samedi 5 mars 2016

5 Mars 1916



Côte du Poivre - Secteur de Bras


 Le silence dans les rangs est énorme, il s’impose à tout, tellement lourd et massif dans l’espace confiné et crasseux, dans ce boyau misérable et tortueux de la tranchée, que personne n’ose le rompre. Un truc qui vous dépasse à ce point ne peut que vous laisser muet. 

Les visages sont fermés, terreux, les corps tendus, immobiles, chaque homme tourné en lui-même, fossilisé dans une spirale de sensations dont il ne sait ni comment ni quand en sortir, le plus tôt serait le mieux mais ce n'est pas certain. Les rares pensées qui survivent encore à une autre nuit sans sommeil sont hachées menues par le sifflement des obus et le craquement brutal, incessant des explosions à cent cinquante mètres, sur la tranchée d’en face, proche à toucher : le roulement infernal, inhumain du monstrueux pilonnage de l’artillerie. Une averse de fer et de feu, avide de chairs et qui pulvérise en tous sens en prévision de l’attaque à venir, mais cette fois au rythme mauvais, plus serré que d’habitude. Pour être sûr de ne rien laisser vivant, mais nous savons bien, nous autres, qu'il n'en sera rien. Quand il le faudra, ils sortiront de leurs tanières comme nous le faisons, nous, quand c'est notre tour d'être ceux qu'on attaque.

Les uniformes bleu horizon sont étonnamment propres, comme pour la parade. Pourquoi ce détail me frappe-t-il tant ?

Je suis leur capitaine et je leur fais face, appuyé sur la paroi opposée de la tranchée, celle qui regarde l'ennemi. Je suis muré dans une détermination d'acier qui m’occupe tout entier. Cette détermination est tout ce qui me reste de la sensation d'être vivant, même si elle m’a définitivement coupé des autres, du monde de ceux qui vivent encore quelque part au sud ou à l’ouest, une vie lointaine, rêvée, qui m’est devenue étrangère comme d’un autre continent, séparée peu à peu et  grands feux. 

Une détermination d'une épaisseur de marbre pour garder la peur à distance, mais surtout surmonter la colère, la révolte immense devant l’imbécilité absolue de l’ordre que j’ai reçu. Prendre la tranchée là, devant, est totalement impossible, nous le savons tous, moi en particulier. Depuis un mois, à la moindre sortie, nous sommes balayés par le feu rageur, saccadé, précis, des mitrailleuses d’en face. À cette distance, c’est du quasi bout portant. Je sais que ce n’est pas cette averse d’obus qui les aura fait taire. Encore une de ces théories d’état-major qui m’exaspèrent. Feu de barrage puis feu roulant. Bien sûr. Tout ça est tout à fait logique et fonctionne très bien sur le papier. Mais il n’empêche : dès que nous nous montrerons, nous nous ferons faucher. Je le sais, totalement coincé entre cette certitude de mourir quand nous sortirons et l’abjection de la lâcheté si nous ne le faisons pas. Sortir est inutile. Ne pas le faire est impossible : à tout prendre, il apparaît que je redoute moins de mourir que d’être lâche. 

Depuis que j’ai reçu cet ordre imbécile, je ne dors plus. Non d’inquiétude mais l’esprit mesmérisé par ce dilemme, gélifié dans l'absurde logique humaine. Dans cette tranchée, j’aurai finalement davantage souffert de patauger dans l’imbécilité radicale de ce qu'on nous demande de faire et d'être, que dans la fange et la boue que tous, nous finissons par ne plus voir. Ces ordres auxquels il est impossible de se soustraire. Impossible de désobéir et inutile d’obéir, voilà à quoi en est réduit le sentiment d’être vivant quand on est à Verdun, quand on est coupé de sa propre histoire depuis si longtemps déjà.

Je regarde la tranchée : ces parois suintantes de terre grasse presque huileuse qui nous enserrent, on est transi dès qu’on s’y appuie, cette vie sans horizon, ce ciel confiné au-dessus, cet enfermement du regard privé d’horizontal, c’est mon univers, celui dont on ne peut sortir sans mourir.  La mort qui vient parce qu’on sort à l’air libre, parce qu’on se met debout sur la plaine ou ce qu’il en reste, hérissée de ces troncs en échardes, aux branches comme des bras, moignons difformes et noircis, figés dans des poses grotesques. Cette absence d’horizon aura curieusement développé en moi le sentiment d’immensité, comme si l’univers entier m’était devenu intérieur, comme si la vie devient recluse quand les extérieurs sont hostiles.

