mercredi 31 août 2016

Matin de magicien

Quand les arbres sont immobiles, le ciel vide et la rue silencieuse, que reste-t-il du temps?
Quand le petit matin se dessine dans les demi-teintes d'une brume dorée, quand, surtout, les oiseaux se taisent, nous privent de leurs pépiements métronomiques, où trouver le début d'une journée?

Le monde est arrêté, encore, en panne ou plutôt il s'en est allé tourner sur quelqu'autre rivage, un autre versant d'une colline incontournable et que je ne vois pas. Coyote fou, je pédale dans le vide sans pour autant tomber et l'esprit, peu habitué à cette apesanteur, cherche un peu à quoi se raccrocher.

Lâche prise et réjouis-toi de la fuite du monde.

Une fuite, échappée par quelque porosité dans la matrice des choses, une chambre à airs immense dans laquelle nous nous mouvons: tout s'en est allé et il ne me reste que l'immobilité.
Immobilité du temps et des choses
Ces fleurs qui d'habitude oscillent et cherchent, me signalant une brise si légère qu'on ne la sent pas, me renvoient à l'immobilité de l'instant et à la vanité du mouvement.

Aujourd'hui le monde est une leçon d'immobilité. Patient et serein, il me montre une image déformée et grotesque de mes agitations d'hier, de mes efforts et de mes appréhensions. Quand à demain, il sera toujours temps d'y passer quand le moment sera venu.

Pour l'instant, ne bouge pas. N'attend pas, il n'y a rien à attendre. Sois.

Quand on est immobile, on fait partie des choses, au même titre que la branche, l'air ou l'oiseau. Tout se mélange et se confond et on devine, on sent presque, la vie qui nous traverse. L'immobilité nous fait être au monde et y être bien.

Ne bouge pas. Comme une alerte tranquille, une injonction susurrée. Ne pas guetter la surprise, le miracle dirait l'enfant qui croit encore à ces choses comme si elles étaient hors de lui.

Ne bouge pas et sens la vie en toi comme un espace qui grandit, un fluide qui passe et te relie à ces choses que tu regardes et te parlent.Sens la joie qui monte, sans objet, juste le fait de regarder et être.

N'attend rien. Attendre c'est déjà se tendre et oublier qu'on est. Contemple et laisse la joie monter quand le silence se fait.

Le silence. Quelque chose qui n'a besoin de rien pour être.

Un frétillement d'oiseau dans le paysage fait comme un bruit devant tes yeux: un moineau, les ailes de la même couleur exactement que l'écorce où jouent des taches de soleil. La solitude s'évapore puisque le ciel s'anime: les oiseaux viennent et vont comme un signal joyeux de quelque chose quelque part.

Un monde qui se prépare à sa journée et les hommes qui s'activent par milliers.

L'instant est passé semble-t-il? Je vois s'ouvrir la fleur rose du laurier, tendue et froissée vers la lumière et la colombe pousse son cri, comme un raclement de gorge enrouée dans le ciel.

Le vent revient et les pensées aussi. Un avion traverse l'espace, poursuivi par un oiseau plus près.
Le temps sort de son immobilité, tirant dans son sillage un cortège de bruits et de sonorités.

L'instant immobile, quand sera-t-il donné à nouveau? Et serai-je capable d'y plonger, comme on hésite au bord de la falaise avec la mer à ses pieds?
Il me dit quelque chose que je peine à comprendre, une langue silencieuse et étrangère. Une sensation en soi, un sentiment encore imprécis mais suffisamment présent pour évoquer la vie.

On pourrait la passer, je crois, à détailler un jardin. A le dévisager avec attention, précaution et patience, chaque jour un petit peu, sous ses moments contraires: ceux avec du vent et les journées torrides, ceux couverts de pluie et ceux où les feuilles tombent au bout de leur bruissement.
Une abeille, seule, trace un sillage vrombissant dans un air océan, en route vers autre part, un buisson de lavande ou une fleur, attirée par un souvenir qu'une autre lui aura transmis.

Quand la nature est immobile, c'est qu'elle se donne à regarder: elle accepte qu'on s'approche, elle invite. Il y a quelque chose d'elle qui vient en nous et qui est assez doux. Quelque chose qui nous dit que nous sommes de la même substance sous des formes si diverses.
Je vois l'arbre parce que l'arbre est en moi. Je peux sentir la fleur, rouge, du grenadier parce qu'elle vit en moi. Sinon, je n'aurais pas même conscience qu'ils sont là et ce serait dommage, n'est-ce pas?

Tout cela est bien fait, respire une intention paisible.

Il faudra qu'on m'explique pourquoi j'ai un tel sentiment de joie devant ces arbres et ces buissons. Ces fleurs qui se cachent dans la pénombre comme si elles appréhendaient de sortir au grand jour, Comme si elles redoutaient la chaleur qui monte alors que l'été touche à sa fin. Comme une petite fille se presse contre son père ou son grand-père quand la foule grandit.

Pourrai-je remercier chacune de ces feuilles, minuscules follicules, pour tapisser ainsi cette journée qui s'annonce? La joie monte et le rire aussi à poser le regard sur une branche. Le poids de son feuillage l'incline très précisément pour accueillir les rayons presque horizontaux du soleil rasant.

Il faut une lenteur immense pour entrer dans le jeu entre la lumière et l'arbre. Son temps nous dépasse et nos agitations lui sont étrangères. A peine un murmure pour lui qui respire la terre et baigne dans le ciel.  Il y a quelque chose d'implacable et d’étonnamment indifférent dans la puissance de l'arbre.
Tout est joyeux autour de nous, tout célèbre l'instant qui est et nous sommes ces touristes qui déambulent dans la cathédrale pendant l'office.

Il est possible de se baigner dans un paysage, de se laisser caresser par ce que les yeux reçoivent, y retourner pour le ressentir encore. Je m'étonnerais presque de cette joie étrange à contempler des feuilles.

Elles bougent soudain, enfin devrais-je dire, une ondulation lente a traversé la branche de part en part, comme un matelas sous le poids d'un corps qui s'y pose. Qu'ont-elles senti que je ne vois pas?

La beauté de cet arbre, son équilibre en étages, le jeu de l'ombre et de l'air dans ses branches, sa densité floue qu'il est possible de pénétrer sans peine, ses branches lancées comme autant d'expériences suspendues, me parlent de son pays: c'est un arbre d'ailleurs, transplanté dans ce jardin et qui y a fait sa place. Ses feuilles en lamelles courbes sont faites pour couvrir d'autres sols et d'autres bruits. Et pourtant il prospère, tutélaire et joyeux. Et il me parle et sa joie se partage.
Je le regarde bouger comme on le ferait d'un bébé ou d'un animal, guettant le geste pour en comprendre l'intention.
Son voisin est d'ici, beaucoup plus aéré, beaucoup plus élancé, ses branches plus chiches en feuilles. Lui c'est l'amplitude et l'espace qui le guident quand l'autre est tout en densité sauvage apprivoisée, apaisée.

Qui es-tu, toi qui me parle et que j'aime, quelle langue me dis-tu, qui me fait du bien et à laquelle je ne comprends rien, que je devine d'où tu viens?


samedi 5 mars 2016

5 Mars 1916



Côte du Poivre - Secteur de Bras


 Le silence dans les rangs est énorme, il s’impose à tout, tellement lourd et massif dans l’espace confiné et crasseux, dans ce boyau misérable et tortueux de la tranchée, que personne n’ose le rompre. Un truc qui vous dépasse à ce point ne peut que vous laisser muet. 

