jeudi 23 mai 2019

Cycles et fragments



C’est l’hiver. Air glacé et ciel bleu. En avance sur la saison mais pas sur la nature ni les hommes : depuis que les dernières couleurs d’automne ont fui avec le vent, ne laissant que leurs branches aux arbres, auxquelles ne restent que quelques feuilles têtues et désespérées, ils l’attendent. Il est là et comme d’habitude, ils y sont mal préparés. L’homme urbanisé, même quand il vit à la campagne, ne sait plus se préparer à l’hiver. Seuls les paysans ont gardé le sens de ce rythme lent, imperceptible. Cela disparaîtra aussi avec l’air conditionné dans les tracteurs. Alors ne subsisteront que les rituels, habitudes sans connaissance, attention sans autre langage que le nôtre. Le grand monologue urbain sera complet, avec en arrière-plan sonore, le halètement grinçant des machines et le zézaiement des computers. Si l’été est assourdissant, l’hiver est une saison bavarde : derrière son immobilité, on devine la métamorphose au travail, rien ne bouge et tout change. Dans ces instants rétreints et secrets, s’accumulent les jaillissements futurs, vers la grande aventure du recommencement. C’est maintenant que l’homme sage, l’observateur patient taille et coupe. C’est maintenant que l’arbre prend forme. L’hiver est la saison de toutes les créations, celles que l’on poursuit et qui s’échappent encore, celles qui nous obsèdent, celle qui nous façonne à l’image d’on ne sait quel modèle éternel et changeant. Et toutes les autres. Quant à l’été, c’est davantage l’heure de la récréation.

Si l’on observe bien, l’hiver a ceci d’intéressant que l’activité s’y réduit au strict nécessaire, comme un bagage pour un voyage incertain : les actifs savent où ils vont, les animaux sont affairés, sérieux comme des papes. Même les bruits se font rares et précis. Et pour peu qu’il neige, tout cela se réduira encore. Il faut finalement des températures très précises, remarquablement tempérées et propices pour que la vie et le désordre s’épanouissent. En deçà comme au-delà, l’homme attend, fatigué avant d’avoir commencé. Qu’y faire ? Déménager. Les grandes transhumances sont comme les vents, circulaires et cycliques. L’avis de Coriolis serait intéressant sur les migrations, occasionnelles ou pas, qu’elles concernent nos vacanciers, nos émigrants ou nos immigrants. Tristes tropismes. Avez-vous remarqué à propos ? la cinglante différence entre l’émigrant et l’immigrant ? L’un a pour lui gravité et noblesse, empreintes d’une certaine nostalgie. L’autre est beaucoup plus tapageur, encombrant, désordonné et pour tout dire, clandestin. Même si les deux sont misérables, la faveur va davantage à celui qui s’éloigne qu’à celui qui s’approche.  Coriolis aurait-il quelque chose à nous dire à ce sujet ? Il semblerait, en première hypothèse, que le cycle favorise le changement, il serait le point de départ (si j’ose dire) de l’évolution. Il aide à grandir comme une super-vitamine. Le "grand bi" l’avait bien compris qui, d’emblée, avait donné à l’expérience des dimensions impressionnantes et pour tout dire, passablement casse-cou. Heureusement qu’il fut vite ramené à des proportions plus aisément maîtrisables. Mais c’est un fait : le cycle est moteur. De l’un à l’autre, le pas est facile à faire, une fois fait d’ailleurs, il devient inutile, le moteur prend le relais.
Les voici donc nos machines soufflantes, haletantes et volantes : c’est du cycle. Et d’ailleurs, elles tournent. Pour nous, pour les autres, pour tout le monde et pour personne. Elles en viennent à tourner pour le plaisir du cycle, finalement peu exigeantes en réparations et entretien. Et si, parfois, elles rompent brutalement cette délicieuse harmonie du fonctionnement et de l’évolution cycliques par des catastrophes ou autres ruptures à caractère médiatique, il faut seulement y voir une légitime aspiration au changement. Sans les ruptures, pas de changement, sans changement pas de voyage ni découverte et tout notre bagage ne sert à rien. Il faut savoir briser, briser avec éclat, les cycles qui nous entourent et auxquels on appartient. L’éclat et le fragment, tout est là. Du moins, tout a commencé par-là : quand fatigué d’assommer, l’homme a commencé à vouloir fendre et couper (déjà, les raccourcis !). Ah, il s’en est donné du mal sur ses fragments ! Il les a taillés avec application, on peut même supposer qu’il y passa du temps et en tailla un certain nombre, vue la quantité qu’on en découvre encore de ces éclats, fragments du passé, de multiples cycles plus tard. Il avait raison, cet homme d’avant l’histoire, ou tout au moins à son commencement, puisque nous y revenons à ses éclats et ses fragments. Comme pour lui, nos éclats et fragments vont changer nos vies, notre façon de voir le monde, de nous y promener et nos rapports avec les autres.