Maintenant je regarde mes hommes. Je ne vois pas leur peur, je ne vois que leur immobilité. Je sais qu’ils vont mourir. Combien ? Je n’aurai pas le temps de savoir. La certitude de leur mort prochaine est la seule pensée qui s’agite dans cette détermination qui ne me quitte plus, m’habite tout entier comme une cuirasse en dedans. Les mener à leur mort est un remord immense, une impuissance dérisoire et rageuse. Contrairement à ce qui se dira, il n’y a dans ce courage-là, rien de véritablement noble. Une colère transcendée, voilà tout.

L’artillerie se tait. Maintenant, le silence est insupportable, tout sauf un répit. Une touffeur qui accélère le souffle. Il s’imprime dans les hommes comme un étouffement prémonitoire. Ce silence est comme une stupeur qui surprend et s'étend au monde tout entier. On en sort hébété.

Je regarde ma montre. Je suis d’un regard à moitié absent le lent mouvement de la trotteuse. Tout s’efface comme si ma pensée, ma mémoire, tout ce qui m’a fait sentir être vivant étaient maintenant figé. Il n'y a plus rien à faire, qu'à y aller. Il n’y a plus rien que le gris du plomb et le froid de l’acier, comme un présage de ce qui vient. 

Je ne suis plus rien, qu'un ordre à donner.

8h30 : je sors mon revolver, vérifie une dernière fois mon arme. « Baïonnette au canon ! ». Le cliquetis des armes, des boucles et des bidons est immédiat tant l’ordre était attendu. Toute la tranchée s’ébroue. D’un coup, la rumeur monte, les souffles se font plus sonores dans le froid du matin. Aucune parole pourtant. Maintenant, personne n’a plus rien à dire. Trop tard, trop lourd ou trop tout, simplement. Les sapeurs assurent les échelles.

« On y va ! »

Le capitaine Marc D. monte prestement, sort le dos courbé, en même temps que ses hommes, les premiers aux échelles. Une dizaine de silhouettes, rapidement suivies d'autres, qui se détachent et courent, droit devant elles.

Et immédiatement, si vite, le feu des mitrailleuses qu’il a à peine le temps de voir crépiter au ras du sol là-bas. Déjà, le choc des balles qui déchirent l’uniforme. Il a le temps, pourquoi ? de les sentir à l’épaule au côté gauche, sans douleur, puis plus rien. 
Simplement cette immense question imprimée au fond de sa conscience. 

Pourquoi ?

A peine 40 ans plus tard, je nais.

Enfant résolu, courageux, ou plutôt enfant pour qui la nécessité du courage sera comme un repère, un rappel fréquent dans ce qu’il aura à vivre. Et c’est vrai qu’il sera courageux cet enfant. Quand il aura grandi et contemplera sa vie, je serai touché par le courage de ce morpion que j'étais mais en qui j'aurai parfois peine à me reconnaître. Non tant par l’adversité que j'aurais confrontée, à peine, pas vraiment, que par les questions qui se seront imposées, innombrables et qui, toutes, resteront sans réponses. Jusqu'il y a si peu.

Je suis venu au monde sans en être, plein d’un questionnement qui m'aura précédé et qui m'aura toujours dépassé comme un grand frère tutélaire et anonyme que je n'ai pas eu, que je n'aurais pas su. Habité d’un pourquoi gigantesque, un questionnement immense, si grand qu’il emplit le monde tout entier, qu’il en est comme la limite ultime : au-delà du perceptible, au bout des lectures et des aventures comme au bout des télescopes, ce sera toujours un pourquoi que je trouverai et qui ceinture le monde. Ce monde en une question colossale, imprimant au plus profond un besoin vital de réponse, un besoin de comprendre, qu’on m'explique. 
Personne ne pourra jamais m'expliquer parce que personne ne comprendra jamais vraiment la question qui m'obsède et que je pose sans cesse.

Pourquoi tout ça?

Puis je vais vivre, m’inventant une vie plutôt en dehors des sentiers battus parce qu'ils sont sans doute ce que j'aurai redouté le plus, pour que cette vie inventée fabrique la réponse à ces questions, au gré des occasions, des rencontres, des idées et des projets. Pour qu’une vérité se fasse, apparaisse en pointillés comme des rochers découvrent à marée basse et racontent l'histoire de la terre finalement vaincue par les flots.