Les visages sont fermés, terreux, les corps tendus, immobiles, chaque homme tourné en lui-même, fossilisé dans une spirale de sensations dont il ne sait ni comment ni quand en sortir, le plus tôt serait le mieux mais ce n'est pas certain. Les rares pensées qui survivent encore à une autre nuit sans sommeil sont hachées menues par le sifflement des obus et le craquement brutal, incessant des explosions à cent cinquante mètres, sur la tranchée d’en face, proche à toucher : le roulement infernal, inhumain du monstrueux pilonnage de l’artillerie. Une averse de fer et de feu, avide de chairs et qui pulvérise en tous sens en prévision de l’attaque à venir, mais cette fois au rythme mauvais, plus serré que d’habitude. Pour être sûr de ne rien laisser vivant, mais nous savons bien, nous autres, qu'il n'en sera rien. Quand il le faudra, ils sortiront de leurs tanières comme nous le faisons, nous, quand c'est notre tour d'être ceux qu'on attaque.

Les uniformes bleu horizon sont étonnamment propres, comme pour la parade. Pourquoi ce détail me frappe-t-il tant ?

Je suis leur capitaine et je leur fais face, appuyé sur la paroi opposée de la tranchée, celle qui regarde l'ennemi. Je suis muré dans une détermination d'acier qui m’occupe tout entier. Cette détermination est tout ce qui me reste de la sensation d'être vivant, même si elle m’a définitivement coupé des autres, du monde de ceux qui vivent encore quelque part au sud ou à l’ouest, une vie lointaine, rêvée, qui m’est devenue étrangère comme d’un autre continent, séparée peu à peu et  grands feux. 

Une détermination d'une épaisseur de marbre pour garder la peur à distance, mais surtout surmonter la colère, la révolte immense devant l’imbécilité absolue de l’ordre que j’ai reçu. Prendre la tranchée là, devant, est totalement impossible, nous le savons tous, moi en particulier. Depuis un mois, à la moindre sortie, nous sommes balayés par le feu rageur, saccadé, précis, des mitrailleuses d’en face. À cette distance, c’est du quasi bout portant. Je sais que ce n’est pas cette averse d’obus qui les aura fait taire. Encore une de ces théories d’état-major qui m’exaspèrent. Feu de barrage puis feu roulant. Bien sûr. Tout ça est tout à fait logique et fonctionne très bien sur le papier. Mais il n’empêche : dès que nous nous montrerons, nous nous ferons faucher. Je le sais, totalement coincé entre cette certitude de mourir quand nous sortirons et l’abjection de la lâcheté si nous ne le faisons pas. Sortir est inutile. Ne pas le faire est impossible : à tout prendre, il apparaît que je redoute moins de mourir que d’être lâche. 

Depuis que j’ai reçu cet ordre imbécile, je ne dors plus. Non d’inquiétude mais l’esprit mesmérisé par ce dilemme, gélifié dans l'absurde logique humaine. Dans cette tranchée, j’aurai finalement davantage souffert de patauger dans l’imbécilité radicale de ce qu'on nous demande de faire et d'être, que dans la fange et la boue que tous, nous finissons par ne plus voir. Ces ordres auxquels il est impossible de se soustraire. Impossible de désobéir et inutile d’obéir, voilà à quoi en est réduit le sentiment d’être vivant quand on est à Verdun, quand on est coupé de sa propre histoire depuis si longtemps déjà.

Je regarde la tranchée : ces parois suintantes de terre grasse presque huileuse qui nous enserrent, on est transi dès qu’on s’y appuie, cette vie sans horizon, ce ciel confiné au-dessus, cet enfermement du regard privé d’horizontal, c’est mon univers, celui dont on ne peut sortir sans mourir.  La mort qui vient parce qu’on sort à l’air libre, parce qu’on se met debout sur la plaine ou ce qu’il en reste, hérissée de ces troncs en échardes, aux branches comme des bras, moignons difformes et noircis, figés dans des poses grotesques. Cette absence d’horizon aura curieusement développé en moi le sentiment d’immensité, comme si l’univers entier m’était devenu intérieur, comme si la vie devient recluse quand les extérieurs sont hostiles.

Maintenant je regarde mes hommes. Je ne vois pas leur peur, je ne vois que leur immobilité. Je sais qu’ils vont mourir. Combien ? Je n’aurai pas le temps de savoir. La certitude de leur mort prochaine est la seule pensée qui s’agite dans cette détermination qui ne me quitte plus, m’habite tout entier comme une cuirasse en dedans. Les mener à leur mort est un remord immense, une impuissance dérisoire et rageuse. Contrairement à ce qui se dira, il n’y a dans ce courage-là, rien de véritablement noble. Une colère transcendée, voilà tout.

L’artillerie se tait. Maintenant, le silence est insupportable, tout sauf un répit. Une touffeur qui accélère le souffle. Il s’imprime dans les hommes comme un étouffement prémonitoire. Ce silence est comme une stupeur qui surprend et s'étend au monde tout entier. On en sort hébété.

Je regarde ma montre. Je suis d’un regard à moitié absent le lent mouvement de la trotteuse. Tout s’efface comme si ma pensée, ma mémoire, tout ce qui m’a fait sentir être vivant étaient maintenant figé. Il n'y a plus rien à faire, qu'à y aller. Il n’y a plus rien que le gris du plomb et le froid de l’acier, comme un présage de ce qui vient. 

Je ne suis plus rien, qu'un ordre à donner.

8h30 : je sors mon revolver, vérifie une dernière fois mon arme. « Baïonnette au canon ! ». Le cliquetis des armes, des boucles et des bidons est immédiat tant l’ordre était attendu. Toute la tranchée s’ébroue. D’un coup, la rumeur monte, les souffles se font plus sonores dans le froid du matin. Aucune parole pourtant. Maintenant, personne n’a plus rien à dire. Trop tard, trop lourd ou trop tout, simplement. Les sapeurs assurent les échelles.

« On y va ! »

Le capitaine Marc D. monte prestement, sort le dos courbé, en même temps que ses hommes, les premiers aux échelles. Une dizaine de silhouettes, rapidement suivies d'autres, qui se détachent et courent, droit devant elles.

Et immédiatement, si vite, le feu des mitrailleuses qu’il a à peine le temps de voir crépiter au ras du sol là-bas. Déjà, le choc des balles qui déchirent l’uniforme. Il a le temps, pourquoi ? de les sentir à l’épaule au côté gauche, sans douleur, puis plus rien. 
Simplement cette immense question imprimée au fond de sa conscience. 

Pourquoi ?

A peine 40 ans plus tard, je nais.

Enfant résolu, courageux, ou plutôt enfant pour qui la nécessité du courage sera comme un repère, un rappel fréquent dans ce qu’il aura à vivre. Et c’est vrai qu’il sera courageux cet enfant. Quand il aura grandi et contemplera sa vie, je serai touché par le courage de ce morpion que j'étais mais en qui j'aurai parfois peine à me reconnaître. Non tant par l’adversité que j'aurais confrontée, à peine, pas vraiment, que par les questions qui se seront imposées, innombrables et qui, toutes, resteront sans réponses. Jusqu'il y a si peu.

Je suis venu au monde sans en être, plein d’un questionnement qui m'aura précédé et qui m'aura toujours dépassé comme un grand frère tutélaire et anonyme que je n'ai pas eu, que je n'aurais pas su. Habité d’un pourquoi gigantesque, un questionnement immense, si grand qu’il emplit le monde tout entier, qu’il en est comme la limite ultime : au-delà du perceptible, au bout des lectures et des aventures comme au bout des télescopes, ce sera toujours un pourquoi que je trouverai et qui ceinture le monde. Ce monde en une question colossale, imprimant au plus profond un besoin vital de réponse, un besoin de comprendre, qu’on m'explique. 
Personne ne pourra jamais m'expliquer parce que personne ne comprendra jamais vraiment la question qui m'obsède et que je pose sans cesse.

Pourquoi tout ça?

Puis je vais vivre, m’inventant une vie plutôt en dehors des sentiers battus parce qu'ils sont sans doute ce que j'aurai redouté le plus, pour que cette vie inventée fabrique la réponse à ces questions, au gré des occasions, des rencontres, des idées et des projets. Pour qu’une vérité se fasse, apparaisse en pointillés comme des rochers découvrent à marée basse et racontent l'histoire de la terre finalement vaincue par les flots.

