dimanche 28 mai 2017

ça se mérite!

- « Ça se mérite, hein ? »
Sa question n’appelle pas vraiment de réponse mais je lui décoche un sourire entendu. Fatigué mais entendu, le sourire qu’on fait à une remarque bienvenue. Je fais celui qui acquiesce, bonhomme, j’en profite pour accepter lâchement l’invitation implicite à la petite halte que je n’espérais plus. Plus que bienvenue, en fait, elle s’impose, cette halte à laquelle je me refusais de penser encore quelques secondes plus tôt. Ne jamais s’arrêter. Si on commence quand on monte, on n’arrête plus, c’est le cas de le dire. C’est tout le rythme qui fout le camp à vaux l’eau. Je sais d’ailleurs que c’était exactement l’intention derrière l’interjection : me faire stopper et se fabriquer à coups hachés de conversation une raison pour souffler un peu.

Nous sommes plantés là au milieu du raidillon, le petit virage sec en équilibre, trois ou quatre pierres dodues, lisses et pentues juste ce qu’il faut pour une glissade, un endroit où précisément il faudrait continuer, s’arrêter plus tard une fois qu’on l’a passé : pierres branlantes après pierres plates, rochers à glisser, cailloux à grimper et se faire mal, par-dessus le tout, pierres toujours plus hautes les unes que les autres. Le cœur qui bat la chamade et les jambes qui n’en peuvent mais. La tremblote n’est pas loin. La tête ? Il vaut mieux ne pas y penser. Chasser les idées, n’en laisser qu’une : avancer. Et le soleil par-dessus, qui tape et se marre de nous voir suer.

Je ne sais pas pourquoi mais c’est plus difficile que je m’y attendais. Elle est plus raide que prévue cette balade de fin d’hiver, ou de début d’été comme le dit mon compère d’infortune. « Ça se mérite, hein ! » Un peu que ça se mérite. Oui, mais quoi au juste ? Le sommet pas bien loin, la sortie aux premiers beaux jours ? Le plaisir d’en finir ? le repas qui va suivre ? La redescente ensuite ? Va savoir. Ce qui est sûr, c’est qu’on sera contents une fois en haut, derrière le petit ressaut, là, à portée de voix. Encore vingt à trente mètres de dénivelé, quarante peut-être. On va y arriver mais en attendant il y a deux essoufflés en pleine pente qui se font un brin de causette, histoire de se reposer, se refaire une santé. On n’est pas pressés d’y revenir à ce raidillon en lacets, cette chenille où tous ceux qui montent peinent, alors que déjà quelques cavalcades dévalent le chemin du retour. Alors on triche, on s’invente une conversation, un sujet d’intérêt pour retarder le moment d’y retourner.

Lui, c’est Charlie, je découvrirai son prénom tout à l’heure, au moment de se quitter. Tête ronde, cheveux gris très courts, drus paillasson, petits yeux ronds bleu-gris, assez rapprochés sous un front rayé profond. Pas très grand, plutôt râblé. Genre prof de gym en retraite. Ou militaire. Il porte un long sac à dos noir à larges bandes latérales jaune vif. « Vous au moins, vous avez un sac léger » (bon, d’accord, si on veut !) « Moi je monte tout mon matos pour deux jours ! » Il monte pour l’ouverture de la pêche. « Des saumons des fontaines, comme ça ! » (il pose le bâton pour montrer. J’opine du chef comme il se doit, ça m’évite de parler tout en ayant l’air intéressé) « et des truites ! Vous verriez leur robe ! Noire avec des tâches orange comme ça» (autre geste, des doigts cette fois, pouce contre l’index, autre opinement du chef).
Le petit raidillon en question, c’est la phase finale de la balade de l’Espingo. Un truc pour « marcheur » dans le guide, même pas « randonneur ». C’est dire ! Oh, n’allez pas imaginer un sommet, un quatre mille ou même un trois mille. Tout à l’heure j’aurai la déception d’apprendre que cette performance culmine vaillamment à 1970 mètres. Oui, vous aussi, vous trouvez que c’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose. C’est aussi mon avis. Il n’empêche, ce petit raidillon, faut se le faire. 1970, on dirait une date de naissance. La décade sans doute de ceux qui cavalent et me dépassent, à la montée comme à la descente. Moi je suis né presque vingt ans plus tôt et ça se sent ! Ça sent surtout la rouille et tous ces mois d’hiver où on n’a pas trop pris soin de soi. « Raclettes et tout le toutim » dira un jeune se tâtant les bourrelets dans une autre conversation, en bas cette fois. Quel que soit notre âge, on en est tous au même point, si je comprends bien.

