lundi 5 juin 2017

Minkowski

Il faut savoir plonger en soi. Avec un peu d'esprit d'aventure, de patience et beaucoup de ténacité. Ne redouter ni le silence ni l'obscurité. Plonger profond, quitter la lumière et ne pas s'inquiéter de quand on va remonter.

Voyage au centre de ma Terre.

Descendre en soi, loin, descendre sans être vraiment sûr de ramener quelque chose. Quelque chose qui vaille la peine, s'entend. Qui résiste au temps et qui dure, qui n'ajoute pas au désordre et ne cède pas à l'envie, toujours présente, de parler de soi.
C'est à cela que me sert d'écrire, ce rendez-vous avec mon crayon sans être sûr que la mine soit bonne, mais en ai-je vraiment une autre?
Ce que je vais chercher à chaque fois, c'est un souvenir, une trace, quelque chose dont on ne devine pas tout de suite à quoi ça sert. Une saveur nouvelle ramenée des Moluques ou du Pernambouc. Impossible à décrire mais c'est là et c'est pour cela que j'y retourne sans cesse.
Aujourd'hui, au fond de ma mine, justement j'ai trouvé quelque chose. Ça me parle au point de m'asseoir dans l'obscurité pour y réfléchir posément: un truc en forme de diabolo qui, derrière un nom savant (un de ces noms qui n'expliquent rien sauf à ceux qui connaissent), raconte des histoires assez peu ordinaires: un Espace de Minkowski,



Ce truc est une explication du monde tel qu'il se donne à connaître, un monde délimité par la vitesse de la lumière. Expliquons un peu: selon les lois de la relativité, rien ne peut dépasser cette vitesse  donc elle définit un espace/temps dans lequel se trouve nécessairement toute information qui pourrait nous atteindre maintenant ou dans le futur. Si quelque chose se passe maintenant quelque part très loin, nous ne le saurons que plus tard, dans un délai qui dépend de la vitesse de la lumière.
Ainsi la vitesse de la lumière décrit un espace d'information, un espace qui se déploie extrêmement vite. Exactement comme l'onde d'un caillou jeté dans l'eau s'élargit et grandit avec le temps. D'où l'image du cône avec le cercle qui s'élargit le long de l'axe du temps. Ainsi se développe un cône de lumière, orienté vers le futur qui définit tout ce qui pourra être concerné par un événement qui se déroulerait maintenant. De même, un cône de lumière s'étend vers le passé qui précise tout les événements qui auraient pu avoir un impact sur le moment présent. Donc, à chaque instant, ces deux cônes décrivent la totalité de notre univers connu, notre espace-temps.
Pour bien comprendre, il y a une image très simple. Puisqu'on parle de vitesse lumière, imaginons que le soleil s'éteigne, là maintenant précisément au moment où vous lisez ces lignes. Vous ne le saurez pas avant huit minutes, le temps de finir cet article (êtes-vous sûr que c'est la meilleure chose que vous ayez à faire pendant ces huit minutes?), le temps que la dernière lumière émise par le soleil parvienne jusqu'à nous. Pendant huit minutes, nous allons vivre dans la totale ignorance de quelque chose d'aussi important que la mort du soleil. 

Tout d'un coup, cela donne quelque densité au temps qui passe, n'est-ce-pas?

La distance de la Terre au soleil décrit le rayon du cône et les huit minutes sa hauteur, ce qui donne une idée de la forme du cône: tellement, tellement évasé qu'il en est quasiment plat. Pour le dire autrement, puisque la lumière circule à trois cent mille kilomètres par seconde, le cône de lumière a trois cent mille kilomètres de large et une seconde de haut. Rien ou pratiquement échappe à la vitesse de la lumière et donc à notre connaissance des choses! Il y a aussi, plus loin, plus haut sur l'axe du temps, des étoiles qui meurent et qui naissent mais tellement éloignées que la nouvelle mettra des années ou des siècles à nous parvenir. Mais aussi loin soient-elles, elles demeurent à l'intérieur de notre cône de lumière puisque l'information nous parvient. Ça, c'est pour la lumière qui va vers le futur (le "cône de lumière future"). Il en est de même vers le passé: plus on va loin dans le passé, plus le nombre d'informations qui peuvent arriver jusqu'à nous est important ("le cône de lumière passée") ce qui donne la forme de diabolo aux deux cônes réunis  par le sommet dans notre présent.

En dehors du cône, c'est l'ailleurs, ce qui n'est touché par rien de ce qui nous arrive, qu'on ne saura jamais et qui n'a aucune importance pour nous. C'est un ailleurs absolument infime: l'espace entre deux cônes de trois cent mille kilomètres de diamètre et une seconde de hauteur est d'une finesse indescriptible, un cheveu dans le déroulé des choses et du temps, un hoquet unique et dérisoire dans l'histoire de l'univers.

Ah mais justement!

Alors que la plupart des gens se laissent captiver par l'intérieur du diabolo, tout ce qu'il implique et tout ce qu'il contient, cette expérience du réel qui nous inspire et nous agite, moi, c'est cet ailleurs infime et dérisoire qui m'a saisi. 