Je finirai par trouver naturel ce questionnement permanent, cette incertitude constante. Il sera ma vie, ignorant de toutes les autres possibles, ces vies sans question, sans autre histoire que celle qu'on se choisit. Traversant les mêmes écoles, les mêmes chemins que d’autres, vivant, grandissant et vieillissant comme les autres, j'aurai exploré ma propre vie de fond en comble, espérant découvrir dans l’inhabituel et le nouveau la réponse à ce questionnement avec lequel je suis venu au monde. Ce paquet, pesant comme un barda que je portais en moi, avant même que de naître. Cette question continue qui m'aura rendu un peu sauvage ou plutôt singulier. 

Certains ou certaines m'auront trouvé intéressant, semble-t-il, le temps d'une soirée ou d'une tranche de vie plus ou moins longue, mais pour la plupart je resterai un peu étrange, fatigant le plus souvent.

Parlant de repères, il y en a de surprenants parfois. Par exemple, dans mes années de collège, j'allais à la messe. Agenouillé au milieu des camarades, il me revient des bourrades amicales et des chuchotements dans le recueillement qui nous était imposé: « t’as vu, t’es mort au champ d’honneur !». D’un coup de tête, on me montrait dans le petit transept sur ma gauche, la liste des anciens du collège, morts à la Grande Guerre. Pour la France comme on disait. Je portais alors même prénom et même nom que mon aïeul. Et d'autres fils aînés sans doute avant lui. Un autre repère, plus précis encore: dans mes jeunes années, nous allâmes plusieurs fois à Verdun, accompagner notre arrière-grand-mère dans ses pèlerinages, dans son devoir de mémoire. L'occasion pour nous de nous retrouver entre cousins. Douaumont, Vaux, le Mort-Homme. La Côté du Poivre, bien sûr, dont il ne reste rien et à laquelle, alors, je ne comprenais goutte. Je ramenais chez nous quantité de vestiges, gourdes aplaties, chargeurs de mitrailleuse en arc de cercle, éclats innombrables, tous mal digérés par la terre et bouffés par la rouille. Il paraît qu'à l'époque encore des obus entiers remontaient à la surface. J'en faisais un petit musée dans un endroit propre de la cave. Comme des souvenirs, des regrets exhumés mais non portés au grand-jour.

Que pouvais-je donc bien faire de tout cela ? 

Et la vie s'est organisée avec, au détour de ses méandres tortueux, des surprises, des événements, des chocs et des moments heureux. Petit à petit quelque chose s'est construit. La famille par exemple avec les enfants qui sont venus m'apprendre à vivre d'une façon qui ressemble à quelque chose.
D’autres repères se sont fait jour, comme des constantes, des traits de caractère si profonds, tellement inscrits en moi qu’ils auront fait partie de ma définition même. D’abord une indépendance totale, presque farouche, ce refus  vital de dépendre jamais d’une hiérarchie dont j'aurai toujours redouté l’enfermement absurde. Le refus de l'obligation d'obéir m'aura fait rebelle à tout ordre, une sorte d'anarchisme inévitable et paisible. Ne pas devoir obéir à un ordre que j'aurais voulu pouvoir refuser. 

Jamais. Jamais. Jamais.

Ensuite, plus tard, quand j'en aurai l’âge et la compétence aussi, l’impossibilité absolue, comme une règle de vie, de ne jamais avoir sous moi des collaborateurs et des équipes  à gérer: ne diriger personne, n’emmener personne Dieu sait où ! Conseiller peut être, c’est le plus que je ne me serai jamais autorisé. Pendant longtemps en tout cas.
Et la découverte de la mer. Enfin ! Cet espace immense d’horizon infini, ouvert et non contraint ou il faut seulement être prudent. L'horizontalité totale, ultime, qui m'aura touché au plus profond de moi, comme ma réalité, comme ma définition d'être vivant, de mon intégrité, de mon intégralité. Autour de la mer, j'ai commencé à me construire. 

Et dans cette vie qui s’allonge, s’étend en point d’interrogation horizontal gigantesque, un rythme survient soudain, un murmure que d’abord je n'avais pas remarqué, le rappel d’une naissance, une renaissance continue. Des ruptures régulières qui viennent scander ma vie, des fractures parfois tellement intenses qu'elles ne laissent rien debout de ce que je croyais vivant. Des chocs brutaux, des petites morts à vivre comme des grandes, comme un grand. Des moments où la vie fait table rase de tout. Dont il ne reste rien que ruines et parfois calcination. Au début, je n'ai pas fait attention, ou plutôt je les vivais comme des coups du sort, des moments qui s’imposent, qu’on se doit d’aborder avec courage et détermination. Forcément, pouvait-il en être autrement ?  La détermination, toujours, mais alors je ne savais pas d'où elle me venait ni ce qu'elle venait me dire. Ainsi, j'en vins à croire que le courage était une constante de la vie. Pour nous tous sur cette Terre. Le courage était cette réponse que j'avais trouvée à l’absence de solution à toutes mes questions. 

Mais l'ai-je vraiment trouvée cette réponse qui était née inscrite en moi ? 
  
Une mort survient, puis une autre, puis plusieurs, je n’ose les compter. Je suis doucement devenu un vivant ponctué de morts dans sa vie. Oh, pas des décès, rarement en tout cas, mais des deuils de soi qui m'auront pris tout entier. Souvent du côté du travail, de comment gagner ma vie. Autour de cette place que je m'étais creusée dans le monde, cet abri fragile et temporaire, combien de fois, à intervalles réguliers, le monde se sera effondré ! Des effondrements qui surprendront, moi, ma famille, mes amis et mes proches. Un peu comme ces maladies sérieuses qui reviennent et dont on n’ose parler. Des moments intenses où seule la détermination reste. 

Quand il n’y a plus d’horizon, plus de perspective, quand ce qu'on a construit est en ruines, c’est la mort. C’est la règle. Alors on y va. On doit y aller. On passe par mourir. J'avais fini par accepter ces morts répétées comme une fatalité. Croyant que c’étaient des jalons normaux sur un chemin normal, comme tout le monde, alors que c'était uniquement de ma propre histoire qu'il s'agissait.

Au bout de la sixième fois ou la septième peut-être, enfin, je me suis résolu à chercher, j'ai voulu comprendre: C’est quoi enfin ce bordel ? C’est quoi ce rythme de fatalité, cette mort récurrente, qui me poursuit et me chasse comme gibier qui fuit dans le dédale de sa vie. Pourquoi devoir vivre ça ?
Un jour, par hasard, au détour d'un exercice de visualisation intérieure, je me suis transposé, projeté presque cent ans en arrière. Je me suis retrouvé dans cette tranchée au moment fatidique. J'ai tout vu, tout revécu, une past life regression, comme ils disent. J’ai à nouveau ressenti cette détermination infernale, le paquet de naissance, le trousseau, le barda militaire. J'ai revécu précisément la fin de cet arrière-grand-père dont, si longtemps, j'avais porté le prénom croyant que c’était celui de mon père. 

J'ai mis un certain temps à m'en remettre. 

Bien sûr, à un moment donné, la raison reprend le dessus : comme tout un chacun, j'ai été pris de doute. Cette histoire, est-ce bien la mienne ? N'est-ce pas simplement une affabulation de plus, le fruit d'une imagination que je savais fertile en aventures, rêves et images de toutes sortes ? Et j'ai pensé à la montre, cette montre que j'avais dévisagée pendant si longtemps: "Voilà la preuve. Cette histoire est du rêve, une foutaise: il n'y avait pas de montre bracelet à l'époque. Que des montres à gousset." Sur internet, j'ai donc été vérifier et tapé "montre d'officier 1916". Immédiatement, je l'ai reconnue. Exactement la même, comme si c'était elle, la montre de mon grand-père, simple et ronde, sur fond d'ocre gris un peu vieilli et son bracelet de cuir. Je ne me souviens plus de l'heure qu'elle indiquait,je n'irai plus regarder.

