mercredi 31 août 2016

Matin de magicien

Quand les arbres sont immobiles, le ciel vide et la rue silencieuse, que reste-t-il du temps?
Quand le petit matin se dessine dans les demi-teintes d'une brume dorée, quand, surtout, les oiseaux se taisent, nous privent de leurs pépiements métronomiques, où trouver le début d'une journée?

Le monde est arrêté, encore, en panne ou plutôt il s'en est allé tourner sur quelqu'autre rivage, un autre versant d'une colline incontournable et que je ne vois pas. Coyote fou, je pédale dans le vide sans pour autant tomber et l'esprit, peu habitué à cette apesanteur, cherche un peu à quoi se raccrocher.

Lâche prise et réjouis-toi de la fuite du monde.

Une fuite, échappée par quelque porosité dans la matrice des choses, une chambre à airs immense dans laquelle nous nous mouvons: tout s'en est allé et il ne me reste que l'immobilité.
Immobilité du temps et des choses
Ces fleurs qui d'habitude oscillent et cherchent, me signalant une brise si légère qu'on ne la sent pas, me renvoient à l'immobilité de l'instant et à la vanité du mouvement.

Aujourd'hui le monde est une leçon d'immobilité. Patient et serein, il me montre une image déformée et grotesque de mes agitations d'hier, de mes efforts et de mes appréhensions. Quand à demain, il sera toujours temps d'y passer quand le moment sera venu.

Pour l'instant, ne bouge pas. N'attend pas, il n'y a rien à attendre. Sois.

Quand on est immobile, on fait partie des choses, au même titre que la branche, l'air ou l'oiseau. Tout se mélange et se confond et on devine, on sent presque, la vie qui nous traverse. L'immobilité nous fait être au monde et y être bien.

Ne bouge pas. Comme une alerte tranquille, une injonction susurrée. Ne pas guetter la surprise, le miracle dirait l'enfant qui croit encore à ces choses comme si elles étaient hors de lui.

Ne bouge pas et sens la vie en toi comme un espace qui grandit, un fluide qui passe et te relie à ces choses que tu regardes et te parlent.Sens la joie qui monte, sans objet, juste le fait de regarder et être.

N'attend rien. Attendre c'est déjà se tendre et oublier qu'on est. Contemple et laisse la joie monter quand le silence se fait.

Le silence. Quelque chose qui n'a besoin de rien pour être.

Un frétillement d'oiseau dans le paysage fait comme un bruit devant tes yeux: un moineau, les ailes de la même couleur exactement que l'écorce où jouent des taches de soleil. La solitude s'évapore puisque le ciel s'anime: les oiseaux viennent et vont comme un signal joyeux de quelque chose quelque part.

Un monde qui se prépare à sa journée et les hommes qui s'activent par milliers.

L'instant est passé semble-t-il? Je vois s'ouvrir la fleur rose du laurier, tendue et froissée vers la lumière et la colombe pousse son cri, comme un raclement de gorge enrouée dans le ciel.

Le vent revient et les pensées aussi. Un avion traverse l'espace, poursuivi par un oiseau plus près.
Le temps sort de son immobilité, tirant dans son sillage un cortège de bruits et de sonorités.

L'instant immobile, quand sera-t-il donné à nouveau? Et serai-je capable d'y plonger, comme on hésite au bord de la falaise avec la mer à ses pieds?
Il me dit quelque chose que je peine à comprendre, une langue silencieuse et étrangère. Une sensation en soi, un sentiment encore imprécis mais suffisamment présent pour évoquer la vie.

On pourrait la passer, je crois, à détailler un jardin. A le dévisager avec attention, précaution et patience, chaque jour un petit peu, sous ses moments contraires: ceux avec du vent et les journées torrides, ceux couverts de pluie et ceux où les feuilles tombent au bout de leur bruissement.
Une abeille, seule, trace un sillage vrombissant dans un air océan, en route vers autre part, un buisson de lavande ou une fleur, attirée par un souvenir qu'une autre lui aura transmis.

Quand la nature est immobile, c'est qu'elle se donne à regarder: elle accepte qu'on s'approche, elle invite. Il y a quelque chose d'elle qui vient en nous et qui est assez doux. Quelque chose qui nous dit que nous sommes de la même substance sous des formes si diverses.
Je vois l'arbre parce que l'arbre est en moi. Je peux sentir la fleur, rouge, du grenadier parce qu'elle vit en moi. Sinon, je n'aurais pas même conscience qu'ils sont là et ce serait dommage, n'est-ce pas?

Tout cela est bien fait, respire une intention paisible.

Il faudra qu'on m'explique pourquoi j'ai un tel sentiment de joie devant ces arbres et ces buissons. Ces fleurs qui se cachent dans la pénombre comme si elles appréhendaient de sortir au grand jour, Comme si elles redoutaient la chaleur qui monte alors que l'été touche à sa fin. Comme une petite fille se presse contre son père ou son grand-père quand la foule grandit.

Pourrai-je remercier chacune de ces feuilles, minuscules follicules, pour tapisser ainsi cette journée qui s'annonce? La joie monte et le rire aussi à poser le regard sur une branche. Le poids de son feuillage l'incline très précisément pour accueillir les rayons presque horizontaux du soleil rasant.

Il faut une lenteur immense pour entrer dans le jeu entre la lumière et l'arbre. Son temps nous dépasse et nos agitations lui sont étrangères. A peine un murmure pour lui qui respire la terre et baigne dans le ciel.  Il y a quelque chose d'implacable et d’étonnamment indifférent dans la puissance de l'arbre.
Tout est joyeux autour de nous, tout célèbre l'instant qui est et nous sommes ces touristes qui déambulent dans la cathédrale pendant l'office.

Il est possible de se baigner dans un paysage, de se laisser caresser par ce que les yeux reçoivent, y retourner pour le ressentir encore. Je m'étonnerais presque de cette joie étrange à contempler des feuilles.

Elles bougent soudain, enfin devrais-je dire, une ondulation lente a traversé la branche de part en part, comme un matelas sous le poids d'un corps qui s'y pose. Qu'ont-elles senti que je ne vois pas?

La beauté de cet arbre, son équilibre en étages, le jeu de l'ombre et de l'air dans ses branches, sa densité floue qu'il est possible de pénétrer sans peine, ses branches lancées comme autant d'expériences suspendues, me parlent de son pays: c'est un arbre d'ailleurs, transplanté dans ce jardin et qui y a fait sa place. Ses feuilles en lamelles courbes sont faites pour couvrir d'autres sols et d'autres bruits. Et pourtant il prospère, tutélaire et joyeux. Et il me parle et sa joie se partage.
Je le regarde bouger comme on le ferait d'un bébé ou d'un animal, guettant le geste pour en comprendre l'intention.
Son voisin est d'ici, beaucoup plus aéré, beaucoup plus élancé, ses branches plus chiches en feuilles. Lui c'est l'amplitude et l'espace qui le guident quand l'autre est tout en densité sauvage apprivoisée, apaisée.

Qui es-tu, toi qui me parle et que j'aime, quelle langue me dis-tu, qui me fait du bien et à laquelle je ne comprends rien, que je devine d'où tu viens?


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