Je finirai par trouver naturel ce questionnement permanent, cette incertitude constante. Il sera ma vie, ignorant de toutes les autres possibles, ces vies sans question, sans autre histoire que celle qu'on se choisit. Traversant les mêmes écoles, les mêmes chemins que d’autres, vivant, grandissant et vieillissant comme les autres, j'aurai exploré ma propre vie de fond en comble, espérant découvrir dans l’inhabituel et le nouveau la réponse à ce questionnement avec lequel je suis venu au monde. Ce paquet, pesant comme un barda que je portais en moi, avant même que de naître. Cette question continue qui m'aura rendu un peu sauvage ou plutôt singulier. 

Certains ou certaines m'auront trouvé intéressant, semble-t-il, le temps d'une soirée ou d'une tranche de vie plus ou moins longue, mais pour la plupart je resterai un peu étrange, fatigant le plus souvent.

Parlant de repères, il y en a de surprenants parfois. Par exemple, dans mes années de collège, j'allais à la messe. Agenouillé au milieu des camarades, il me revient des bourrades amicales et des chuchotements dans le recueillement qui nous était imposé: « t’as vu, t’es mort au champ d’honneur !». D’un coup de tête, on me montrait dans le petit transept sur ma gauche, la liste des anciens du collège, morts à la Grande Guerre. Pour la France comme on disait. Je portais alors même prénom et même nom que mon aïeul. Et d'autres fils aînés sans doute avant lui. Un autre repère, plus précis encore: dans mes jeunes années, nous allâmes plusieurs fois à Verdun, accompagner notre arrière-grand-mère dans ses pèlerinages, dans son devoir de mémoire. L'occasion pour nous de nous retrouver entre cousins. Douaumont, Vaux, le Mort-Homme. La Côté du Poivre, bien sûr, dont il ne reste rien et à laquelle, alors, je ne comprenais goutte. Je ramenais chez nous quantité de vestiges, gourdes aplaties, chargeurs de mitrailleuse en arc de cercle, éclats innombrables, tous mal digérés par la terre et bouffés par la rouille. Il paraît qu'à l'époque encore des obus entiers remontaient à la surface. J'en faisais un petit musée dans un endroit propre de la cave. Comme des souvenirs, des regrets exhumés mais non portés au grand-jour.

Que pouvais-je donc bien faire de tout cela ? 

Et la vie s'est organisée avec, au détour de ses méandres tortueux, des surprises, des événements, des chocs et des moments heureux. Petit à petit quelque chose s'est construit. La famille par exemple avec les enfants qui sont venus m'apprendre à vivre d'une façon qui ressemble à quelque chose.
D’autres repères se sont fait jour, comme des constantes, des traits de caractère si profonds, tellement inscrits en moi qu’ils auront fait partie de ma définition même. D’abord une indépendance totale, presque farouche, ce refus  vital de dépendre jamais d’une hiérarchie dont j'aurai toujours redouté l’enfermement absurde. Le refus de l'obligation d'obéir m'aura fait rebelle à tout ordre, une sorte d'anarchisme inévitable et paisible. Ne pas devoir obéir à un ordre que j'aurais voulu pouvoir refuser. 

Jamais. Jamais. Jamais.

Ensuite, plus tard, quand j'en aurai l’âge et la compétence aussi, l’impossibilité absolue, comme une règle de vie, de ne jamais avoir sous moi des collaborateurs et des équipes  à gérer: ne diriger personne, n’emmener personne Dieu sait où ! Conseiller peut être, c’est le plus que je ne me serai jamais autorisé. Pendant longtemps en tout cas.
Et la découverte de la mer. Enfin ! Cet espace immense d’horizon infini, ouvert et non contraint ou il faut seulement être prudent. L'horizontalité totale, ultime, qui m'aura touché au plus profond de moi, comme ma réalité, comme ma définition d'être vivant, de mon intégrité, de mon intégralité. Autour de la mer, j'ai commencé à me construire. 

Et dans cette vie qui s’allonge, s’étend en point d’interrogation horizontal gigantesque, un rythme survient soudain, un murmure que d’abord je n'avais pas remarqué, le rappel d’une naissance, une renaissance continue. Des ruptures régulières qui viennent scander ma vie, des fractures parfois tellement intenses qu'elles ne laissent rien debout de ce que je croyais vivant. Des chocs brutaux, des petites morts à vivre comme des grandes, comme un grand. Des moments où la vie fait table rase de tout. Dont il ne reste rien que ruines et parfois calcination. Au début, je n'ai pas fait attention, ou plutôt je les vivais comme des coups du sort, des moments qui s’imposent, qu’on se doit d’aborder avec courage et détermination. Forcément, pouvait-il en être autrement ?  La détermination, toujours, mais alors je ne savais pas d'où elle me venait ni ce qu'elle venait me dire. Ainsi, j'en vins à croire que le courage était une constante de la vie. Pour nous tous sur cette Terre. Le courage était cette réponse que j'avais trouvée à l’absence de solution à toutes mes questions. 

