jeudi 27 août 2015

Autan

Il y a des jours sans personne où c'est plus facile d'écouter tous les bruits de la vie. Je sens le monde là à portée, comme une frontière invisible entre ce qui est familier et ce qui devient incertain. Une frontière à traverser, tôt ou tard. Une tentation un peu énigmatique dont on revient ravi. Le plus souvent. Sinon ce serait trop facile.
 Donc, il me faut faire le pas, embarquer dans ce silence comme on traverse un fleuve dont on ne voit pas l'autre rive, la petite barque qui bouge un peu sous mon poids, que bien peu de voyageurs hèlent, menée par un passeur borgne et muet, voir où il m'emmène, moi devant, lui derrière qui pousse sur la gaule.
Une fois quitté le quai et le voyage entamé, une joie monte, brève, comme un signal que tout va bien se passer ou plutôt que je suis en train de faire exactement ce que j'avais envie de faire.
Voyager emporté par le silence.
Et trouver le vent.
Bien sûr, le vent. Comment ai-je pu oublier?
Il y a longtemps, alors que l'on marchait, ma femme, ma compagne que je crois pourtant connaitre assez bien, se mit à fredonner une petite chanson sur le vent. On se partage nos vies depuis si longtemps que je croyais tout connaître de son répertoire. Et pourtant, cette chanson sur le vent était nouvelle, troublante, bienvenue. Elle me l'a chantée exactement quand il fallait. Depuis, elle m'habite et me suis où que j'aille. Une chanson d'enfance, gravée là où on sait la retrouver.
Le vent est mon ami depuis toujours.
Je lui ai confié mes bateaux de papier, comme autant de secrets, qu'il a fait tournoyer et qui errent quelque part comme des Hollandais volants, devenus fous.
J'ai si souvent joué avec lui, courant bras ouverts en avion, ou lui offrant mes cerfs-volants comme on jette un jouet à une grosse bête pour voir ce qu'elle en fait. Je lui ai tendu tant de voiles qu'il a bien voulu caresser sans trop de brutalité et m'a fait voler sur la mer. Je l'ai aussi regardé jouer dans les blés quand ils sont encore verts, se poursuivant lui-même, en vagues agiles et frémissantes, une houle terrestre, brillante et belle.
Le vent qui fait murmurer les arbres qui bruissent comme des vagues peinent sur la plage et voler les oiseaux de travers. Ou les retient, immobiles en plein ciel.
Et tous ces papillons qu'il malmène.
Il est l'haleine tiède et parfumée de la Terre quand elle nous parle. Il suffit d'écouter et de se laisser faire. Mais pour cela, il faut être très proches. Intimes peut-être? Tout autant qu'on peut l'être.
Chacun de ses noms est un appel, une invitation dans une langue étrangère.
Ecoute, c'est magnifique: Chergui, Sirocco, Meltem, Simoun.
Mistral.
Ecoute encore et entend comme il chante tel un prénom de femme: Alizé, Chinook, Loo, Zonda. Elles ont chacune leurs parures, leurs besognes et leur pas.
Cela ne te donne pas envie d'aller voir? Moi, si et partir tout de suite, sac déjà bouclé dans l'entrée.
- Où vas-tu?
- Chercher le vent!
Comme on sort pour le pain.
Partir et m'arrêter là où le vent commence.
Partir grand largue, à bonne allure, le retrouver comme un copain et courir là où il porte.
Commencer par le désert, marcher avant que le soleil ne frappe, me terrer sous la tente, boire le thé en attendant que passe le Khamzin, toutes griffes dehors. Prier aussi peut-être?
Traverser la mer et goûter le Pampero avec quelques gauchos montés sur leurs petits chevaux poilus et râblés, rameuter quelques milliers de moutons.
Et boire la Cachaça à en pleurer.
Poursuivre plus au sud, chercher mon chemin sur une terre glauque et ravagée par le vent, trempé jusqu'aux os et courbé face au Williwaw, tenant mon chullo d'une main pour éviter qu'il s'envole, capeline fasseyant dans le dos. Il fut un temps où les Alacalufs vivaient heureux ici.
Voir s'avancer l'hiver près d'un feu dans une baraque en rondins à écouter des histoires de taïga, alors que le Squammish secoue la maison qui tremble comme sous un accès de fièvre, fait neige rase de tout ce qui vit autour. Ne plus rien reconnaître une fois qu'il a passé.
Et finir sous la mousson qui apporte la pluie par seaux. Le vacarme sur la tôle ondulée, les enfants qui jouent sous les gouttières et courent dans les flaques. Rire sous la douche et remercier le ciel. Namasté.
Rentrer finalement, sans en être sûr. Ce genre de voyage, on n'est jamais certain de si et quand l'on en revient.
Comment non plus d'ailleurs.
Le vent quand il passe, est un peu contrebandier: il est toujours chargé d'histoires qui vous tournent la tête, dont on ne sait trop d'où elles viennent, si elles sont vraies ni où elles mènent.
Quelque part vers soi, au détour de quelque aventure.
Sans doute.
Apprendre à parler l'autan.
J'ai découvert, il y a quelques temps déjà, qu'il n'était pas important de parler la langue des gens. Une fois ouverts, on se comprend toujours. Un jour ou plutôt un soir, j'ai eu une longue conversation avec une Espagnole, moi qui ne le parle pas ou si peu. On conversait par gestes. Sa langue était si chantante qu'il suffisait de l'écouter pour comprendre. Cela aurait pu durer longtemps mais des gens plus savants nous ont rejoints. Le charme était rompu. On s'est croisés d'un dernier regard.
De temps à autre dans la vie, des choses adviennent sans qu'on sache où elles passent.
Plus tard, encore, c'était avec les yeux que je parlais Dayak. Tout en interrogation, joies et silences. Et des sourires à la pelle. C'est étonnant, le sourire. Pourquoi des gens qui ne se connaissent pas se sourient-ils si facilement? Comme un message de paix et de tranquillité: tu peux rester et dormir parmi nous.
On se comprenait si bien que j'ai passé la journée avec eux, me délectant du lait de kelapa, entourés de gamins, pieds nus et rigolards, qui me faisaient partager leurs jeux.

Pourtant, j'ai appris un jour que le vent était circulaire.
C'est une loi de la nature. Coriolis précisément. Ce jour là fut très décevant. L'idée qu'à le suivre assez longtemps, ce souffle me ramènerait à mon point de départ fut longtemps insupportable. Pour m'en remettre, je me laissais à nouveau emporter par son voyage. Et effectivement, il m'a ramené chez moi après un long détour. Mais j'avais tant vu, tant appris, j'étais rempli de tant d'instants, de tous ces gens croisés, rencontrés, écoutés, aimés que j'ai compris le message. Tout le monde le connait:  Ce n'est pas où on arrive qui importe, c'est ce qui se passe en chemin.
Depuis, chaque fois que le vent survient, je le salue et vais à sa rencontre, comme d'un navire qui revient.
De quoi es-tu chargé cette fois-ci? Quelle cargaison amènes-tu? Et lui de déballer odeurs et parfums, bribes de conversations qu'il a piquées au passage, bruits et chamailleries, rumeurs et tourments.
Et quelques grains de sable.
Comme un fond de poche.
Un rappel, un souvenir d'escapade.
Tu viens? On y retourne?

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