lundi 18 janvier 2016

Vingt ans après

Vingt ans.
Ce n'est pas mon âge, loin de là. Je veux dire ce nombre d'années passées, effilochées presque, ce sillage qui me suit et où les souvenirs brinquebalent tels des déchets jetés par dessus bord, par intermittence d'une vie secouée par la houle de ses hauts et bas et qui se perdent dans l'écume de mes jours. Non, ce serait plutôt mon anti-âge et je ne parle pas ici de crème ou de lotion, mais d'une époque future à laquelle je me sais appartenir et qui se situerait quelque part autour de cet horizon, si je puis dire. Oui, vingt ans dans le futur comme une promesse d'une vie ample, joyeuse et sûre qu'on aurait faite à un adolescent. Un horizon qui ceinturerait ma vie d'une limite vague et brumeuse, comme pour empêcher de la dessiner complètement?

Il faudrait inventer un temps grammatical pour décrire cette saison particulière. Ce n'est pas le futur antérieur, un futur dans le futur. Non,  ce dont il s'agit ici est de mettre le futur au présent. Le présent postérieur peut-être? Mais là, il faut lutter un peu pour ne pas voir surgir de nulle part une intruse et massive paire de fesses. Trop tard,ça y est, tu l'as vue, toi aussi. Tant pis, continuons.
Passons outre si l'on peut.

Dans un de mes bouquins, j'évoque le présent potentiel. Ce n'est pas tout à fait cela non plus: ce présent là est un éventail de possibles, un étalage de potentialités immenses, un carrefour aux branches multiples où l'on peut choisir à loisir le chemin que l'on veut emprunter en fonction de l'expérience que l'on veut faire et de ses conséquences possibles. Le présent postérieur, le temps mal dit, malencontreux dont il s'agirait ici, est autre chose: c'est un futur qui existe déjà, un monde aussi réel que le nôtre, issu de ses propres histoires, un truc qui vit par lui-même et qui fonctionne et vers lequel nous pouvons aller, si nous le voulons, s'il nous chante suffisamment pour que nous nous dirigions vers lui. Une île dont il faut seulement faire le choix au cœur d'une navigation. Sinon on l'ignore et on l'oublie. 
Il est essentiel de bien comprendre: Le futur, quelque soit celui qu'on se choisit, n'est pas la conséquence de notre présent. Tout futur qu'il est, il pré-existe, nous le rejoignons par la succession de nos actes, comme des pas sur une échelle de coupée pour monter à bord du bateau qui passe. Combien, alors, il est important de bien le choisir, de le choisir en conscience et non parce qu'on se laisse accompagner le flot des évidences qui nous entourent et nous poussent.


Ce temps, je le vois comme une île immense au milieu d'un océan gigantesque et bénéfique. Il est un continent à venir qui nous envoie une pléthore de messages comme le ferait une civilisation plus avancée que la nôtre, des indications éparses, à peine distinctes au milieu de nos magazines et des nouvelles qu'on partage. Un peu comme jadis, ces souvenirs anthropologues rapportés d'expéditions lointaines récoltés, exposés, montrés, étaient tellement différents de ce que nous vivions que personne n'y comprenait goutte: toute un langage, une grammaire, des signes radicalement autres.
A un moment, à ce moment précis car le temps est compté, il s'agit de s'intéresser aux signes et quitter l'autoroute, prendre la sortie et engager notre propre monde, ce petit monde que l'on porte et dont on est responsable, sur des routes de traverse, sinueuses et discrètes. Ce temps à venir qui nous fait des signaux comme autant d'invitations à le rejoindre, nous pouvons nous y diriger mais cela dépend de ce qu'on décidera, tous ensemble. Parce que ce voyage là est impossible à faire seul.

Tu as déjà vu ces vols d'étourneaux ou ces bancs de poissons, ces multitudes qui évoluent, virent et virevoltent, tous à l'unisson comme un seul être. Quelque chose à regarder et comprendre, quelque chose qui nous parle.
Ces bancs fluides, dynamiques et animés, c'est nous. Exactement nous. Ce sont nos circonvolutions que nous contemplons. Notre évolution. Alors, étourneaux que nous sommes, qu'attendons-nous pour prendre la direction de ce futur qui nous chante, qui chante ce que nous sommes?

Oui, il est un temps à côté, devant, présent et à venir, bien réel, paisible et lumineux, mais divergent, une planète que nous allons manquer si notre trajectoire reste dans le droit fil de ce que nous avons déjà fait. Les chaînes du passé présentées comme du bon sens. Des chaînes télévisées et médiatiques. Que ce nom aura été bien choisi, mais combien il est urgent de s'en défaire.

