samedi 29 août 2015

Surfs

De temps à autre, le long des côtes quelle que soit la saison, il peut arriver de rencontrer à courte distance du rivage, des formes marines étranges, silhouettes noires, immobiles, à demi-immergées.Si une belle vague vient à passer, ces bouchons placides sur la houle s'élancent, se dressent et la chevauchent avec adresse, pour finir hilares, submergés par l'écume.

Surfeurs.

Il faut s'arrêter, les regarder. Ce qu'ils ont à nous dire est puissant, autant que ces vagues qu'ils attendent et qui les portent.
A les voir, on devine, on pèse leur attente attentive, on pressent leur plaisir, la détermination puis l'excitation à poursuivre la vague, la prendre à bonne vitesse, au bon angle. On devine qu'ils savent, au moment de s'élancer, juste avant qu'elle ne brise, si celle-ci sera la bonne ou non.
Comme quelque chose d'écrit qu'il faut aller chercher dès que le temps et la mer s'y prêtent.
C'est pour cela qu'on y retourne malgré l'eau froide.
Pour cette anticipation-là. Très précisément.
C'est pour cela, qu'avec le temps, on se mesure à de plus grandes, majestueuses, puissantes, plus loin.
A un moment, sans savoir trop pourquoi, on sent que l'effort ne sera pas vain.
Ce sera jouissif tellement ce sera parfait.
Un jour qui ne prévient pas, jamais, on vit la grâce, la glissade sublime, celle qu'on espère depuis tout ce temps à mariner dans l'eau.
La vivre une fois vous en fera recommencer mille.
L'inverse n'est pas vrai: les jours en creux, ceux où on ne réussit rien quoiqu'on fasse, on les voit venir, on les sent: une nuit trop courte, une brise de travers ou une mauvaise mer. Ou la planche qui n'en fait qu'à sa tête.

je sais ce qu'ils ressentent, ces obsédés de la vague, parce que moi aussi, je la cherche, cette glissade parfaite qu'il m'a été donné de vivre: le moment magique où absolument tout est à sa place et remplit l'instant d'une jubilation impossible à dire si on ne l'a pas vécue.
Cet instant irréel tellement il est parfait, m'a été donné trois fois, très exactement, dans mes aventures professionnelles: trois lancements de projet, trois démarrages d'entreprise où, pour chacun, j'ai senti la vie pousser, irrésistible comme une vague qui passe et qu'on ne peut manquer, invite à la chevauchée. Ce moment presque sacré où tout se passe bien, où tout se passe vite. Il a suffi de donner l'impulsion exacte et juste, le petit coup de collier parfaitement dosé, pour se dresser, démarrer, goûter son plaisir et se laisser porter.

Mais alors?
Pourquoi ceux-là, ces projets, ces entreprises et pas les autres? Et pourquoi ces moments-là? Je n'étais pas particulièrement plus motivé, plus sage ou mieux renseigné que pour ceux où ça s'est moins bien passé. Ce ne furent pas des idées ou des métiers où j'étais plus à l'aise, que je connaissais mieux. La préparation fut la même, les partenaires choisis avec le même élan, une confiance identique.
La même énergie, la même foi.
Et pourtant certaines graines ont pris et pas d'autres. Pourquoi celles-là?  La surprise du semeur dont la terre, aussi bien préparée que possible, rend de façon diverse.
Après toutes ces années à entreprendre, à essayer, après tous ces projets que je vois maintenant bouchonnant dans le sillage d'une vie qui avance et qui passe, le mystère reste entier.
Ces moments "surf" que je compte sur les doigts d'une main, à peine, se sont faits tout seuls ou presque. L'énergie dépensée et la peine furent infimes comparées au résultat, au plaisir qui fut donné. Le temps passé fut à la fois dérisoire  et dense, comme une histoire en résumé dont on vous fait grâce des détails mais qui tient en haleine. Quelle facilité! Après tout ce temps qui m'en sépare, le sentiment de grâce et de simplicité est toujours présent. Comme si la vie voulait que ça se fasse. Tout simplement.
Du coup, évidemment, on s'en serait douté, j'y suis retourné: j'ai lancé tant d'autres boites, d'une façon presque compulsive, sans jamais retrouver cette sensation si particulière que tout avance avec vous, que, quoi qu'on fasse, tout porte. "Peut mieux faire": je revivais l'anathème qui déjà me poursuivait sur mes carnets de notes. Je n'ai plus jamais retrouvé cette grâce, cet instant inoubliable, cet équilibre incomparable avec tout ce qui m'entoure.
Avec la vie.
Cela me rappelle la Légende de Bagger Vance, ce golfeur à la poursuite du swing parfait, presque mystique. Nous sommes sûrement quelques-unes, quelques-uns lancés dans cette quête, cette recherche de l'instant invraisemblable,  que ce soit sur l'eau,  le fairway, la cendrée, la toile ou le clavier.
Ou le business.

Retrouver cet état de grâce qui m'a touché et que je poursuivrai toute ma vie durant.
De temps à autre, quand je retrouve mes copains de virées, on se parle, on évoque, on jauge le présent, ce qu'on vit et ce qui nous attend. Irrésistiblement, la question nous vient, sans réponse qui vaille qu'on s'y arrête: "comment avons-nous fait?"
En comparaison, les efforts et difficultés de tous mes autres projets, entreprises éphémères ou parfois ridicules semblent démesurés. Seigneur, quelle ramée!
Pasteur aurait dit "la chance advient à l'homme préparé". Je suis navré de contredire une telle sommité mais je ne crois pas. Tant de gens préparés n'ont jamais rien vu venir. Je crois plutôt qu'elle vient aux gens inspirés, en phase avec ce qui se passe, en phase avec leur temps. Ceux qui démarrent, va savoir pourquoi, exactement comme il faut, au moment où il faut. Comme le surfeur sur sa vague mythique. Et c'est là tout le mystère.
Le plus souvent, quand on se lance dans l'aventure de l'entrepreneuriat, on y va pour l'argent. L'idée folle des fondateurs milliardaires (millionnaire, c'est trop peu). J'ai connu, j'ai donné. Merci. On déchante vite pour une raison très simple: ce n'est pas une motivation suffisante, loin s'en faut. Pour y aller, tenir, y retourner, il faut autre chose, de plus profond, plus complet. Plus essentiel peut-être. Y aller pour ce sentiment de grâce qui vous habite quand on est sur la planche, qu'on y est bien même si elle va vite, surtout si elle va vite et qu'on sent qu'on peut faire tout ce qu'on n'a jamais osé: celle-ci, on sait qu'elle nous portera jusqu'au bout. On l'a prise en harmonie absolue avec soi, avec le temps, la mer, le vent.
La terre et tout ce qu'il y a autour.
En équilibre de partout.
Du coup, on ose tout. On se libère. Ce qu'on est vraiment et qu'on ignore concourt à ce que ce soit réussi. Que ce soit beau.
Voilà.
Alors que, dans ma vie, il y a maintenant plus de choses derrière que devant peut-être, je contemple mes aventures et mésaventures, heureux de les avoir menées, heureux d'avoir compris. Ce n'est pas le résultat qui compte mais la raison d'y aller. L'intention. Et celle-ci était bonne. Elle m'a nourri longtemps et encore: la certitude d'un état de grâce dans ce monde.
Y aller pour cela et donc pour le plaisir, immense, finalement.
Il suffit d'avoir ce qu'il faut de patience et détermination. Il suffit de s'y mettre, d'y retourner. Peut-être nous sera-t-il donné. A nouveau.
En tout cas, cela mérite d'y passer une vie.

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