Monter doucement, régulièrement, un pied devant l’autre, souffler en cadence. Pour ce qui est du souffle et de la cadence, on n’entend que moi dans cette montée. Comment ils font les autres ? Je verrai passer des sexa bien avancés, septua presque, frais comme des gardons, elle en particulier qui respire par le nez. Je me fais l’effet d’un débutant un peu rustre devant tant d’élégance. Moi, ça éructe, ça ahane, ça souffle comme une locomotive à vapeur en pleine lancée. «Bonjour! » ai-je lancéun peu vache pour l’obliger à répondre. Un gamin tout à l’heure demandait à sa mère à qui je disais bonjour « ça sert à quoi de dire bonjour ? ». ça sert à ça, petit morveux, tester le souffle de ceux qui grimpent sous forme d’encouragement. Se dire qu’on n’est pas tout seul à en baver. Entre autres.
Il faut avouer que, même si je sais que je vais aller au bout, je n’en mène pas large. Cette balade c’est la quatrième fois que je la fais, toujours sans m’arrêter, lentement mais sûrement. Je n’ose dire tranquillement. Cette fois-ci pourtant, Charlie, ses histoires et ses arrêts sont les bienvenus. Je le sens bien aussi pour lui qui les fait durer un peu. Il récupère moins vite que moi semble-t-il ? Ou il est moins pressé d’arriver ? Le temps du pêcheur sans doute, qui fait la différence dès les marches d’approche. Lui va passer l’après-midi et la nuit à attendre puis deux jours en altitude, à fouiner dans ses torrents, ses coins racontés à personne. «Ça fait quarante-cinq ans que je monte, si vous voyez ce que je veux dire ». Oh, pour le coup, je vois très bien : petits secrets et emplacements bien gardés. Je l’imagine distribuant même des leurres, comme ils savent le faire entre copains, pour garder ses coins pour lui seul. Je le comprendrai tout à l’heure en redescendant, faisant le malin auprès de ceux (celles surtout) qui montent avec leurs gaules. Le gars qui sait, qui connait l’ouverture et toutes ses histoires. « Il y a du saumon des fontaines qui vous attend là-haut ! » (« Du saumon ? sûrement pas ! de la truite, peut-être, mais du saumon, jamais de la vie ! »). Alors le Charlie, il m’aurait enfumé avec son saumon ? Le pêcheur qui en rajoute ? La belle histoire pour se faire mousser, comme on se refait une beauté à ses propres yeux, en douce? Réflexion faite, j’aurais plutôt tendance à le croire. Le seul sexa de la troupe, tous les autres sont des jeunots. Des moins de trente ans pour la plupart, qui ne connaissent rien de la montagne ou si peu. Certainement pas l’histoire de l’hélico qui est allé aleviner le saumon dans les torrents derrière les sommets. Vingt ans de cela ! Lui il pêchait déjà dans le courant d’une onde pure, eux ils tétaient encore leur mère ou pas loin. Et le coup de la société de pêche qui a nettoyé les torrents pendant des années, un par un, ôtant les gros rochers pour réguler le courant et permettre aux truites de remonter pour pondre. Pourquoi aurait-il inventé tout ça, Charlie, au milieu du raidillon de surcroît ?