Et maintenant ?

Tout est bien, tout est fini. Quand je pense à lui aujourd'hui, c'est de la joie que je ressens. Une vraie joie immense. J'ignore le pourquoi du comment. Je m'en fous maintenant. Je sais qu'au-delà de tout ce temps qui est passé, de toute cette vie, la mienne, la sienne arrêtée prématurément, la vie précisément a fait son œuvre. Ce lien entre avant et maintenant s'est dissout, tranquillement. Je crois même que ce qui a été fait aura été bien fait. Il me l'a fait savoir. À sa façon.
Quand je pense à lui maintenant, je le sens, je le sais dans l'émerveillement, un chant jubilatoire et intense. Un chant qu'on partage, avec une sorte de complicité qui me surprend.
Dehors, c’est le printemps, il y a quelques fleurs aux branches.
Il y a cent ans.
Exactement.

5 Mars, c'est l'anniversaire de ma dernière fille.
Justement.






lundi 18 janvier 2016

Vingt ans après

Vingt ans.
Ce n'est pas mon âge, loin de là. Je veux dire ce nombre d'années passées, effilochées presque, ce sillage qui me suit et où les souvenirs brinquebalent tels des déchets jetés par dessus bord, par intermittence d'une vie secouée par la houle de ses hauts et bas et qui se perdent dans l'écume de mes jours. Non, ce serait plutôt mon anti-âge et je ne parle pas ici de crème ou de lotion, mais d'une époque future à laquelle je me sais appartenir et qui se situerait quelque part autour de cet horizon, si je puis dire. Oui, vingt ans dans le futur comme une promesse d'une vie ample, joyeuse et sûre qu'on aurait faite à un adolescent. Un horizon qui ceinturerait ma vie d'une limite vague et brumeuse, comme pour empêcher de la dessiner complètement?

Il faudrait inventer un temps grammatical pour décrire cette saison particulière. Ce n'est pas le futur antérieur, un futur dans le futur. Non,  ce dont il s'agit ici est de mettre le futur au présent. Le présent postérieur peut-être? Mais là, il faut lutter un peu pour ne pas voir surgir de nulle part une intruse et massive paire de fesses. Trop tard,ça y est, tu l'as vue, toi aussi. Tant pis, continuons.
Passons outre si l'on peut.

Dans un de mes bouquins, j'évoque le présent potentiel. Ce n'est pas tout à fait cela non plus: ce présent là est un éventail de possibles, un étalage de potentialités immenses, un carrefour aux branches multiples où l'on peut choisir à loisir le chemin que l'on veut emprunter en fonction de l'expérience que l'on veut faire et de ses conséquences possibles. Le présent postérieur, le temps mal dit, malencontreux dont il s'agirait ici, est autre chose: c'est un futur qui existe déjà, un monde aussi réel que le nôtre, issu de ses propres histoires, un truc qui vit par lui-même et qui fonctionne et vers lequel nous pouvons aller, si nous le voulons, s'il nous chante suffisamment pour que nous nous dirigions vers lui. Une île dont il faut seulement faire le choix au cœur d'une navigation. Sinon on l'ignore et on l'oublie. 
Il est essentiel de bien comprendre: Le futur, quelque soit celui qu'on se choisit, n'est pas la conséquence de notre présent. Tout futur qu'il est, il pré-existe, nous le rejoignons par la succession de nos actes, comme des pas sur une échelle de coupée pour monter à bord du bateau qui passe. Combien, alors, il est important de bien le choisir, de le choisir en conscience et non parce qu'on se laisse accompagner le flot des évidences qui nous entourent et nous poussent.


Ce temps, je le vois comme une île immense au milieu d'un océan gigantesque et bénéfique. Il est un continent à venir qui nous envoie une pléthore de messages comme le ferait une civilisation plus avancée que la nôtre, des indications éparses, à peine distinctes au milieu de nos magazines et des nouvelles qu'on partage. Un peu comme jadis, ces souvenirs anthropologues rapportés d'expéditions lointaines récoltés, exposés, montrés, étaient tellement différents de ce que nous vivions que personne n'y comprenait goutte: toute un langage, une grammaire, des signes radicalement autres.
A un moment, à ce moment précis car le temps est compté, il s'agit de s'intéresser aux signes et quitter l'autoroute, prendre la sortie et engager notre propre monde, ce petit monde que l'on porte et dont on est responsable, sur des routes de traverse, sinueuses et discrètes. Ce temps à venir qui nous fait des signaux comme autant d'invitations à le rejoindre, nous pouvons nous y diriger mais cela dépend de ce qu'on décidera, tous ensemble. Parce que ce voyage là est impossible à faire seul.

Tu as déjà vu ces vols d'étourneaux ou ces bancs de poissons, ces multitudes qui évoluent, virent et virevoltent, tous à l'unisson comme un seul être. Quelque chose à regarder et comprendre, quelque chose qui nous parle.
Ces bancs fluides, dynamiques et animés, c'est nous. Exactement nous. Ce sont nos circonvolutions que nous contemplons. Notre évolution. Alors, étourneaux que nous sommes, qu'attendons-nous pour prendre la direction de ce futur qui nous chante, qui chante ce que nous sommes?

Oui, il est un temps à côté, devant, présent et à venir, bien réel, paisible et lumineux, mais divergent, une planète que nous allons manquer si notre trajectoire reste dans le droit fil de ce que nous avons déjà fait. Les chaînes du passé présentées comme du bon sens. Des chaînes télévisées et médiatiques. Que ce nom aura été bien choisi, mais combien il est urgent de s'en défaire.

Par le présent postérieur, ce temps bizarre et comme aux antipodes, je veux dire que tout en moi murmure avec plus ou moins de force que je ne suis pas de ce temps-ci, que le mien, celui d'où je viens et auquel j'appartiens est celui-là précisément que je perçois et pour lequel je me sens fait, ce temps autre qui est quelque part, plus tard, ailleurs. Dans vingt ans si tout va bien ou jamais, si on le rate.Si ce futur dont je viens ne devait pas être le nôtre, si nous faisions un choix différent, c'est à dire si nous ne choisissions pas, alors, que deviens-je? A mon tour, du même coup, je serais un devenir loupé? Une sorte d'ectoplasme tout en virtualité? Après toutes ces années? Je ne sais pas très bien si je dois m'en inquiéter.

De toutes les façons, elle monte, l'inquiétude. Pas tant de savoir s'il va advenir puisque je sais qu'il existe. Ce monde si différent qui  nous attend, dans vingt ans si nous y mettons le cap, se porte bien, merci pour lui. C'est pour nous que je me fais du souci: l'inquiétude monte de tout ce qu'il reste à parcourir, tout ce chemin devant nous pour le rejoindre, comme une face nord en hiver ou un cap mal famé par gros temps. Bonne Espérance par exemple, qui porte son nom si haut et si mal. Oui, toute cette route devant nous dont rien ne nous sera épargné, bien sûr. La route sera longue et semée d'embûches, bien plus longue que ces vingt ans, que ce temps qui reste à parcourir. Les marins disent que naviguer près du vent, c'est deux fois la route, trois fois le temps, quatre fois la grogne. C'est exactement ce qui nous attend. Une longue navigation avec  forts vents contraires.

Alors comment faire?

Comment rejoindre ce temps dont l'histoire propre se déroule en ce moment, parallèle et si différente de la nôtre, comme il en existe mille autres qu'on ignore également? Comment ne pas se tromper? Comment passer du futur qu'on se prépare, tiré de notre passé comme un vin d'une vieille outre, cadré, lardé de ficelles qui aboutissent entre les mains de quelques uns qui boivent au goulot, tranquillement totalitaire, ce temps dont nous avons commencé à faire l'expérience comme des grenouilles au début de la cuisson, comment passer à cet autre précisément, ailleurs, qui chante et danse et rit, prospère pour le plus grand nombre? Libre, joyeux et nourri de tant d'inattendus. Une histoire que l'on préfère comme on franchit une frontière, imperceptiblement mais tout est si nouveau, différent.