Ce qui n'est touché par rien. 

Cette parenthèse ridicule et obscure, écrasée par la masse des évidences qui s'imposent à nous.  La possibilité de prendre la tangente, d'échapper au monde et à l'inévitable . D'entrer en virtualité en quelque sorte. Ce monde qui vit au delà de nos limites, de ce que l'on peut connaître. Un monde si ténu, si rapide ou si bref que nous n'aurions pas assez de temps pour le voir vivre, il faudrait pour cela aller plus vite que la lumière. Cette distance presque inaccessible (mais tout est dans ce presque) est en cohabitation perpétuelle avec nous, sans influence, comme un observateur coi, attentif et bienveillant. Une sorte de présence neutre et ectoplasmique. Il y a quelque chose de très mystérieux dans cet ailleurs: une proximité improbable qu'il décrit en même temps que son impassibilité. Ce qui s'y passe ne nous concerne pas, ce qui nous arrive ne le touche pas. Et pourtant, il est là, il existe à deux pas gigantesques de nous, séparé seulement de nous par la vitesse de la lumière. Un détail en quelque sorte! 

Je le devine immense, bien plus grand que l'écrasement du diabolo pourrait le laisser croire.

Il faut fouiller et fouiller encore pour comprendre pourquoi cet ailleurs est important. La lumière crée pour nous des évidences qui nous aveuglent et nous enferment, mais au-delà d'elle que reste-t-il du temps? Cet au-delà existe puisque les cônes qu'elle dessine ne sont pas rigoureusement plats. Ah, s'ils l'étaient, l'histoire serait différente, la chose serait entendue: tout pourrait être pesé, connu, vérifié. Il suffirait d'y mettre le temps même si ce sont des siècles. Non, d'un coup, là, le monde entrouvre une parenthèse minuscule, un espace picoscopique entre ce qui nous vient du passé et ce qui va vers le futur. Un espace d'une finesse extrême, qui se joue au présent. Une respiration énigmatique et salutaire dans la pression des évidences et des choses.

Cet espace comme une fente dans le réel m'attire inexorablement. Il a des choses à nous dire même s'il ignore qu'on existe. L'ignore-t-il seulement? Cette proximité autre, ce monde est une ouverture, la possibilité de s'évader,  quelque chose comme une fuite de réalité qui nous échappe. Une dimension supplémentaire à acquérir, à faire naître comme un talent nouveau.
D'un coup, le refrain "c'est l'ailleurs qu'il me faut, l'ailleurs exactement" chante en moi comme une ritournelle, comme quelque chose de connu sans que je puisse mettre un nom dessus. Un souvenir imprécis, un autre voyage ou une autre vie. J'ai l'impression fugace et persistante que dans cet ailleurs un peu métaphysique se dessine et se joue une autre physique justement, celle qui contient et non celle qui raconte. Comme une histoire derrière l'histoire. Comme une ombre à l'envers, quelque chose qu'on traverse sans y prendre garde. Un parfum peut-être. Il y aurait dans cet ailleurs hors du cône de lumière, dans ce rien, toute une ribambelle d'opportunités et de possibles.

Voilà ce que j'ai découvert au fond de mon imaginaire avec ma lampe falote et faiblarde. Voilà avec quoi je joue, ce qui me fascine et me captive, me fait oublier la surface et le temps qui passe. Un monde réel, inaccessible et différent, quelque chose qui nous enveloppe et qui nous échappe pourtant: ce qui est au-delà de la lumière et de sa vitesse et qui vit en même temps que j'écris. Un monde habité de potentiels sans effets. Comme une gourmandise dont on pourrait abuser.

Une frontière à traverser comme un voile que l'on perce pour faire apparaître ce qui est voisin. 

A propos de frontière justement, il en est une qui doit être étonnante à vivre: que se passe-t-il exactement sur le bord du cône? sur cette paroi infime entre ce qui nous arrive et ce qui ne peut venir à nous? entre notre monde emberlificoté dans ses liens de cause et d'effet et ce monde d'à côté, justement sans lien, sans effet, aucun sur le nôtre. Comment vivre à cet endroit exactement où, à cause de la lumière et de sa vitesse, nous pouvons être rattrapés par notre passé, mais en même temps être en dehors de l'histoire? Il suffit d'un pas de côté et on devient inaccessible? Quelle couleur a-t-elle cette frontière? Quel goût? Et comment sait-on qu'on s'y trouve? Un lieu sans ombre peut-être?

Rester, rester encore dans ce silence et cette obscurité, demeurer pour être sûr d'avoir bien saisi. Ne rien laisser derrière qui, peut-être, serait la clé, la dernière pièce du puzzle, quand je serai remonté ce sera trop tard. Jouer avec ce diabolo incongru en quatre dimensions et écouter encore ce qu'il a à me dire.

Ne pas céder au temps qui passe et à la lumière qu'on voudrait retrouver, justement.
C'est curieux, d'ailleurs, ce lien entre lumière et temps. Au point que le temps change quand on joue avec elle?

N'importe! Il est temps de remonter.

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