samedi 1 juillet 2017

Qu'aurais-je dit à sa place?


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« Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? » tel était le sujet de l’oral de bac de ma fille. Sept petites minutes. « Mais papa, c’est déjà beaucoup pour un si petit poème ! » Elle ne croyait pas si bien dire, ma petite. Tout est résumé dans le pauvre comptage d’un trop bref exposé. Toute la tension, le malheur, la malédiction du poète. Comment dire le tout dans si peu de temps, dans de si pauvres mots. Comment dire la tension immense, insurmontable qui l’habite ? Si on ne l’a pas vécue ? Comment dire les affres du génie quand on doute soi-même et que le temps, par nature, nous est compté et que le corps s’oublie ?

Poète maudit. Là aussi tout est dit. La beauté qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, de ce qui refuse de la regarder même, qui ne la voit pas. La beauté qui cohabite avec l’infâme, comme si c’était sa nature d’y naître ou de l’absoudre peut-être ? La beauté comme une quête, quelque chose qui vous habite sans nom et on cherche inlassablement, vainement, celui qui lui irait le mieux et jamais on ne le trouve. Il vous échappe, il vous fuit comme quelque chose après quoi l’on court. Un voyage au-delà des mers, par‑delà la raison. Sa propre ombre projetée par un soleil qui serait derrière soi. Et si l’on se retourne pour le surprendre, lui aussi aura disparu. Poète maudit. Dans ce mot il faut comprendre que la malédiction vient de lui, c’est lui qui jette l’anathème, c’est lui qui ne se supporte plus. C’est trop insupportable. Au sens propre du mot.

Le génie est cette arme trop lourde qui, irrésistiblement, se retourne contre soi. On a trop peur, à la fin, de presser la gâchette. Par dépit, par fatigue ou par inadvertance. La seule issue du combat qui vous habite. Comment expliquer, faire comprendre, que le poète est le siège de sa propre tension dramatique ? Au début c’est nourrissant, exaltant même puis ça devient écœurant et insupportable enfin. Quelque chose de trop présent, trop puissant qui vous habite comme un squatter maudit. Le génie de Baudelaire, poète habité. Dès que c’est dit, on comprend, le poète maudit. L’habitation par quelque chose de trop grand, quelque chose qui vous dépasse. Comme un carré où un cercle s’est inscrit. D’habitude, dans le monde bourgeois, c’est l’inverse. On cherche à tout prix à s’inscrire dans un cercle, faire partie. Retrouver ses semblables, y être reconnu. Pour vivre un tant soit peu. Le poète, celui qui fuit la bourgeoisie de l’âme, les habitudes et les banalités d’un monde qui se contente de lui, celui qui cherche ce qui s’y cache, est ce carré envahi par le cercle. Il ne lui reste que des petits bouts, les angles, pour être un peu chez soi. Tout le reste ne lui appartient pas. Tout le reste l’occupe tel un envahisseur, le préoccupe comme une obsession dévorante. Et il cherche le pauvre ! Il se croit obligé, missionné peut‑être ? Si c’est tombé chez lui, c’est que c’est à lui de débrouiller l’intrigue. Alors tout devient symbole, tout devient signe. Une piste à suivre et une autre. Et une autre encore. Un papillon qui fuit notre filet et que l’on poursuit sans prendre garde. Beaucoup trop beau le papillon. Une fée dans mon jardin. Lui, le poète s’égare hors des chemins trop passés alors qu’il croyait s’y trouver. Il ne se sait plus nulle part, étranger à lui-même, n’appartenant à personne et le temps qui passe, un instant son ami, devient son ennemi. Il devient son otage. Le temps comme une passion qui l’occupe, qui l’habite et le dévore, le réduit à petit feu, comme un bouillon, un potage.

Les fleurs du mal. Qui devine, qui osera dire l’incroyable beauté, l’incroyable densité de ce titre ? Qui y plongera donc, affamé, assoiffé de connaitre, mieux encore éprouver, ce que le titre annonce, l’histoire terrible de l’homme habité par une idée. L’idée d’un absolu. L’idéal qui naîtrait de l’idée dans le mal ? La douleur incessante qui l’habite, céphalée sans fin, une fureur, une flamme inextinguible,  que l’on croit éteindre dans l’alcool, les vapeurs et les femmes ? Qui d’autre que lui aura vécu cette peine, infligée à vie comme un verdict asséné dès la naissance ? Sois le bienvenu dans le monde, poète. Amuse-toi bien.