Imagine.

Imagine deux trains qui roulent à la même vitesse exactement, l'un à côté de l'autre, et cela fait un moment que cela dure. Dans celui d'à côté, quelqu'un est assis, une femme par exemple, pensive elle aussi, qui regarde par la fenêtre. Les regards se croisent et déjà tout est dit ou presque: les destinées s'appellent qui devraient se confondre. Deux mondes étrangers qui se sont touchés, mélangés. Rencontre du troisième type. En un éclair, le choix doit être fait: Là, à ce moment précis, il suffit d'un rien pour passer d'un train à l'autre, la rejoindre. Non seulement c'est possible mais c'est exactement ce dont on a envie. Ce qui nous retient est ce que l'on se raconte sur le train, sur la vitesse, sur ce qui est impossible, sur ce monde qui nous entoure et nous empêche. Pourtant, il est toujours possible de passer d'un train à l'autre, toujours. Il est toujours possible de faire le pas, de rejoindre l'autre au delà de la vitre. Il faut seulement se décider très vite, là, sur l'instant, parce que l'aiguillage arrive, inexorable, qui va séparer les voies,  emporter nos voyageurs, chacun, chacune vers son futur, vers autres choses qui n'ont plus rien à voir, plus rien à se raconter et déjà le souvenir s'efface, les temps se font différents, les histoires se démêlent et s'oublient. Un futur est passé et il ne reste qu'un songe.

Juste un contact pour rien, une occasion manquée. Un futur en image, imaginé au lieu d'une réalité.

Le vois-tu? L'entends-tu? Il y a là, à côté de nous, en ce moment précis, un train gigantesque, immense, qui roule à la même vitesse que nous, un train qui mène exactement au futur dont on a tous envie ou presque, qui va précisément là, vers ce lieu pour lequel on est tous faits. Entre nous et ce train, combien de voyageurs à échanger des regards comme des fous, comme des adresses, comme des invitations, comme une fête qui s'annonce. Viens, venez! Des paroles muettes qui appellent et font du bien, comme un miroir au delà de vitres embuées, chargées de givre ou de gouttes. Je sais où va leur train, je les connais, je voudrais être avec eux. Sauter. Vite. Faire vite.

J'ai sauté.
Jai sauté du train.
J'ai sauté du train d'en face dans celui-ci que je partage avec toi qui me lis.

Je suis dans le train de ce monde et déjà celui de mon futur s'éloigne, inéluctable, qu'il va me falloir retrouver si possible. Si ce monde veut bien. La bonne surprise, en revanche, est que d'autres aussi  ont sauté du train d'en face, eux aussi ont rejoint ce monde. Pourquoi l'ont-ils fait? Pourquoi l'ai-je fait? Mais pour la voyageuse bien sûr! Pour son regard beau qui m'appelait par la vitre. Un regard, on n'y résiste pas!

Des anti-voyageurs venus comme moi du voyage parsemer le présent, voyageurs arrêtés, immobiles, balises en pleine mer, jumeaux de Langevin qui restent avec les autres quand leur frère voyage. Souvenirs d'un futur auxquels ils vous invitent. Venus en voisins d'un temps suffisamment proche pour qu'on le distingue, oui regarde, jette un œil à l'horizon d'où je viens, regarde un peu plus loin que nos quotidiens embués. Contemple avec nous ce disque qui se lève quand on marche sur la plage et qu'on y est bien. Quand San Francisco se lève disait Leforestier. San Francisco. Des rêveurs soi disant, des gens du rêve comme on dit du voyage, venus aider ce monde à passer dans un futur qui ne viendrait pas de son passé. Oui, qui ne viendrait pas de son passé. Comprends-tu?


Tous, des indigos parsemés dans ce monde. Tous, des sauteurs de train.


Maintenant, aujourd'hui, sommes-nous décidés à mettre au présent ce futur dont nous rêvons plutôt que d'en faire la continuité d'un passé que nous avons appris à redouter?

Changer l'histoire.
Comme on change de chaussettes. c'est juste une question de choix.

Permets-moi juste une question: Pourquoi ce qui  a été vécu devrait avoir plus d'importance dans ce que nous sommes que ce qui nous reste à vivre? Comprends-tu? Pourquoi les générations passées pèseraient-elles plus que celles à venir? Au nom de quoi? Du devoir de mémoire? Mais que pèse-t-il face au devoir de vie?
Pourquoi au contraire ne pas se laisser porter par ce qui en nous raconte autre chose, raconte ce temps possible, le temps du train d'à côté? Pourquoi ne pas faire ce choix-là précisément, maintenant? Pourquoi ne pas sauter ou peser sur l'aiguille, tous cheminots que nous sommes?

Regarde le ce temps, contemple le comme on regarde des près verdoyants au delà d'une frontière très fortement gardée, telle un rideau d'enfer. Hume le quand le vent vient de là où le soleil se lève, dans la fraîcheur d'un petit matin plus paisible que les autres.
Tu entends ce qu'il nous dit, ce qu'il nous raconte sur ce que nous pourrions être?

Il n'est pas une chimère , un de ces mirages à peine plus loin, à l'image de nos cités torrides, une reproduction plus tard de ce qu'il y avait hier, un fantasme extirpé de nos affres et de nos avidités qu'elles soient sociales, technologues ou financières. Ce présent mécanique que nous avons accepté sinon construit.

Ce futur d'où je viens est tout l'inverse. Une proposition à portée, chuchotée à l'intention de ceux qui savent s'écouter et regarder. Il chante en nous quelque chose d'à la fois familier et différent, l'avers de nous-même, là où nous sommes reliés, comblés de dedans, vides au dehors et en paix. En paix avec nous-mêmes, de façon à la fois réfléchie et réciproque.

Oui, je suis de ce temps-là, comme un voyageur imprudent  se retrouve piégé dans une époque qui n'est pas la sienne et du coup, peine à se souvenir de ce futur d'où il vient et qui pourrait ne plus être. Ce temps dans vingt ans. Ce temps qui nous attend.

Ce futur enchanteur, je ne veux pas le décrire. Y mettre des mots serait l'enfermer au présent, enfermer le temps dans la bouteille comme un génie imprudent. Ce temps futur qui m'habite, je le laisse libre, flottant, il entoure ce que je suis comme un parfum qui s'échappe. Souvent, très souvent, je le reconnais chez les autres, toutes celles et tous ceux que je croise, avec qui je parle, échange, ris. Tous ceux qui se reconnaissent d'un regard, au détour d'une conversation, d'un voyage ou simplement d'un geste. C'est bien simple, tous ceux qui ont la joie en eux. Tous ces sauteurs de train.

Comme pour la gravité, c'est une question de masse. Seront-nous assez nombreux à le rêver, le croire, le vouloir. A écouter, deviner ce futur dedans?

Il faut toujours écouter ses vingt ans.

Fin du monde

C'est en route.