Le fragment est un signal, il indique les lieux de grande densité historique, comme un futur vestige d’échanges et de tensions. Le fragment est important, même s’il est minuscule, il mérite qu’on s’y arrête. Il est la trace de la création autant que son point de départ. Aurait-elle encore ses bras, la femme de Milo ne serait qu’une aimable bergère un peu déshabillée. Sans eux, elle devient Vénus, c’est le fragment qui fait le symbole. Notre civilisation repose sur la bribe et les débats qui s’en suivent. Nous vivons à l’ère de la bribe débattue. Rien ne nous est accessible dans son entier, par nature l’information est parcellaire comme un colis piégé. Les apparences sont toujours aussi trompeuses, seuls nous apparaissent des fragments, vestiges ou annonciateurs. À nous de faire le tri dans un puzzle gigantesque où la moitié des pièces manquent. C’est à partir de fragments, d’une pensée morcelée, éclatée et miroitante comme du gypse ou de l’obsidienne que nous devons reconstituer notre histoire et nos cycles. Avec tous les risques d’erreurs et le souci de rigueur qui conviennent. C’est comme si le Créateur, en cruciverbiste averti (même si son truc à lui serait plutôt les cycles et le circulaire), nous lâchait dans les pattes, comme pour nous épater, quelques morceaux de notre devenir et de notre passé en nous disant “débrouillez-vous avec ça” Et tels des bushmen interdits devant une bouteille de boisson gazeuse, nous échafaudons conjectures et supputations sur la nature des cycles. Un vieux professeur de mathématiques qui vogue peut-être aujourd’hui sous d’autres cycles, avait tout compris, qui m’avait dit “avec une longue vue suffisamment puissante, je verrais ma nuque il y a dix milliards d’années ” Ce qui n’avait pas manqué de me plonger dans des abîmes de perplexité ouateuse (comme il disait) d’où il avait le plus grand mal à me tirer. Ce même professeur avait une autre maxime qui eut davantage d’influence encore sur mon propre cycle: “méfiez-vous du premier mouvement, c’est généralement le bon”. Cette traduction libre de “l’agir-ne pas agir” oriental, il me fallut du temps pour la comprendre et me mettre en route. Non sans de multiples précautions préalables, me méfiant comme de la peste de tout premier mouvement, pensant davantage au second avant que de commencer, ce qui ne m’a aidé ni à comprendre où j’allais ni, une fois arrivé, comment j’y étais parvenu. Je m’en suis sorti en inversant la proposition et en me méfiant des professeurs de mathématiques, surtout quand ils étaient bons. Depuis lors, nous n’évoluons plus, lui et moi, sur les mêmes eaux, les sortilèges des mathématiques faisant, comme sur les épitaphes, partie de mes regrets éternels. In memoriam.  

Il est amusant de constater que les Anglais, au contact prolongé des sources de l’orientalisme qui est, comme chacun sait, l’un des multiples bénéfices de l’Empire, sont passés maîtres dans l’art de la conjecture et de l’investigation : d’Agatha à Conan, d’arsenic en vieilles dentelles, ce peuple d’îliens sur son fragment de continent nous a appris avec éclat à reconstituer les fragments, à maîtriser le cycle : l’immuable est une valeur fondamentalement britannique et les règles de l’équilibre n’ont plus de secret pour ces experts en statu quo. Pendant que nous, français, roués qui filons à l’anglaise, cultivons davantage l’art de la tangente : à peine sommes-nous quelque part que nous envisageons les moyens d’en sortir. Ce qui, par ses aspects positifs, peut être un vigoureux facteur de développement n’en est pas moins un élément d’instabilité tout aussi prégnant. C’est du moins ce qu’ils nous reprochent et la source de nos malentendus cycliques.

Le cycle et le fragment. Nous tenons là un mélange hautement détonnant, comme un combustible et son comburant, qui ne manque que d’étincelle. Les occasions ne manquent pas d'ailleurs et les boutefeux en herbe sont légions qui attendent qu’une partie du monde soit sur la paille pour se livrer à des expériences pyrotechniques hautement dévastatrices. Guerres froides ou chaudes, locales ou généralisées, civiles ou non (guerre civile ! ce concept ravageur et saisissant est un raccourci sévère et préoccupant, digne de la famille Tape-Dur qui travaillait ses silex à l’aube de notre histoire), tous les conflits qui se sont agités et s’agitent, sont les signaux d’une fracture, comme un rift historique dans la tectonique des plaques de notre développement. Quand ça bouge, c’est que ça vit et si ça vit, c’est que ça grandit, même si cela fait toujours un peu mal, les opportunistes de tous poils se disant qu’il suffit d’être ailleurs quand ça éclate ou au contraire d’y aller pour participer. Les autres, tous les autres se disent “hic et nunc” et derrière ce borborygme digestif se dissimule une extraordinaire acceptation de la fatalité des cycles.



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