jeudi 29 novembre 2018

Gilles & John

Nous qui nous intéressons à la conduite du changement dans nos organisations ne pouvons pas ne pas nous interroger sur ce qui est en train de se passer. Je viens d’achever une petite enquête sur les modalités de transformation dans les entreprises (oh, une toute petite étude, à peine 25 répondants). Le résultat est difficilement contestable : l’aptitude au changement est vraiment devenue une capacité stratégique. Qu’il soit pris comme un besoin de transformation ou une opportunité d’amélioration, le changement est une constante, si j’ose dire, qui traverse toutes nos entreprises qu’elles soient grandes, de taille intermédiaire, petites ou même très petites. Les capacités de réponse, les modalités, les résultats varient bien entendu, selon différents paramètres, mais le constat demeure : le changement devient continu, plutôt global et si possible progressif.

Fort bien. A partir de ce constat, si on élargit le périmètre d’observation, on doit s’intéresser à ce qui se passe dans nos rues. Le « désordre » ambiant, qui bénéficie d’un très vaste soutien dans l’opinion, me fait m’interroger au-delà du désagrément qu’il me cause. Par exemple et j’imagine que vous faites de  même, j’observe dans mes déplacements, les voitures avec les fameux gilets étalés sur la planche de bord. Il n’y en a pas tant que ça mais le nombre est déjà significatif, j’en ai compté pour ma part, entre 1/5ème et 1/8ème du flux avec une marge d’incertitude assez grande, due à une vigilance minimale sur la conduite. Quand même. Ce n’est pas énorme mais en tout cas suffisamment représentatif au plan statistique. L’intérêt de la chose n’est pas tant dans le nombre, toujours contestable, que dans les voitures en question. Elles sont totalement diverses : des 4/4, des petites, des grosses, des grandes, des vieilles et des récentes (j’ai même compté deux Range Rover). Bref, un échantillon assez représentatif du parc automobile français. Donc, a priori, ce truc traverse toute la société et il ne faut pas s’étonner du soutien assez massif de l’opinion (84% au dernier comptage).
Donc le besoin de changement traverse puissamment nos sociétés. Là où ça devient intéressant est que ce n’est pas nécessairement pour le pire. Nous sommes à ce que j’appelle un moment-horizon. Les scientifiques parleraient de singularité : un point de basculement où on ne sait pas ce qu’il y a après. Ce qu’on sait en revanche est que les énergies en jeu dans un tel moment sont colossales entre la poussée vers l’après et la résistance de l’avant, au point que s’il ne se passe rien, elles s’expriment sous une forme chaotique, violente et le plus souvent régressive. Dans ce cas malencontreux, on repart en arrière avec des dégâts collatéraux assez considérables et on se relance pour repasser ce moment-horizon, plus tard, à nouveau. Le pire en l’occurrence est donc de ne rien faire, de ne pas écouter, de ne pas tenir compte.

Un peu plus haut, j’ai mis entre guillemets le mot « désordre », parce que la notion d’ordre est nécessairement relative. En l’occurrence, se trouvent face à face les tenants d’un ordre établi avec plus ou moins de variance et les aspirants à un ordre radicalement différent, peut-être plus en phase avec l’esprit du temps. Je dis bien radical : dans ces moments très particuliers, il ne faut pas se tromper de changement. En l’occurrence ne pas se satisfaire d’évolutions à la marge. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce que ce « mouvement » exprime, c’est justement un besoin de mouvement, de transformation en profondeur de nos sociétés, de nos façons de vivre, de nos institutions. Quelque chose qui serait d’ailleurs adapté aux enjeux du moment. En particulier une façon plus ouverte, plus distribuée de gérer les choses (la co-construction si fréquemment recommandée dans la conduite du changement), un partage des responsabilités. Un basculement du pyramidal vers une organisation plus horizontale, reliée, réticulée. Il ne faut pas s’étonner que tous ces gens piquouzés à Facebook, Instagram ou autre réseau social, s’exaspèrent de la persistance de modèles plutôt verticaux. Celles et ceux qui ont lu Frédéric Laloux reconnaîtront aisément le nouveau paradigme « teal », l’étape suivante de la conscience humaine.

Si vous vous intéressez aux « doléances » exprimées par ce mouvement, issues d’un sondage en ligne justement, c’est un recueil étonnant, je dirais même novateur, de revendications assez fondamentales : fin du sénat (cela vous étonne ?), assemblée citoyenne, consultation populaire par référendum, reconnaissance du vote blanc, promulgation des lois par les citoyens, parité… Et je passe sur les demandes plus liées aux circonstances (carburant, retraites, taxes…) Il y en a une que je n’ai pas trouvée mais qui est sous-jacente dans tout ce qu’on entend: la fin de la toute-puissance des experts (ou sa contraposée : le principe de « grassroots reality » - je ne trouve pas de traduction satisfaisante). Lisez-les, vous les trouverez un peu partout. Au-delà de la pagaille, des ressentiments et des mots, j’y vois quelque chose de significatif, une assez belle maturité même qui me ferait penser au bouquin « La sagesse des foules » de James Surowiecki, où il nous explique comment la sagesse collective peut être plus efficiente que la connaissance d’expert en particulier dans les domaines de la cognition, de la coordination, de la coopération. Attention, Il est indispensable pour que cette sagesse opère, de prendre en compte 4 conditions et je ne suis pas sûr (c’est un euphémisme) qu’elles soient réunies dans le cas qui nous préoccupe, en particulier l’indépendance de jugement entre les participants (!). Je n’ai pas dit que cette foule de gilets était sage mais vous comprenez l’idée : Au-delà de ceux qui ne perdent pas une occasion de casser ou brûler quelque chose ou de ceux qui, derrière, s’essaient à la manœuvre, ce qui se passe est un symptôme d’un changement d’époque que nous devons prendre en compte, la marque de ce moment-horizon dans lequel nous devons nous engager avec lucidité, courage et détermination.

Permettez-moi un (dernier) avis : si tous ces gens en veulent tant à notre Président que je trouve personnellement plutôt courageux, il me semble, au-delà des attaques ad hominem et des jeux politiques, que c’est pour une raison finalement assez simple: il a été élu sur une promesse de changement de paradigme, sur l’abandon des vieux logiciels. Il a symbolisé pour beaucoup cette aptitude à changer, à actualiser ce besoin d’autrement mais il faut bien reconnaître que nous manquons plutôt de lisibilité sur la profondeur et la finalité des changements qu’il opère. Sur ce qu'on appelle la "situation cible". Je ne reprendrai pas cette formule honteuse fabriquée et reprise par certains à partir du verbe « dégager » mais elle en est l’esprit : l’aspiration au changement est énorme, c’est le temps qui veut ça et le travail de nos élites, de nos gouvernants, de nos représentants, de nous tous est de l’engager, de l’accompagner et de le conduire. Sinon gare aux frictions et à l’effet Joule. En un mot comme en cent, il se pourrait que l’heure de la VIème République, à la fois comme processus de changement et comme situation-cible, ait sonné. Entre autres.

PS : si certaines et certains d’entre vous sont intéressés par les résultats de l’étude sus-mentionnée, qu’ils me le fassent savoir, je la leur transmettrai bien volontiers.

PPS : le titre de ce billet vient d’une blague qui a circulé et qui, pour ma part, m’a bien fait rigoler.

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