En de multiples endroits, dans différents pays et des cultures si variées, on témoigne du processus à l’œuvre. Des gens se mettent en route, en multitudes diverses, se rejoignent, isolément ou par petits groupes, se réunissent et se parlent, tranquilles au milieu d'enfants calmes et rieurs. Des communautés se forment, des expériences se mettent en place,on peut aller de l'une à l'autre, on peut échanger, se croiser. On n'a besoin de rien ou presque pour se comprendre. On peut s'arrêter le temps qu'on veut.
Essayer.
Tous sont différents et viennent d'horizons et de parcours si divers. Ils ne se ressemblent en rien mais ont ce quelque chose en commun, comme un appel qui les a touchés et les a lancés sur le chemin. On voit sur leurs visages, jeunes, vieux, ridés, beaux, ce contentement tranquille qu'ils et elles partagent, la joie de sentir que c'est enfin là, que quelque chose se construit, que c'est vivant et que cela va durer. Leur confiance est telle qu'ils y invitent ceux qui passent. Certaines, certains les rejoignent, la plupart les ignore. Quelque chose de radieux et de simple arrive, quelque chose qui a besoin de peu pour grandir, qui met enfin l'humanité à sa place. Après ce long voyage, après cet immense détour dans la matérialité avide et aveugle, l'homme s'est retrouvé. Certainement pas au centre mais parmi, avec, entre ce qui l'entoure. La paix signée en lui et avec la nature autour. La tranquille certitude que le processus ne pourra s'arrêter, ni être arrêté. Jamais. La joie de gens qui vivent au cœur des choses mais à côté du monde. A côté des turbulences, des passions, des envies. La joie de ceux qui vivent avec le silence en eux.
Après tout ce temps où ce qui allait suivre n'était pas évident, après tout ce temps où l'on se sentait plus mourir que naître, après tous ces moments d'égarements, de folies collectives et burlesques, quelque chose de beau est en train de nous arriver. Il suffit de regarder, écouter, dire oui toujours à ce qui est proposé. Se laisser mener par la vie, laisser les choses nous arriver et comme une rivière coule inévitablement vers la mer, on est progressivement transporté vers ces rencontres, ces moments de contentement et de paix. La transformation de soi dont on sait que viendra la transformation du monde. Cette grande alchimie à une échelle jamais vue auparavant, jamais expérimentée: la totalité d'un monde en train de changer de niveau de conscience. En train de passer.

C'est cela qui se passe, qui est en train d'arriver. Nous sommes témoins de notre monde en train de muer. Des périodes comme celles-ci sont si peu fréquentes que ceux qui les avaient annoncées parlaient de fin du monde.

Oui. La fin du monde.
Qui aurait pu deviner que ce fut de cela qu'il s'agit, que ce put être aussi paisible, joyeux et rassurant? Le monde qui vient nait d'une conscience nouvelle, élargie, plus complète. Une. la conscience d'une création imbriquée, intelligente, bienveillante et prolifique. la conscience qu'on y a besoin de peu et que de ce peu beaucoup peut naître. Un monde où le soi est plein et donc conscient de l'autre. Un monde où il suffit d'un rien, d'un peu de silence, d'ingéniosité et de bonne volonté pour que tout arrive, qu'on le fasse ensemble, juste pour le contentement d'être. Un monde où trois fois rien font quelque chose de neuf.
Un monde où c'est la nature qui nous enseigne parce qu'on aura appris à l'écouter. Un monde où l'univers nous parle.

Apprendre.

Apprendre à recevoir, à aimer. Apprendre à avoir confiance et ne pas redouter. Parce que ce sont nos peurs et nos pensées qui nous enferment, créent ce monde dont on ne veut plus, créent ce qui pourrait advenir si l'on n'y prenait garde, rater une promesse qu'on aurait négligé d'écouter. Ou refusé peut-être. Apprendre à construire en laissant venir le futur à nous. Tout est à redécouvrir, mais nous ne partons pas de rien: les exemples, les enseignements sont nombreux, comme le sont les expériences réussies. Partir d'une frugalité joyeuse, du partage. Ne pas se sentir ou se vouloir isolé. Rester relié. Ecouter, essayer.  Et quand on ne comprend pas, se dire que c'est de soi que vient la limite, le problème et non de l'autre .

Un jour, on découvrira le pouvoir de l'intention. on aura découvert que c'est elle qui commande, qui oriente tout ce qui vient ensuite, tout ce qui se passe après. C'est l'intention, exprimée ou non, qui dirige les choses. Nos projets, nos aventures, nous amours, nos envies. C'est elle qui mène aux guerres ou aux rencontres apaisées. C'est l'intention qui, dans le secret d'un instant si bref, détermine tout ce qui emplira nos vies. L'imaginer, c'est déjà quelque chose, c'est lancer un pont au dessus des précipices. A le comprendre et le vivre, on s'engage sur l'autre versant, on se libère et on libère le monde des conséquences de nos gestes.
Alors, avec quelle intention aborder ce qui nous vient? Aucune précisément, simplement celle d'essayer, de partager, écouter et construire avec les autres. Tout est possible, surtout si nous décidons de tourner le dos à ce que d'autres nous présentent comme inéluctable.
En tout cas, c'est le choix que je fais, pour ces jours en file indienne qui se profilent devant moi, sans que je sache où ils me mènent. J'ai envie de m'arrêter en route, faire la journée buissonnière, comme un bivouac au milieu de la route. Au beau milieu de tant d'autres que la joie monte par anticipation.

Vivement demain finalement.

dimanche 10 janvier 2016

Religions, Tout & Rien

Comment aborder ce sujet autrement qu'avec des points d'interrogation?
Sans doute n'y aura-t-il dans ce qui va suivre rien à croire ni comprendre ? La simple expérience de laisser libre cours à ce qui vit en moi, à tous les questionnements qui collent à cette sensation d'être? Un cheminement fait de questions comme des pas sur le sable ou la neige: c'est quand on les regarde, quand on observe leur trace qu'on comprend la direction qu'elles prennent. Ou les errements qu'elles racontent.
Laisser venir les réponses dans ce qui est vécu plus que dans ce qui est dit.
Aucune vérité assurément, si l'on peut dire.

Et si ce que nous vivons aujourd'hui, ces tempêtes de religiosité figée dans des dogmes mal compris, ces monstruosités d'intolérance tortueuse en même temps que ces déserts d'incroyance stérile et vaine qui se croient seules vérités, se croisent et se confrontent, si tout cela était une évolution nécessaire de nos modes de pensée et de nos croyances les plus profondes?
Et si ce passage, qui semble inéluctable, par l'écroulement de nos ordres établis et de nos modes de vie, par la décrépitude de nos certitudes, était nécessaire pour que soit fait table rase des croyances du passé, dépassées, ineptes et inadaptées aux temps qui viennent? Et si tout cela était nécessaire pour remplacer nos fois, nos vérités et nos croyances par une conscience, une science renouvelée, libre elle aussi de ses dogmes, à la fois nourrissante, jubilatoire, inoffensive et belle? Et résister à la tentation, encore, de reconstruire, de fabriquer à nouveau des vérités tangibles, des vérités à croire coûte que coûte, des vérités qui fabriquent le réel au lieu de laisser la réalité nous raconter son histoire et nous émerveiller comme des enfants à l'heure du coucher?
Et si le temps des vérités toutes faites était enfin révolu? Si le temps d'une conscience TOTALEMENT NOUVELLE était arrivé, un temps inconcevable tant il diffère de tout ce que nous avons connu, vécu jusqu'à présent? Une rupture telle dans l'histoire que se souvenir ne servirait à rien, qu'à nous égarer à nouveau? Comme si les religions elles-mêmes avaient rempli leur office, aussi bien, aussi mal que possible? Comme si l'expérience religieuse avait montré ses limites, tant le monde qui s'est bâti autour d'elle a abouti aux antipodes de ce qu'elle était sensée révéler?

Et si le temps des religions était enfin dépassé? Des religions qui auront passé leur temps, auront parsemé le temps qui nous a été donné de vivre, à nous faire déambuler entre vérités qui se détruisent les unes les autres, entre fanatismes de tous ordres, désintérêt ou désillusion, pratiques discrètes et néanmoins profondes ou questionnements salutaires? A y regarder de près, n'y aurait-il pas une différence finalement insignifiante entre nos prêtres, rabbins, pasteurs, popes, gourous de toutes sortes et les mages, les prêtres et les chamans des temps préhistoriques? Combien d'entre eux nous ont aidé à déconstruire le réel au lieu de le renforcer? Combien d'entre eux ont fait fi des pouvoirs que la fréquentation de l'invisible leur avait conférés pour ne les utiliser que de façon discrète et mesurée? Combien d'Hafiz et de François d'Assise? Combien d'entre eux ont participé à l'ouverture des consciences plutôt qu'à leur direction et leur mise sous tutelle forcée? Et pourquoi parlé-je au masculin? Combien de femmes ont, elles aussi, accédé à ces vérités qui nous mettaient sur la voie du vrai, que nous avons ignorées, pire pourchassées, condamnées et sacrifiées sur l'autel de croyances dominatrices et sommaires?