Par le présent postérieur, ce temps bizarre et comme aux antipodes, je veux dire que tout en moi murmure avec plus ou moins de force que je ne suis pas de ce temps-ci, que le mien, celui d'où je viens et auquel j'appartiens est celui-là précisément que je perçois et pour lequel je me sens fait, ce temps autre qui est quelque part, plus tard, ailleurs. Dans vingt ans si tout va bien ou jamais, si on le rate.Si ce futur dont je viens ne devait pas être le nôtre, si nous faisions un choix différent, c'est à dire si nous ne choisissions pas, alors, que deviens-je? A mon tour, du même coup, je serais un devenir loupé? Une sorte d'ectoplasme tout en virtualité? Après toutes ces années? Je ne sais pas très bien si je dois m'en inquiéter.

De toutes les façons, elle monte, l'inquiétude. Pas tant de savoir s'il va advenir puisque je sais qu'il existe. Ce monde si différent qui  nous attend, dans vingt ans si nous y mettons le cap, se porte bien, merci pour lui. C'est pour nous que je me fais du souci: l'inquiétude monte de tout ce qu'il reste à parcourir, tout ce chemin devant nous pour le rejoindre, comme une face nord en hiver ou un cap mal famé par gros temps. Bonne Espérance par exemple, qui porte son nom si haut et si mal. Oui, toute cette route devant nous dont rien ne nous sera épargné, bien sûr. La route sera longue et semée d'embûches, bien plus longue que ces vingt ans, que ce temps qui reste à parcourir. Les marins disent que naviguer près du vent, c'est deux fois la route, trois fois le temps, quatre fois la grogne. C'est exactement ce qui nous attend. Une longue navigation avec  forts vents contraires.

Alors comment faire?

Comment rejoindre ce temps dont l'histoire propre se déroule en ce moment, parallèle et si différente de la nôtre, comme il en existe mille autres qu'on ignore également? Comment ne pas se tromper? Comment passer du futur qu'on se prépare, tiré de notre passé comme un vin d'une vieille outre, cadré, lardé de ficelles qui aboutissent entre les mains de quelques uns qui boivent au goulot, tranquillement totalitaire, ce temps dont nous avons commencé à faire l'expérience comme des grenouilles au début de la cuisson, comment passer à cet autre précisément, ailleurs, qui chante et danse et rit, prospère pour le plus grand nombre? Libre, joyeux et nourri de tant d'inattendus. Une histoire que l'on préfère comme on franchit une frontière, imperceptiblement mais tout est si nouveau, différent.

Imagine.

Imagine deux trains qui roulent à la même vitesse exactement, l'un à côté de l'autre, et cela fait un moment que cela dure. Dans celui d'à côté, quelqu'un est assis, une femme par exemple, pensive elle aussi, qui regarde par la fenêtre. Les regards se croisent et déjà tout est dit ou presque: les destinées s'appellent qui devraient se confondre. Deux mondes étrangers qui se sont touchés, mélangés. Rencontre du troisième type. En un éclair, le choix doit être fait: Là, à ce moment précis, il suffit d'un rien pour passer d'un train à l'autre, la rejoindre. Non seulement c'est possible mais c'est exactement ce dont on a envie. Ce qui nous retient est ce que l'on se raconte sur le train, sur la vitesse, sur ce qui est impossible, sur ce monde qui nous entoure et nous empêche. Pourtant, il est toujours possible de passer d'un train à l'autre, toujours. Il est toujours possible de faire le pas, de rejoindre l'autre au delà de la vitre. Il faut seulement se décider très vite, là, sur l'instant, parce que l'aiguillage arrive, inexorable, qui va séparer les voies,  emporter nos voyageurs, chacun, chacune vers son futur, vers autres choses qui n'ont plus rien à voir, plus rien à se raconter et déjà le souvenir s'efface, les temps se font différents, les histoires se démêlent et s'oublient. Un futur est passé et il ne reste qu'un songe.

Juste un contact pour rien, une occasion manquée. Un futur en image, imaginé au lieu d'une réalité.

Le vois-tu? L'entends-tu? Il y a là, à côté de nous, en ce moment précis, un train gigantesque, immense, qui roule à la même vitesse que nous, un train qui mène exactement au futur dont on a tous envie ou presque, qui va précisément là, vers ce lieu pour lequel on est tous faits. Entre nous et ce train, combien de voyageurs à échanger des regards comme des fous, comme des adresses, comme des invitations, comme une fête qui s'annonce. Viens, venez! Des paroles muettes qui appellent et font du bien, comme un miroir au delà de vitres embuées, chargées de givre ou de gouttes. Je sais où va leur train, je les connais, je voudrais être avec eux. Sauter. Vite. Faire vite.