Bon, ce n’est pas le tout, il est temps d’en finir avec cette montée, traverser les névés inévitables et contourner ceux qu’on peut. Repartir. On dirait que ça va mieux. L’approche se fait plus rapide. La petite halte bienfaitrice ? la présence de mon pote pêcheur qui monte gaillard devant ? La perspective du col et de l’arrivée proche ? Le vent peut-être, ce vent de convection par bourrasques qui fouettent de côté et qui charrient le frais de la neige vers le chaud de la vallée. Vers l’autre lac en contrebas du col, presque vide au pied de la cascade aux bouillons blanchis. Une que je n’ai jamais vue si fournie, noyée sous la fonte des neiges. Abondantes cette année, ça se voit aux sommets et aux valons d’altitude, encore chargés en cette fin de mois de mai.

On arrive. Le spectacle en vaut vraiment la peine. Somptueux : de la neige partout, des chutes qui ruissellent en veux-tu en voilà en grondement continu, des choucas qui nous survolent en rasant, histoire probablement de vérifier dans quel état on est. Je ne dois pas avoir l’air trop vaillant, assez inerte. Pour un peu, ils viendraient tâter de l’immobile? Je vais m’arrêter là, m’effondrer devrai-je dire, pendant que Charlie pousse jusqu’au refuge pour un déjeuner bien gagné. J’ai entendu parler d’omelettes en montant, des gens qui avaient mangé là-haut et qui papotaient, comme de juste quand on descend. Elles m’ont l’air fameuses les omelettes de Jean-François. Ce soir, il parait que ce sera poisson comme il se doit ! (avant l’ouverture de la pêche ? D’où vient-il celui-là ?)

Finalement, je me plante là après les salutations d’usage. Joseph. Charlie. On se quitte bons copains. Pour lui, la fête commence, toute en anticipation du lendemain. À l’aube sûrement. Pas sûr qu’il dorme beaucoup. L’altitude, les pensées qui cavalent, le mauvais vin, celui qui râpe et le raffut dans le dortoir. L’orage qui menace et ceux qui partent tôt. Moi il faudra bientôt penser à redescendre. Tout à l’heure, pas maintenant. Le ciel est encore clair et j’ai des jambes à défatiguer, un estomac à rassasier, un souffle à reprendre. Le petit roupillon des familles au milieu des fleurs des près et des bouses sèches.
Je passe un moment à regarder les gens en grappes, répartis autour de la combe. Certains plus courageux que d’autres ont poussé jusqu’au lac. Peut-être se sont-ils laissés glisser ? Il faudra bien tout à l’heure qu’ils remontent. Moi, j’ai opté pour la mi-pente, pas trop loin du col et peu ou prou abrité du vent. Flemmard et avisé.

Ça alors ! Surprise ! Voilà Brianne qui arrive ! Je croyais qu’elle avait fait demi-tour ! Alors là, chapeau ! Elle aussi n’en mène pas large dans ce lieu gigantesque! Le souffle à récupérer, les chaussures à délacer. Mettre les pieds à l’air, se faire à l’idée qu’on est arrivée. D’abord le silence. Se retrouver. Puis casser une petite graine. Chercher un coin mieux abrité que mon campement sommaire. Elle aussi, un peu plus tard, quand elle sera reposée, quand elle regardera les sommets autour, se fera des projets, des films dans sa tête. On pourrait continuer, aller là, là ou là ? Le Portillon pourquoi pas ? Ouiche, un autre jour peut-être. Demain ? De toutes façons, le refuge est sûrement plein avec tous ces fêtards en forme qui sont montés pour la pêche.

Finalement, on aura mis 2h pile ou presque pour une balade donnée pour 2h30. On a sa fierté tout de même ! Je ferai moins le malin la prochaine fois, quand cette montée au col, en plus d’un mauvais souvenir, sera l’avant-goût, un apéritif un peu raide, de ce qui nous attend dans l’approche du Portillon. La prochaine fois. Chatouiller les 2600. Lentement mais sûrement, à pas comptés ou presque, se rapprocher des trois mille. En faire au moins un.
Avant quoi au juste ?


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