Comment démêler le réel du reste,comment se réveiller? Distinguer le réel intemporel, une réalité vraie qui soit indépendante de nos histoires sociales et culturelles, comment s'ouvrir, se laisser accéder, toucher, transformer par ce réel vrai, tellement discret qu'il semble un chuchotement au milieu des clameurs et des feux d'artifices? Comment se laisser guider au travers des méandres de ce qui nous a été transmis, comme une marche sans outil, sans repère et sans arme au travers d'une friche dense, restes inextricables d'une forêt plantée jadis et où il nous est demandé par quelque injonction intérieure, de reconnaître la nature, le terrain, la beauté et la simplicité de l'origine?

Comment réussir à s'interroger et à formuler des vérités nouvelles et anciennes tout à la fois, sans que l'intellect, cette forme farouchement rétrécie de l'esprit, sans que l'ego, cette forme nécessairement réduite de l'être, s'interposent et nous égarent? Comment retrouver l'unité au milieu de tant de diversité? Quel chemin nous est-il ouvert pour accéder à cette immense magnificence, ce débordement fou d'intention primordiale, cette réalité inconcevable, au delà de toute possibilité de mesure, première, diffuse et contenue dans le rien? Oh! Comment l'aborder sans pouvoir la nommer? Comment la concevoir sans lui donner de forme, ni rien de ce qui nous ressemble, rien de ce qui nous rassure? Juste ce qui nous anime au delà de nos pulsions, de nos rêves et de nos envies, de nos certitudes et de nos frontières?

Oh! Les religions, quelle responsabilité portent-elles à la fois dans l'égarement, les erreurs et les crimes des hommes, dans le façonnage parfois brutal de nos pensées et de nos actes, dans nos divisions mortelles, cette partition invraisemblable de l'unité que nous sommes, entre ce qui est bien, toléré, recommandé et ce qui ne l'est pas, entre ombre et lumière? Et dans le même temps, quel crédit devons-nous leur accorder pour ce qu'elles nous donné, ce baume continu sur nos plaies intérieures, pour ce qu'elles nous ont transmis comme ébauche de vérités sur nous-mêmes, pour cette réalité qu'elles nous ont donné à deviner, enfouie derrière le galimatias des dogmes, des rituels et de formalismes abscons?

Pourquoi est-il demandé aux êtres humains que nous essayons d'être, de faire la part, jour après jour, génération après génération, entre ce qui est réel et ce qui est illusion? Entre les rêves et ce qui les porte? Combien d'hommes et de femmes sont passés, ont écrit, parlé, proclamé, transmis ce qui  leur avait été donné de percevoir, entr'apercevoir et le peu qu'ils et elles ont vu était si éblouissant qu'on y risquait de perdre jusqu'au sentiment de vivre? Et ce peu qu'ils avaient reçu était déjà tellement exaltant, impensable de puissance et d'amour inconcevables, tellement démesuré que ce qui nous en reste semble déformé, difforme presque, tant il est impossible à partager?

L'impuissance de l'esprit a quelque chose de pathétique. Je me fais l'impression d'un mécanicien qui tente de démonter un moteur, équipé d'un seul marteau. C'est impossible à faire à moins de tout casser. L'énigme reste donc entière, douloureuse presque et immense à l'intérieur de si peu. Le moteur garde son secret et il nous faut vivre avec, quotidiennement, avec patience, résolution.

Si seule l'expérience de vivre a un sens, l'interrogation est alors inutile, tout comme les certitudes. Il faut vivre, simplement. Jouir du vivant comme d'un cadeau qui nous serait donné et auquel on ne comprendrait rien. Un cadeau encombrant et qui prend beaucoup de place dans la pièce. Vivre l'expérience, vivre le voyage entre les vérités que nous nous sommes construites et les questions qui les dépassent, en font des certitudes fragiles. Accepter la relativité du monde, envisager la probabilité du vivant et la multiplicité des univers possibles. Accepter que l'esprit ne soit pas grand chose et que seule la conscience compte, comme un marionnettiste tire les ficelles mais sait que, d'un jour à l'autre, il sera remplacé par plus savant que lui, plus grand que lui, plus mystérieux que lui. Différent de tout ce qu'il aura pu connaître. Une tout autre histoire.

Ce qui serait extraordinaire dans l'histoire des hommes, notre histoire, serait que tout le monde ait raison. Tous autant que nous sommes: ceux et celles qui prétendent qu'il y a quelque chose à l'origine de tout, autant que ceux et celles qui prétendent qu'il n'y a rien. Tout est vrai et c'est sans doute ce qu'il y a de plus difficile à accepter.
Comment nous, les voyageurs qui nous sommes mis en route il y a si longtemps, pourrions-nous aborder le rivage de ce qui "serait sans être" (le conditionnel prend ici un sens particulier et tout à fait délicieux), ce qui serait avant l'origine autant qu'après la fin (comment appréhender ce qui précède et succède à tout?). Ce qui vit dans tout ce qui est vivant autant que ce qui est inerte, ce qui crée au delà et en deçà de toutes nos inventions, serait-ce comme un soleil éblouissant mais invisible derrière des nuages aux dimensions infranchissables? Une lumière tamisée, continue, partout et sans ombre, une chaleur diffuse dont il est bon de s'approcher, de se laisser toucher?
Une façon d'y aborder sans irrémédiablement faire naufrage nous est offerte par la science: par exemple, l'univers est en expansion, tout le monde l'admet. Mais combien d'entre nous se sont demandés dans quoi? Quelle serait le substrat dans lequel cette expansion prendrait place? Quelle serait la frontière? Au-delà du temps qui semble la limite vérifiable, il se pourrait que ce soit le rien: nous baignerions dans le rien. Au delà de l'univers, il n'y a rien, ni avant, ni après.

A la fois quelque chose et rien.
Tout et rien, tant qu'à faire.
Lumière et obscurité.

Le tout contenu dans le rien (et réciproquement), la lumière qui accepte l'obscurité comme  négation absolue d'elle-même n'est-ce pas l'exemple ultime d'un absolu sans certitude, un être ayant intégré jusqu'à la possibilité de ne pas être?  Une présence en même temps qu'une absence? Et une tension insupportable entre les deux?
Quelque chose qui ressemblerait à l'amour?

Une possibilité silencieuse, un amour incommensurable entre l'être et le néant, au delà des espaces et du temps? Un amour inconditionnel et sans finalité. Serait-ce cela la source de tout ce qui nous est donné de vivre? Une interrogation pleine d'une joie profonde, sans inquiétude mais avec force, sans réponse aussi? Jusqu'à quel point sommes-nous capables de vivre un monde en question sans qu'il nous soit possible d'y apporter des réponses?

Tout ne serait finalement qu'un état potentiel, le seul état possible entre rien et quelque chose? La vie ne serait alors que ce qui est possible quand tout affirme que ce ne l'est pas? la création ne serait que cela? Une invraisemblable expérience du possible?
Alors ce qu'on nomme le divin serait à son tour une invraisemblable expérience du conscient entre le tout et le rien?

