distingue plus qu'à peine au fronton de nos mairies délavées, tant il est passé, usé par le temps qui, lui aussi, a passé.  Des moments fraternité où ce mot éclate au grand jour comme une réalité nouvelle, une réalité qu'on ignorait mais qui continuait à vivre, vaille que vaille et que l'on redécouvre avec la joie de ceux qui se voient offrir un présent convenablement choisi.

Je ne vous reproche pas le vote que vous criez. Je ne vous reproche pas la colère et la détresse qui se glissent dans l'enveloppe avec votre papier. Elles ont leurs causes, elles ont leurs raisons et je partage à la fois les questions qu'elles posent et l'urgence des réponses qu'elles appellent. Mais je doute que ces causes et ces raisons se satisfassent de l'absence de futur que votre vote promet. Votez pour qui vous voulez, mais faites-le sans haine, faites-le sans défi. Simplement, faites-le pour apporter une infime conviction au milieu de tant d'autres. Faites-le en vous préoccupant des autres avant de vous intéresser à soi. Et si, encore mieux, vous le faites pour poser une question, alors, nous pourrons construire ensemble ces réponses que l'on cherche. Alors nous formerons cette communauté humaine qu'on appelle un pays, un pays fier de ce qu'il est et heureux avec les autres, qui contribue à sa façon à l'évolution et à la paix du monde.

Alors? Alors il faut mettre fin à ce "seul contre les autres" qui vous nourrit et que l'on vous impose. Il faut mettre fin à la ségrégation des pensées. Il faut mettre fin au bruit si nous voulons nous entendre enfin. Soyez les bienvenus, rejoignez-nous avec la couleur que vous voulez porter, rejoignez-nous dans ce grand élan démocratique où toutes les pensées, les réflexions, les convictions même sont bienvenues. Bienvenues, oui,  dès lors qu'elles acceptent de se mêler à d'autres pour construire ensemble une réalité qui nous dépasse et qui donc nécessairement sera différente, plus complexe et infiniment plus vaste que ce à quoi chacun de nous croyons. C'est ainsi, sans limite ni préjugé, que nous pourrons construire ensemble cette nation humaine qui nous attend. Serons-nous capable d'atteindre ce sommet en évitant les précipices où nous poussent les lourdeurs impitoyables des bardas que l'on porte? Quoique nous fassions, c'est là que nous allons. Il ne tient qu'à nous de faire que le voyage soit difficile ou plaisant.