La malédiction dès qu’on naît. Dès qu’on sait que l’on ne peut être. Ah ! Ce mot est terrible. Naître. Il aura tout dit et personne ou si peu pour écouter. Entendre le débat terrible qui nous habite dès qu’on l’aura énoncé. Dès qu’on aura un tout petit peu vécu. À peine commencé à vivre que la fin s’annonce, se profile, une menace en instance, elle nous guette, silhouette de femme qu’on a envie d’aimer à la dévorer tant elle est belle, tant ça ne va pas durer. Entendre l’arc immense dressé en soi dont on serait les deux bouts et la flèche nous serait destinée.
 
Et qu’est-ce que le génie, jeune homme ? Le génie est précisément cette tension qui nous tue, la distance infernale entre la fleur et le mal. Quand l’immense nous habite, il n’y a aucun refuge dans le petit. Il ne peut que s’y transformer et s’y perdre. Il le sait. Tout est trop petit pour lui. Un bocal pour héberger l’océan. Pauvre, pauvre de lui. Il ne s’en sortira pas. Le génie est par nature insupportable. On croit toujours qu’il l’est pour les autres alors que c’est d’abord pour lui. Le trop gros rocher de Sisyphe, qui ne mène nulle part ailleurs qu’au retour sur soi-même. Ce qu’il impose aux autres, le génie, c’est tout ce qui est trop grand pour habiter chez lui. Ça déborde, forcément. Alors s’ils se plaignent, qu’ils imaginent un peu un chez-soi occupé tellement par ce qui les gêne.

Il n’y a de poète que d’habité. Sinon c’est le journaliste dont on parle. Baudelaire le sait. Depuis sa naissance, il le sait. Puisqu’il est né le pauvre. Et sa famille qui le contraint au voyage. Toute son histoire est dite dans cette phrase. Le voyage et la contrainte. L’océan et le bocal. L’homme qui se perd en lui-même. L’homme et ses passions, ses sentiments insupportables. Innommables parce qu’il vaut mieux s’éviter l’effort de leur donner un nom. Là aussi contraindre quelque chose de trop grand. Il n’existe pas de chausse-pied pour l’âme. La douleur est constante de cet être qui se tord pour entrer dans le soi.

Baudelaire mon ami, je voudrais te dire merci. Parce que ce voyage, j’ai pu le faire en ta compagnie. Il m’a mené en moi, au bout de mes angles épargnés par le cercle. J’ai pu m’y réfugier, m’y sentir chez moi, m’y sentir un peu moi. Fuir enfin cette enflure qui m’habite, me reposer au tréfonds de ce que je suis. Oublier le mal et respirer la fleur. Oublier la beauté et accepter le mal. Vivre simplement ce qu’on est. Cette tension qu’on partage, je l’aurai dite mille fois moins bien que toi, un sabir pour toi, un écho peut-être, comme une langue étrangère où nous nous serions compris.

Le corps est-il le seul ennemi de Baudelaire ? Comment dire tous ceux qu’il se sera découverts ? En lui, rien qu’en lui. Qui se résument à un seul : l’ennui. L’ennui du grand mélange, du grand gris où toutes les couleurs, les saveurs, les pulsions se mêlent. L’ennui d’où monte la mélancolie, ce spleen dont tout le monde parle mais si peu pour le vivre. Encore moins pour le chanter. Un seul l’aura fait aussi bien que lui.

C’est ma fille que je voudrais remercier pour ce voyage. Cette digression dans mon temps intérieur, cette balade au milieu du mélange, entre joie et douleur, entre aspiration et peine. Entre ce qui s’envole et ce qui tombe. Savoir qu’il n’est pas nécessaire de se trouver pour vivre. Il suffit d’explorer. De s’accepter en marche. Comme une horloge. Quand ça s’arrête, c’est que c’est fini.


Peut être.

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