Ah! la conscience! C'est le plus grand mystère de la création! Peut-être sa réalité ultime? A qui est-elle donnée et pour quoi en faire? Quelles consciences multiples habitent les pierres, les oiseaux, les arbres? J'ai vu un jour un arbre dont je savais sans l'ombre d'un doute qu'il était un roi, un sage. Folie peut-être?
Quelles consciences multiples habitent-elles l'humain, et comment se croisent-elles? Est-il utile, nécessaire, prévu peut-être que cette infinité de niveaux de conscience que l'on constate autour de soi, dans le monde, soit le ferment indispensable de la création? Est-il possible que la multiplicité des états de conscience soit comme ce dont il nous est donné de témoigner au fin fond de l'espace: des ensembles dynamiques, harmonieux entre systèmes, galaxies et amas, des étoiles en naissance ou à la fin de leur histoire? Une gravité à laquelle nous ne pouvons échapper et qui tord jusqu'à notre perception de la lumière? Une conscience éclatée, à la recherche d'elle-même ou pleinement satisfaite d'être? Et tous ces niveaux de consciences évoluent-ils? Convergent-ils? Sont-ils comme attirés par un état ultime qui les attend? Il semblerait que oui, mais qui suis-je pour l'affirmer?
Ou peut-être est-ce justement le contraire? Une conscience qui fuirait indéfiniment son unicité primordiale pour se contempler dans la multiplicité, sous toutes les facettes possibles? Au risque de s'y perdre?
Ou peut-être rien entre ces deux extrêmes, une conscience immobile, éternellement pleine de tous ses possibles, entre rien et tout, dans laquelle nous nous agiterions sans cesse?

Alors? Alors? Ce choix que nous faisons entre mal et bien, ce choix que nous nous imposons entre certitude et interrogation, cette tension qui nous habite pour faire évoluer le monde, ce gymkhana insensé entre des visions multiformes, antagonistes, hostiles presque de ce que pourrait être le monde, cette quête épuisante d'une vérité, ferait-elle partie du jeu?  Ne serions-nous finalement que des agents agités, des vecteurs involontaires de cette quête impensable de l'intention première vers la compréhension et la contemplation de soi?

Serait-ce cela être vivant? La possibilité, la nécessité peut-être de choisir, d'orienter sa version propre, dérisoire mais tellement essentielle du sentiment d'être entre ces deux réalités: faire le choix des certitudes, de la conviction de la réalité du monde, de ses règles, de ses lois, de ce qu'il est possible d'y être et d'y faire? Ou faire le choix de l'interrogation, de la question perpétuelle, le besoin de comprendre et d'expliquer. Ou encore toutes les combinaisons possibles entre ces deux réalités potentielles? Etre explorateur, artiste ou marchand? Philosophe, fou ou roi? Militaire, juriste ou révolutionnaire? Tortionnaire, docteur ou patient?
Chacune et chacun de nous vivons sans doute notre propre réponse à ce besoin de synthèse, un équilibre unique entre deux réalités premières, un équilibre qu'il nous est possible de faire évoluer, demandé peut-être? La vie, cette expérience que nous faisons dans ce que nous appelons la succession de jours et de nuits, serait-elle ce voyage entre certitude et interrogation? Un voyage qui ne nous mènerait nulle part, à rien, dans toute l'immensité et l'absurde impossibilité du rien, mais dont toute la valeur naîtrait dans la réalité du voyage?
Le sentiment d'expérience. Etre ne serait-finalement que l'expérience, ce déplacement d'une réalité vers une autre, un état, un degré de conscience vers un autre?

Cette existence délicate et infime entre certitude et interrogation serait-elle la nature profonde de ce qui nous anime de tout temps? La trace de l'origine et de la fin en nous? Serait-ce là le chemin invisible et ténu, la trace sur le sable et la neige, la trace ultime si j'ose dire, au tréfonds de l'absolu sentiment d'être et du doute tout aussi absolu d'être?

La nature de cette puissance créatrice et incommensurable serait-elle emplie de cette double réalité, consubtantielle à la création même? Aimer et s'interroger sur l'amour, être et interroger l'être, créer et interroger sa création? Projeter et questionner la finalité?

Un point d'interrogation gigantesque.

Si c'était cela le vivant, ce serait insupportable. Proche de la supercherie. Remplacer un dieu exigeant et vengeur par une déité au narcissisme monomaniaque? Non merci.

Il doit y avoir autre chose derrière tout cela. Chercher, explorer encore! Se laisser toucher, si possible, par une vérité plus grande encore, plus essentielle à tout cela. Se laisser donner une clé pour ouvrir ce qui serait une autre porte, une autre frontière au tréfonds de ce que nous sommes, au delà de toute apparence et de toute forme pensée.

Je pressens que c'est autour de l'amour que tout se joue, je sens qu'il y a dans cette force irrépressible, dans cette tension sublime, la réponse à toutes ces interrogations. Je pressens que cette réponse est tellement immense, tellement invraisemblable qu'il n'est pas donné à l'esprit de la formaliser et de la concevoir. L'amour est une dimension ultime à laquelle on ne peut accéder que par son parfum, un souvenir, une évocation, une forme amoindrie, suffisamment dégradée pour la ressentir, la connaître sans nous mettre en danger. L'amour serait ce niveau, cette énergie surhumaine dont nous ignorons tout et certainement l'essentiel, dont nous ne comprenons pas grand chose en dehors de ce qu'il nous est donné d'éprouver et de renouveler sans cesse. Avec délice. La puissance incommensurable de l'amour est ce qu'il nous est donné de parcourir, découvrir dans toutes les dimensions de la création, celles qui nous sont accessibles et toutes les autres. L'amour ne passe pas par l'esprit. Ses voies sont autres, c'est lui qui nous guide vers le Merveilleux.

Alors le chemin s'éclaire, passant de l'obscur et du monde en questions sans fin, au Merveilleux, la félicité sans frein. C'est l'amour qui nous donne la vraie dimension des choses.

Ah! S'il était possible de remplacer nos certitudes  et nos questions sans réponse, s'il était possible de dépasser nos interrogations continues,  s'il était possible d'expérimenter l'amour au lieu de nous complaire dans l'objet, alors nous ouvririons la porte à la possibilité du Merveilleux. Nous serions tous des voyageurs, nous fabriquerions un monde d'exploration et d'émerveillement, un monde d'enfants insatiables et reconnaissants, au lieu qu'il ne soit que le théâtre borné de nos vérités, de nos chimères et de nos insuffisances.

S'il était possible de remplacer notre perception des autres comme autant de menaces pesant sur ce que nous croyons être par des opportunités bienvenues,  nous vivrions un monde tout autre, un monde en mouvement et redimensionnement perpétuels, un monde sans certitude, un monde où seul l'instant serait une vérité magnifique qu'il serait possible, nécessaire, indispensable de partager pour en jouir davantage. Peut-être le monde serait-il alors un miracle renouvelé si fréquemment, si rapidement, qu'il serait impossible de se souvenir, de garder en mémoire un seul moment qui nous serait apparu si beau, tant d'autres lui auraient succédé, tant d'autres se seraient superposés, plus beaux encore.

Et son règne n'aura pas de fin.

Cette perception nouvelle du monde à la fois éphémère et sublime, est si forte, si puissante, qu'elle semble ne pouvoir être que fugace, tant l'esprit peine à se l'approprier. Tant l'esprit redoute de s'y perdre.Tout ce qui est tangible s'y dissout comme un rêve qui s'efface et dont on peine à se souvenir.

Seule la conscience reste.

Un monde de conscience émerveillée où la matière se rétreint, s'amenuise, comme paillettes autour d'un regard. Un monde illuminé d'amour, parce que les poètes ont raison qui le chantent sans cesse et sous toutes ses formes: au bout du décompte de nos jours et de nos nuits, de nos heurs et de nos malheurs, au bout du compte de nos vies, c'est de lui qu'il s'agit. C'est lui qu'il nous est donné de découvrir, et par lui qu'il nous est demandé de nous laisser guider.

C'est lui qui nous conte l'immensité qui se déploie dans ces espaces qui n'en sont pas.

C'est l'amour que je suis.