J'ai sauté.
Jai sauté du train.
J'ai sauté du train d'en face dans celui-ci que je partage avec toi qui me lis.

Je suis dans le train de ce monde et déjà celui de mon futur s'éloigne, inéluctable, qu'il va me falloir retrouver si possible. Si ce monde veut bien. La bonne surprise, en revanche, est que d'autres aussi  ont sauté du train d'en face, eux aussi ont rejoint ce monde. Pourquoi l'ont-ils fait? Pourquoi l'ai-je fait? Mais pour la voyageuse bien sûr! Pour son regard beau qui m'appelait par la vitre. Un regard, on n'y résiste pas!

Des anti-voyageurs venus comme moi du voyage parsemer le présent, voyageurs arrêtés, immobiles, balises en pleine mer, jumeaux de Langevin qui restent avec les autres quand leur frère voyage. Souvenirs d'un futur auxquels ils vous invitent. Venus en voisins d'un temps suffisamment proche pour qu'on le distingue, oui regarde, jette un œil à l'horizon d'où je viens, regarde un peu plus loin que nos quotidiens embués. Contemple avec nous ce disque qui se lève quand on marche sur la plage et qu'on y est bien. Quand San Francisco se lève disait Leforestier. San Francisco. Des rêveurs soi disant, des gens du rêve comme on dit du voyage, venus aider ce monde à passer dans un futur qui ne viendrait pas de son passé. Oui, qui ne viendrait pas de son passé. Comprends-tu?


Tous, des indigos parsemés dans ce monde. Tous, des sauteurs de train.


Maintenant, aujourd'hui, sommes-nous décidés à mettre au présent ce futur dont nous rêvons plutôt que d'en faire la continuité d'un passé que nous avons appris à redouter?

Changer l'histoire.
Comme on change de chaussettes. c'est juste une question de choix.

Permets-moi juste une question: Pourquoi ce qui  a été vécu devrait avoir plus d'importance dans ce que nous sommes que ce qui nous reste à vivre? Comprends-tu? Pourquoi les générations passées pèseraient-elles plus que celles à venir? Au nom de quoi? Du devoir de mémoire? Mais que pèse-t-il face au devoir de vie?
Pourquoi au contraire ne pas se laisser porter par ce qui en nous raconte autre chose, raconte ce temps possible, le temps du train d'à côté? Pourquoi ne pas faire ce choix-là précisément, maintenant? Pourquoi ne pas sauter ou peser sur l'aiguille, tous cheminots que nous sommes?

Regarde le ce temps, contemple le comme on regarde des près verdoyants au delà d'une frontière très fortement gardée, telle un rideau d'enfer. Hume le quand le vent vient de là où le soleil se lève, dans la fraîcheur d'un petit matin plus paisible que les autres.
Tu entends ce qu'il nous dit, ce qu'il nous raconte sur ce que nous pourrions être?

Il n'est pas une chimère , un de ces mirages à peine plus loin, à l'image de nos cités torrides, une reproduction plus tard de ce qu'il y avait hier, un fantasme extirpé de nos affres et de nos avidités qu'elles soient sociales, technologues ou financières. Ce présent mécanique que nous avons accepté sinon construit.

Ce futur d'où je viens est tout l'inverse. Une proposition à portée, chuchotée à l'intention de ceux qui savent s'écouter et regarder. Il chante en nous quelque chose d'à la fois familier et différent, l'avers de nous-même, là où nous sommes reliés, comblés de dedans, vides au dehors et en paix. En paix avec nous-mêmes, de façon à la fois réfléchie et réciproque.

Oui, je suis de ce temps-là, comme un voyageur imprudent  se retrouve piégé dans une époque qui n'est pas la sienne et du coup, peine à se souvenir de ce futur d'où il vient et qui pourrait ne plus être. Ce temps dans vingt ans. Ce temps qui nous attend.

Ce futur enchanteur, je ne veux pas le décrire. Y mettre des mots serait l'enfermer au présent, enfermer le temps dans la bouteille comme un génie imprudent. Ce temps futur qui m'habite, je le laisse libre, flottant, il entoure ce que je suis comme un parfum qui s'échappe. Souvent, très souvent, je le reconnais chez les autres, toutes celles et tous ceux que je croise, avec qui je parle, échange, ris. Tous ceux qui se reconnaissent d'un regard, au détour d'une conversation, d'un voyage ou simplement d'un geste. C'est bien simple, tous ceux qui ont la joie en eux. Tous ces sauteurs de train.

Comme pour la gravité, c'est une question de masse. Seront-nous assez nombreux à le rêver, le croire, le vouloir. A écouter, deviner ce futur dedans?

Il faut toujours écouter ses vingt ans.

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