Mais l'ai-je vraiment trouvée cette réponse qui était née inscrite en moi ? 
  
Une mort survient, puis une autre, puis plusieurs, je n’ose les compter. Je suis doucement devenu un vivant ponctué de morts dans sa vie. Oh, pas des décès, rarement en tout cas, mais des deuils de soi qui m'auront pris tout entier. Souvent du côté du travail, de comment gagner ma vie. Autour de cette place que je m'étais creusée dans le monde, cet abri fragile et temporaire, combien de fois, à intervalles réguliers, le monde se sera effondré ! Des effondrements qui surprendront, moi, ma famille, mes amis et mes proches. Un peu comme ces maladies sérieuses qui reviennent et dont on n’ose parler. Des moments intenses où seule la détermination reste. 

Quand il n’y a plus d’horizon, plus de perspective, quand ce qu'on a construit est en ruines, c’est la mort. C’est la règle. Alors on y va. On doit y aller. On passe par mourir. J'avais fini par accepter ces morts répétées comme une fatalité. Croyant que c’étaient des jalons normaux sur un chemin normal, comme tout le monde, alors que c'était uniquement de ma propre histoire qu'il s'agissait.

Au bout de la sixième fois ou la septième peut-être, enfin, je me suis résolu à chercher, j'ai voulu comprendre: C’est quoi enfin ce bordel ? C’est quoi ce rythme de fatalité, cette mort récurrente, qui me poursuit et me chasse comme gibier qui fuit dans le dédale de sa vie. Pourquoi devoir vivre ça ?
Un jour, par hasard, au détour d'un exercice de visualisation intérieure, je me suis transposé, projeté presque cent ans en arrière. Je me suis retrouvé dans cette tranchée au moment fatidique. J'ai tout vu, tout revécu, une past life regression, comme ils disent. J’ai à nouveau ressenti cette détermination infernale, le paquet de naissance, le trousseau, le barda militaire. J'ai revécu précisément la fin de cet arrière-grand-père dont, si longtemps, j'avais porté le prénom croyant que c’était celui de mon père. 

J'ai mis un certain temps à m'en remettre. 

Bien sûr, à un moment donné, la raison reprend le dessus : comme tout un chacun, j'ai été pris de doute. Cette histoire, est-ce bien la mienne ? N'est-ce pas simplement une affabulation de plus, le fruit d'une imagination que je savais fertile en aventures, rêves et images de toutes sortes ? Et j'ai pensé à la montre, cette montre que j'avais dévisagée pendant si longtemps: "Voilà la preuve. Cette histoire est du rêve, une foutaise: il n'y avait pas de montre bracelet à l'époque. Que des montres à gousset." Sur internet, j'ai donc été vérifier et tapé "montre d'officier 1916". Immédiatement, je l'ai reconnue. Exactement la même, comme si c'était elle, la montre de mon grand-père, simple et ronde, sur fond d'ocre gris un peu vieilli et son bracelet de cuir. Je ne me souviens plus de l'heure qu'elle indiquait,je n'irai plus regarder.

Et maintenant ?

Tout est bien, tout est fini. Quand je pense à lui aujourd'hui, c'est de la joie que je ressens. Une vraie joie immense. J'ignore le pourquoi du comment. Je m'en fous maintenant. Je sais qu'au-delà de tout ce temps qui est passé, de toute cette vie, la mienne, la sienne arrêtée prématurément, la vie précisément a fait son œuvre. Ce lien entre avant et maintenant s'est dissout, tranquillement. Je crois même que ce qui a été fait aura été bien fait. Il me l'a fait savoir. À sa façon.
Quand je pense à lui maintenant, je le sens, je le sais dans l'émerveillement, un chant jubilatoire et intense. Un chant qu'on partage, avec une sorte de complicité qui me surprend.
Dehors, c’est le printemps, il y a quelques fleurs aux branches.
Il y a cent ans.
Exactement.

5 Mars, c'est l'anniversaire de ma dernière fille.
Justement.